Caïn et Abel

Cours donné par André Neher à Strasbourg, pour les élèves de l'Ecole Normale Hébraïque de Casablanca (août 1961).
Ce cours est consacré au Chapitre 4 de la Genèse


CASSETTE 01
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Julius Veit Hans Schnorr von Carolsfeld : Caïn tuant Abel par (19ème s.)
CASSETTE 01
Le Chapitre 4 de la Genèse marque le début du temps historique de l'homme.
L'histoire d'Adam et d'Eve dans le Gan Eden fait partie de l'histoire de la création du ciel et de la terre, c'est-à-dire de l'histoire du cosmos, il ne s'agit pas encore de l'histoire humaine.
Toutefois l'histoire humaine commence en fait au chapitre 5 par ces mots : "ceci est l'histoire des générations de l'humanité". Le chapitre 4 constitue donc une sorte de transition entre les deux temporalités.
Dans l'histoire du cosmos seul Dieu est créateur, mais à partir du ch.4, l'être humain est lui aussi créateur. Eve a créé un homme ; Caïn et Abel prennent l'initiative de sacrifices. Caïn fonde une ville, et avec ses descendants, l'industrie, la musique, l'art, la beauté, la religion.
Mais tout cela ne fait pas encore partie de l'histoire, est ces créations sont appelée à disparaître la descendance de Caïn, qui sera entièrement engloutie dans le déluge.
Le meurtre est aussi une invention de l'homme : c'est lui qui donne la mort et non pas Dieu.

La notion d'ambigüité parcourt tout le chapitre 4 : c'est une parenthèse où se rejoignent le temps du Cosmos et le temps de l'homme, avec le risque de l'échec.
Dieu lui-même est présent dans ce chapitre, dont le dernier mot est "l'Eternel".
On ne peut donc pas parler de liberté humaine : si toute la création est vouée à l'échec, l'échec est résorbé, car tout cela était porté par la main de Dieu.
Parmi les ambigüités présentes dans le chapitre, A. Neher se propose d'étudier celles qui sont le plus liées au monde contemporain : le dialogue ; la civilisation ; la destinée humaine , la vocation de l'homme religieux

Ambigüité du Dialogue
Pour la première fois dans le ch.4, des êtres communiquent par la parole : - dialogue vertical : entre Dieu et l'homme
- dialogue horizontal : d'homme à homme "Caïn parle à Abel". Mais ce premier dialogue se termine par le meurtre
- il y a aussi un monologue : "J'ai obtenu un homme de l'Eternel !" dit Eve (4:1)
A. Neher explique longuement l'ambigüité du dialogue vertical autour de la complexité du mot Sheheth (שאת) au verset 7, qu'on peut traduire soit par "élevé", soit par "porté", et même par "lépreux"… La place de ce mot dans le verset fait aussi question : est-il attaché aux trois premiers mots ou aux trois derniers mots de la phrase ?
A. Neher fait appel aux commentateurs (Shala'h et Malbim) pour étudier ce problème, à défaut de la résoudre.

En conclusion de cette première leçon, A. Neher commente ainsi la suite du verset 7 : "le péché est tapi à ta porte". Caïn a fait une fausse interprétation, en croyant que c'est Abel qui était "le péché".
Et il ajoute " Combien de gens ont été tués à cause d'une mauvaise interprétation de la parole de Dieu…. "


CASSETTE 02
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CASSETTE 02 : l'ambigüité du dialogue
L'ensemble de ce cours est consacré au huitième verset du chapitre 4 : " Caïn parla à son frère Abel ; mais il advint, comme ils étaient aux champs, que Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua" et particulièrement au mot Vayomer ("il parla") : nous savons que Caïn a parlé à son frère, et qu'il a donc instauré un dialogue, mais nous ne savons pas ce qu'il lui a dit.
  1. Le dialogue horizontal est lié au dialogue vertical
    Selon les commentateurs, Rachi, Radak et Ibn Ezra, les paroles prononcées par Caïn sont en rapport avec ce qui précède : l'offrande des sacrifices.
    Vayomer est une sorte de préambule à l'agression contre son frère Abel.
    Radak : ayant entendu l'appel au repentir que Dieu lui avait fait, Caïn ne s'est pas repenti, il n'a pas changé d'avis. Il n'a rien fait d'autre que répéter le paroles de Dieu, et a dit à son frère : "c'est toi qui es cause que Dieu m'a parlé comme cela". Il se met en colère, il s'échauffe, au fur et à mesure qu'il parle, et à la fin il se jette sur Abel.

  2. Le dialogue horizontal est détaché du dialogue vertical
    Selon
    Bereshith Raba sur v.8, Caïn et Abel ont dit "nous allons partager le monde". Abel était berger, il a pris les troupeaux (ce qui était en mouvement), et Caïn était agriculteur, il a pris le sol (ce qui est stable, immobile). Mais les moutons marchent sur le sol (domaine de Caïn) et Caïn porte des habits de laine (domaine d'Abel). Ce paradoxeplace les deux hommes dans une ambigüité insoluble. Le partage qui paraît la solution la plus simple, est en fait impossible : on le voit en Algérie, à Berlin, à Jérusalem.
    D'autres pensent que c'est sur Eve que portait la discorde : chacun d'eux voulait posséder sa mère pour lui seul. Ou bien ils se disputaient au sujet de la sœur jumelle qui était née avec Abel et qu'il devait épouser.
    R. Yehoshua : Ils désiraient donner un sens sacré au monde, et ils pensaient que celui-ci ne pouvait être donné que par un des frères et pas par l'autre. Si nous commençons par dire "c'est dans mon domaine que sera édifié le Temple", nous sommes déjà sur la voie de "Caïn se jeta sur son frère Abel" : c'est l'inquisition et les guerres saintes pour la conversion de force.

    Selon le Maharal de Prague, les sacrifices offerts par les frères et la parole de Dieu sont une parenthèse et n'ont pas de lien de causalité avec le v.8. Le dialogue horizontal entre Caïn et Abel, n'est pas rattaché au dialogue vertical, mais il est à prendre pour lui-même. D'autre part, ce dialogue horizontal n'est pas lié à une occasion : il est essentiel ; c'est parce que Caïn était Caïn et que Abel était Abel, qu'en dehors de toutes circonstances, hors du temps et de l'espace, que ce dialogue est nécessaire : "partageons-nous le monde". Lorsque deux hommes se parlent, c'est qu'ils sont co-existants.. S'ils avaient été totalement séparés l'un de l'autre, la paix aurait régné entre eux. Mais celui-ci a pénétré dans le domaine de l'autre, et 'est pour cela que la discorde est venue entre eux. L'un est nécessairement l'annulation de l'autre.
    Il y a donc une concurrence nécessaire entre les hommes, et la paix n'est pas autre chose qu'une solidarité intime sans qu'il en résulte la discorde. C'est d'accepter que l'un entre dans le domaine de l'autre.
    On peut concevoir de partager l'Algérie, l'Indochine ou même Jérusalem, mais a une condition : c'est que la ligne de partage ne soit pas une frontière avec des fils de fer barbelés, mais que n'importe qui, d'un côté ou de l'autre, puisse franchir cette ligne de partage à n'importe quel moment et vive librement de l'autre côté. On pourrait diviser Berlin ou Jérusalem en deux, mais à la condition qu'on puisse franchir la ligne en toute liberté.
    Dans cette interprétation, Abel n'est pas plus innocent que Caïn.


  3. Le dialogue horizontal se réfère à une norme divine
    Dieu est également présent dans ce dialogue horizontal et ce qui en dérive. Mais il est présent après la lutte et non pas avant.
    Ou plutôt, par un renversement de la chronologie des versets (ce qui est très fréquent pour le Midrash) : si Dieu a accepté le sacrifice d'Abel, c'est qu'il savait déjà par avance que Caïn avait tué Abel.
    Vayikra Raba, Emor : Dieu est toujours du côté du persécuté. Même si un juste persécute un méchant, Dieu est du côté du méchant. Il réclame toujours le sang des persécutés.
    Dieu a agréé Abel non pas parce que son sacrifice était meilleur, mais parce qu'il savait maintenant qu'Abel était le persécuté. Peu importe qu'il ait été un juste ou un méchant.
    L'action divine dans le monde peut être lue par l'homme et comprise par l'homme. C'est pour cela que la Torah nous a été révélée.

CASSETTE 03
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CASSETTE 03 : l'ambigüité la civilisation
Nous assistons ici à la naissance, à la création de la civilisation.
Quelles valeurs représente la civilisation dans la pensée juive ?  Une valeur, positive, négative, ou ambigüe comme nous allons essayer le montrer ?

Flavius Josèphe est le représentant de la thèse de la négativité de la civilisation. Pour lui c'est le mal. Il constate que le métier d'Abel est un métier qui respecte la nature : il est le gardien de la nature, il ne la modifie pas quand il tond les moutons. C'est lui  qui réalise une des deux fonctions que Dieu avait assigné à Adam : celle d'être le gardien. Caïn accomplit l'autre fonction : travailler la terre ; mais il est l'esclave du sol, car il ne peut penser autre chose qu'en fonction de ce sol. Dès que le paysan prend la charrue et enfonce le soc dans le sol, il va modifier la nature ; ilintervientdans la nature et la modifie.
Verset 16 et suivants : Caïn fonde la première ville et ses descendants sont les fondateurs de la vie nomade, de la technique, de l'art, de la musique etc. Pour FJ Caïn fait ici un pas de plus : non seulement il modifie la nature, mais encore il ajoute quelque chose d'artificiel à la nature de Dieu. Les instruments de fer, ou de musique, sont une création artificielle. La nature n'offre pas les villes à l'homme, qui devrait normalement habiter dans les cavernes.
Deux étapes dans l'attitude de Caïn envers la nature : il modifie la nature en tant qu'agriculteur et surajoute à la nature un élément artificiel. FJ dit qu'au moment où Caïn fonde la ville, il crée aussi  les poids et les mesures qui permettent les échanges commerciaux. Il crée des frontières autour de sa ville et perçoit un octroi. Cela crée la méfiance et l'hostilité. Toutes ces formes de civilisation sont condamnables : Caïn a opéré ce grand pas de renoncement à la nature et à l'innocence de la nature (cf. JJ. Rousseau). Mais cela n'est pas étonnant : Caïn est l'homme mauvais par excellence alors qu'Abel est l'homme bon. Abel est le principe du bien, et Caïn celui du mal.
Abel est le bien parce qu'il est berger. C'est le métier par excellence que l'homme puisse trouver. Quand on est berger, on est pasteur ; tous nos grands hommes ont été pasteurs : Moïse, David, Amos. Quand on est pasteur, on peut être un bon pasteur pour les hommes, et aussi un bon pasteur pour soi-même. On a la vocation d'équilibrage et d'harmonisation pour soi-même et pour autrui. C'est pour cela qu'Abel est le bien.
Caïn est le mal, son nom l'indique "celui qui veut posséder". Il veut avoir quelque chose et non pas être quelque chose.

Midrash (Bereshith Raba ch. 24 sur Gn. 5:1) :
Adam avait déjà appris tous les métiers. Tous les artisans qui viennent après lui en savent moins que lui. Caïn n'était donc pas le premier artisan. C'est Dieu lui-même qui a dit à Adam de  "garder et conserver (la terre)". Adam était un agriculteur en puissance, il devrait être à la fois le paysan et le berger. Il n'y a donc rien de mal dans la source de la civilisation. Cependant la civilisation porte en elle un signe négatif.
Verset 16  lorsque Caïn fonde une ville, il lui donne le nom de son fils Enoch. L'exemple est fréquent dans l'histoire : Alexandrie, Antioche et Tibériade. Et Stalingrad… Quelle est l'idée qui a animé Caïn lorsqu'il donne le nom de son fils et celle de ceux qui donnent leur propre nom à la ville qu'ils fondent ? Ils veulent que leur nom perdurent à jamais, mais en fait ils creusent en fait leur tombe pour toujours : les pyramides, les tombeaux chaldéens. Dans ces tentatives remarquables de civilisation, il y a un élément négatif : leur fragilité : le jour viendra où l'on ne parlera plus d'Alexandrie et où l'on ne connaîtra plus les pyramides. L'indice de fragilité est ici l'élément négatif, parce qu'il est lié à l'homme qui est lui-même passager. Caïn qui fonde une civilisation n'est pas plus stable et éternel qu'Abel qui est l'homme du passage, de la buée.
On ne peut pas détacher la civilisation de l'homme ; tous deux sont mortels.

Nahamanide : Lorsque Lamec dit "je l'ai tué" (verset 24), il veut dire "je ne suis pas coupable comme vous le pensez". Il semble que Lamec était un homme exceptionnel : C'est lui qui a enseigné à son aîné Jabal la technique d'être berger ; à Youval,  l'art de la musique ; à Tubal Caïn l'art de forger et de fabriquer des armes. Ses femmes avaient peur que leurs fils soient sanctionnés pour avoir introduit dans le monde le glaive et le meurtre. Mais n'est pas le glaive qui fait nécessairement le meurtre ;  l'homme peut tuer avec ses poings, comme l'a montré Caïn.
Ambigüité fondamentale de la technique : elle est entre les mains de l'homme, qui peut en faire le mal, mais aussi le bien. Ce n'est pas le glaive qui a conduit au meurtre, mais ce que l'homme en a fait.
Nahamanide sur le verset 17 : "il construit des villes" est écrit au présent. Cela signifie que Caïn était perpétuellement en train de construire sa  ville et qu'il ne pouvait pas l'achever. Malgré sa volonté de s'enraciner en fondant une ville, il est resté nomade, précisément parce qu'il a choisi la technique et la civilisation. Les civilisations tombent en ruine et sont remplacées. Il en est même pour la technique. Ni l'homme, ni la société ne peuvent jamais dire "mon œuvre est terminée".

Abarbanel a accompagné le mouvement de la Renaissance, et c'est l'un des commentateurs juifs qui a le plus évoqué la crise du changement de civilisation dans ses commentaires de la Torah. Cf. Flavius Josèphe : Abel est le berger qui accepte de rester dans la nature et il accepte les limites que posent la nature, c'est-à-dire la mort, l'espace et le temps. Caïn  est l'être de l'artifice : il pense qu'il n'y a pas d'espace et pas non plus de temps. Comme lorsqu'on écoute un morceau de musique, la contemplation artistique est à un niveau qui se situe en dehors du temps.
Abarbanel va encore plus loin et reprend la  notion d'engrenage (cf. Nahmanide) en commentant le chapitre 11, celui de la tour de Babel. "Tous les hommes parlaient une seule langue", tous les hommes étaient copropriétaires des mêmes choses. C'est le passage du naturel à l'artificiel. Pour eux, la brique (artificielle) a remplacé la pierre. "Et Dieu dit" : on voit déjà apparaître la sanction. Dieu va disperser les hommes, pour confirmer une loi qu'il aperçoit dans l'histoire de l'humanité, et qui ne va pas changer : tout commencement fait par l'homme est une profanation, parce qu'il fait quelque chose que Dieu n'a pas fait avant lui. Ce qu'ils ont projeté de faire ne s'échappera plus de leurs mains ; c'est la loi de l'irréversibilité de la technique et de la civilisation. C'est une idée importante au 16ème siècle : nouvelle dimension de la technique.
Si l'on admet que la civilisation comprend des éléments nocifs et qu'il vaudrait mieux retourner à la nature, il faut savoir que ce retour est impossible.
Par conséquent, le seul moyen d'améliorer les choses, ce n'est pas de détruire les machines, mais de demander aux machinistes de ne faire que le bien, et non pas le mal.
C'est lorsque les hommes forment des peuples séparés qu'ils ne savent plus où est le bien, qui devient relatif. Le bien fondamental est dans l'unité et dans la culture.

Samson Raphaël Hirsch, fondateur de la néo-orthodoxie développe lui aussi le thème de la civilisation et de son ambigüité. Il montre dans l'équivoque de la civilisation où est la branche du mal et où est la branche du bien.
Il nous demande de lire tout ce que font les enfants de Caïn comme quelque chose de parfaitement positif, en particulier "il construit une ville". Caïn crée la vie citadine qui est radicalement opposée à la civilisation des bergers. Quand il était agriculteur il était beaucoup plus proche d'Abel, et maintenant il en est beaucoup plus éloigné. SSH nous demande prendre le terme de culture comme beaucoup plus élevé que celui de civilisation : on parle d'une agri-culture, et la culture détaché de la terre se trouve dans la ville. L'agriculteur, le paysan est un rustre, il n'est pas "cultivé", l'homme cultivé est l'homme de la ville.
Caïn construit la ville. Le mot 'ir (עיר ), ville  est en rapport avec la racine 'our (עור ) qui signifie "l'éveil". C'est l'endroit où l'homme peut provoquer ses forces intérieures qui feront de lui un homme cultivé. Ce qui se réveille dans la ville est bon en soi.
SSH montre que Jabal, Youval  et Tubal-Caïn sont des produits de cette civilisation  citadine… (fin de la cassette)

Le quatrième cours n'a pas été enregistré

CASSETTE 04 (5ème cours)
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CASSETTE 04 (5ème cours) : l'ambigüité la civilisation

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