Ce que peut enseigner le silence.
Un exemple: le livre d’Ezéchiel.


Gustave Doré :
La vision des ossements déssechés (Ez. 37:1-4)
Le livre d’Ezéchiel se confond, presque intégralement, avec une aventure du silence.

Car si le thème du Livre d’Ezéchiel est celui de l’exil et de la rédemption, on reconnaîtra que l’agencement interne du livre développe ce thème sur celui de l’exil et de la rédemption de la parole. Le silence est, dans ce thème, l’acteur principal... C’est autour de lui, grâce à lui, malgré lui, contre lui, que tout se défait et se fait. Il entre en scène dès les tous premiers chapitres, au verset 26 du chapitre 3 : Vénéélamta, dorénavant, dit Dieu à Son prophète, tu seras muet, et, dorénavant, le silence ne quittera plus la scène.

La prophétie d’Ezéchiel, - une prophétie muette ! Constatation scandaleuse. Et comme pour mieux mettre en relief le scandale, le silence n’est pas épars et diffus dans la prophétie d’Ezéchiel ; il réapparaît explicitement à deux moments clés qui constituent des tournants décisifs dans la vie du prophète, et aussi dans la structure de son livre.

Le premier de ces moments, nous le repérons au chapitre 24 , ce chapitre solennellement médiateur au centre d’un livre qui en compte quarante huit. Au début de ce chapitre litté ralement central, mais qui l’est aussi spirituellement, Ezéchiel apprend que ce jour même (nous sommes le 10 du mois de Tévét 588), le siège de Jérusalem vient de commencer, marquant l’inéluctable début de la catastrophe. Au milieu du chapitre, Dieu annonce au prophète que sa femme va mourir, d’une mort subite, dans la nuit même, et que le veuvage silencieux d’Ezéchiel symbolisera, par avance, le veuvage d’Israël, bientôt privé de son Temple voué à la mort. Et c’est à la fin de ce chapitre que le prophète Ezéchiel, blessé dans sa chair et son âme au point le plus intime, s’entend dire qu’une période de silence prophétique va s’instaurer jusqu’à un moment précisé, lui aussi, par avance (v. 26-27) :

Ce jour-là, le rescapé viendra vers toi et te fera entendre la nouvelle (de la chute du Temple et de Jérusalem). Ce jour-là ta bouche s’ouvrira face au rescapé, alors tu parleras, tu ne seras plus muet, et tu leur serviras de signe, et ils sauront que Je suis l’Eternel.

Ce jour-là, voici qu’il surgit aux versets 21 et 22 du chapitre 33 du Livre d’Ezéchiel :

Ce fut dans la douzième année, le dixième mois, le 5 du mois, selon la chronologie de notre exil. Alors vint vers moi le rescapé de Jérusalem, pour m’annoncer que la ville était tombée. La main de Dieu avait été sur moi dès la veille avant que ne vint le rescapé Il avait ouvert ma bouche, encore avant que le rescapé ne vienne vers moi le matin. Ma bouche dès lors était ouverte. Je n ‘étais plus muet !

Ainsi, lorsque avec un retard de quelques mois, dû à la longueur d’un voyage dangereux, le rescapé vient apprendre à Ezéchiel que le 9 ab 586, Jérusalem est tombée, c’est la fin du silence qui avait débuté au chapitre 24.

Du chapitre 3 au chapitre 33, la coupe du Livre d’Ezéchiel est donc particulièrement nette, et elle est scandée au rythme du silence: une première période de silence, du chapitre 3 au chapitre 24; une intensification de cette période, du chapitre 24 au chapitre 33 ; puis la fin du silence, la résurrection de la Parole qui dormait sans doute parmi les ossements desséchés que la prophétie fait revivre au chapitre 37.

Mais, direz-vous, ce silence est-il vraiment un silence ? A parcourir le Livre d’Ezéchiel, l’impression se fortifie que ce silence est bien éloquent, puisqu’en fin de compte, ni entre les chapitres 3 et 24, ni entre les chapitres 24 et 33, les pages du Livre d’Ezéchiel ne sont blanches; elles ne sont pas non plus hors sujet. Quelque chose a été dit par le prophète, et ce dire a percé le silence et est venu s inscrire sur les pages du Livre biblique d’Ezéchiel !

En effet, le paradoxe d’une prophétie muette implique évidemment une technique interne sur le sens de laquelle il faut nous interroger.

Ecartons immédiatement les solutions le plus généralement offertes par les exégètes : elles situent le paradoxe dans les zones subjectives de la psychologie, voire de la physiologie d’Ezéchiel. Le prophète serait sujet à des crises de paralysie partielle et d’aphasie (Hölscher), à des moments de dépressions nerveuses ou d’hypocondrie qui l’inciteraient à fuir la société des hommes et à s’emmurer dans son moi (Yehezquel Kaufmann). Ces interprétations font fi de l’aspect dialogal du paradoxe : ce n’est pas le prophète seulement qui choisit le silence, mais c’est Dieu, également, qui utilise le silence comme expression de Sa Parole.

Le silence d’Ezéchiel n’est ni d’ordre physiologique ou psychologique, ni d’ordre sociologique; il est d’ordre prophétique, je veux dire qu’il n’est ni horizontal, ni égocentrique, mais qu’il tient aux raisons verticales qui font d’un simple individu humain un partenaire de Dieu. L’aventure du silence d’Ezéchiel ne peut donc tenir aux caprices d’une humeur et elle ne peut s’expliquer par le va-et-vient d’un caractère. Elle a des racines beaucoup plus profondes...

Le silence d’Ezéchiel n’est ni d’ordre physiologique, ni d’ordre sociologique, ni d’ordre psychologique. Il est d’ordre prophétique, je veux dire qu’il tient à des motivations liées au phénomène complexe d’une vocation.

La scène de la vocation prophétique d’Ezéchiel, qui occupe les trois premiers chapitres de son Livre, est une scène de silence. Lorsque le silence surgit au verset 26 du chapitre 3, il ne tombe ni du ciel, si j’ose dire, ni ne s’élève de la terre : il est le fruit d’une rencontre dramatique entre le ciel et la terre, rencontre dans laquelle le terme dramatique doit être pris dans son sens le plus littéral, car Dieu et l’homme y jouent un jeu dont l’enjeu est la liberté. L’originalité structurale du Livre d’Ezéchiel est dans ce rôle double du silence : il fournit au Livre son armature, mais la clé de cette armature n’est pas en dehors du Livre; elle peut et doit se découvrir dès les premières pages du Livre. On pourrait dire, en résumant, que, dans le Livre d’Ezéchiel , le silence tient le rôle du prologue et de l’acteur principal d’un drame.

Extrait de : L’exil de la parole, du silence biblique au silence d’Auschwitz , p. 23-26, éd. Seuil 1970 ; dernière réédition : 1990.

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