Esprit du Judaïsme d'Alsace


Le Juif d'Alsace est-il déjà entré dans la légende ? Le vide absolu provoqué par occupant hitlérien, la dispersion aux quatre coins de la France et du monde de la population juive d'Alsace n'ont pas été suivis d'un retour normal à la situation précédente. Regroupement, certes, dans la mesure où le permet la proportion importante de déportés et de disparus, volonté tenace et courageuse de instruire, désir de faire face à l'avenir : tout cela donne au judaïsme alsacien d'après1945, une physionomie dynamique qui permet de reconnaître en lui l'un des éléments les plus valables du judaïsme français, voire de la diaspora d'Europe occidentale et d'Israël. On pourra compter demain sur la présence, au sein de la communauté mondiale, du Juif d'Alsace qui, dès aujourd'hui, donne tant de preuves de sa vitalité religieuse, sociale et même politique. (...)

Le judaïsme d'Alsace n'existe plus pratiquement, depuis 1945, que dans les villes ou dans les agglomérations urbaines.la campagne ne s'est pas repeuplée. Sauf de rares exceptions, elle prolonge volontairement l'évacuation forcée. Or, le Juif d'Alsace, c'est le Juif de la campagne alsacienne. C'est dans le village qu'est né et que s'est développé l'esprit du judaïsme d'Alsace. La diminution de la vitalité du judaïsme d'Alsace, avant 1939, était liée au dépeuplement progressif de la campagne depuis le début du siècle. Avec le Juif de la campagne, le judaïsme alsacien s'en allait, bribe par bribe. Maintenant, après la grande tourmente, si le judaïsme alsacien renaît avec dynamisme, ce n'est pas parce qu'il a retrouvé son ancien être, mais plutôt parce qu'il s'en est découvert un autre. Ce n'est pas ce nouvel être juif qu'il est à notre portée d'analyser dès maintenant, il est trop jeune, trop nuancé, et l'avenir seul permettra de le reconnaître dans sa singularité. Mais on en ressentira, du moins, l'originalité, en lui opposant cet être ancien, si différent de lui, et qui, pour beaucoup, n'est plus qu'évocation d'une époque révolue, d'une légende : le judaïsme de la campagne d'Alsace.

Un judaïsme rural

La population juive d'Alsace, on l'a souvent relevé, n'a atteint que très lentement le niveau bourgeois. A la veille de la Révolution française, bien des juiveries européennes (celles des Portugais, en France et en Hollande, celles de Metz en Lorraine, la communauté de Prusse, surtout depuis Mendelssohn) avaient accédé, longtemps avant d'obtenir l'émancipation politique, à l'émancipation sociale. Mais la juiverie d'Alsace, parente pauvre parmi les autres, continuera, sous Napoléon encore et jusqu'en plein 19e siècle, à incarner, aux yeux des observateurs, cette "nation juive", inassimilable, chargée de sa misère comme d'une malédiction, indigne de tenir son rang dans la nouvelle hiérarchie de la bourgeoisie européenne. A titre individuel seulement, quelques Juifs d'Alsace émergent dans le monde des professions libérales de la banque, de la haute industrie. Jusqu'au début du 20e siècle, la masse juive d'Alsace se situe à la campagne et ses représentants valables sont à rechercher dans le demi-prolétariat des colporteurs et des marchands de bestiaux, au mieux dans la petite bourgeoisie rurale des marchands de grains ou des marchands de biens.

Pas d'aristocratie intellectuelle non plus dans cette communauté, aussi pauvre spirituellement, semble-t-il, que matériellement. Si l'on voulait dresser, depuis le moyen âge jusqu'à la Révolution, la nomenclature des rabbins célèbres en Alsace, on en trouverait un ou deux par siècle. Comparez à cela la liste impressionnante des grands savants de Metz, pour citer une région toute proche de l'Alsace. Jusqu'au milieu du 19e siècle, le rabbinat d'Alsace conservera, lui aussi, une allure modestement campagnarde, avec, de nouveau, pour le demi-siècle deux exceptions : David Sintzheim, de Strasbourg, qui présidera le Grand Sanhédrin, et Lazare Isidor, de Phalsbourg, qui aida courageusement Crémieux à obtenir l'abolition du serment humiliant more judaico. Le premier écrivain juif alsacien, Alexandre Weill , ne naîtra à la littérature, vers 1840, que loin de son Schirrhoffen natal, à Paris, où effectivement, l'immigration alsacienne, importante dès avant 1871, se hisse beaucoup plus rapidement au niveau de la bourgeoisie éclairée et puissante. Comparez à cette aventure individuelle d'Alexandre Weilll le nombre remarquable de lettrés juifs qui, à Nancy, à Metz, à Paris, à Bordeaux, manient, dès le 18ème siècle, la langue française ou la langue hébraïque avec goût et talent. l'histoire retiendra qu'à la veille de la révolution, le grand Juif allemand, c'était le philosophe Moïse Mendelhssohn ; le grand Juif portugais, c'était l'économiste Furtado ; le grand Juif alsacien, c'était le marchant de chevaux Cerf Berr.

Il ne faut ni sourire, ni rougir de cette constatation. Qu'un maquignon juif d'Alsace ait pu, au 18ème siècle, retrouver l'intelligence, le rayonnement et la foi de son éminent compatriote du 16ème siècle, le rabbin Joselmann de Rosheim, cela manifeste que, dans son aspect campagnard même et extérieurement inculte, le Juif d'Alsace représente une force.

La place d'Obernai peinte par Albert Neher pendant la seconde guerre mondiale sur le bois d'un cageot de citrons !

La sociabilité du Juif d'Alsace

Une force d'abord, par ce qu'il y a de sociable en lui, au sens le plus généreux du terme. Pour être resté longtemps en dehors de la bourgeoisie, le judaisme d'Alsace n'en a pas adopté les graves travers, l'égoïsme issu de la libre concurrence, le besoin de sauver la face en affirmant extérieurement une aisance qui n'a pas de correspondance intérieure. Le Juif d'Alsace est resté fidèle à la vieille formule de la morale talmudique : tôkhô-kebôrô ; il ne paraît pas plus qu'il n'est et il est tout entier dans ce qu'il paraît être. De là, en premier lieu, une solidarité profonde et naturelle avec le non-juif. Le fameux "antisémitisme" alsacien est un produit des villes et de la bourgeoisie. A la campagne, la maison juive, largement ouverte, ne cachait aucun mystère et accueillait le brave goy avec une sympathie fraternelle. La synagogue ne se fermait pas davantage à l'étranger, et l'on tenait à l'office de Kol Nidré, à un auditoire non juif, groupé respectueusement dans les derniers bancs de la petite Shoule. Inversement, le colporteur juif avait, le long de ses itinéraires, des relais. C'étaient les fermes ou les auberges, où le propriétaire non-juif lui servait uniquement du pain et des oeufs et lui demandait s'il avait déjà mis ses tephilin. La place du Juif dans la vie économique rurale, sa situation d'intermédiaire pour les bestiaux, les grains, les terrains ne reposaient pas sur le besoin, mais sur la confiance. L'oeuvre d'Erckmann (c'est à dessein que j'élimine Chatrian, car ce Parisien a délibérément faussé l'image peinte par son collaborateur phalsbourgeois) donne le ton de cette solidarité robuste et de bon aloi. Les quelque cinq mille Juifs alsaciens optant en 1871 pour la France ont créé, "à l'intérieur", ce climat de bonne entente et de considération pour les qualités honnêtes et solides de l'israélite d'Alsace.

La sociabilité du Juif d'Alsace n'est pas tournée vers le dehors seulement. Elle a créé, à l'intérieur même de la communauté juive, une solidarité très complexe, faite à la fois, d'entraide, de charité et d'un sentiment beaucoup plus intime de l'appartenance à une shtetl d'Europe occidentale. Il y a rarement en Alsace de grands talmidé-hakhamim (sages), d'écoles de futurs talmudistes, des pépinières d'hommes appelés un jour à jouer un rôle dans l'univers; mais chacun des membres de la communauté a sa sagesse, bien àlui, qui est nécessaire à la vie limitée, mais réelle, de l'ensemble. Depuis le rabbin jusqu'au shaute (naïf), à travers les notables, les mères de famille, le shamess (bedeau), les pauvres, les étrangers de passage, les enfants, chacun a sa raison d'être, chacun donne à la communauté quelque chose dont elle sent, avec amour et fierté, qu'elle a besoin pour atteindre son but. Ce but n'est pas un objectif lointain. C'est la vie même de tous les jours, scandée au rythme de l'année juive. Le judaïsme d'Alsace a vécu sa religion, et c'est là un autre aspect de sa force.

Le judaïsme, dans cette Alsace campagnarde, est vraiment une religion qui lie, au sens étymologique du terme, les hommesà un certain nombre de rites, de prières et de journées solennelles.Pas d'envol métaphysique, pas de larges poussées inquiètes vers l'avenir, pas même de tradition intellectuelle, mais une reprisede génération en génération, d'un héritage scrupuleusement légué par les parents, et dont chaque enfant ressent qu'il luiest indispensable autant que l'air qu'il respire et que le pain qu'il mange. Peu de nouveautés s'introduisent dans ce legs éternellementet pieusement transmis. Au 19e siècle, le signe le plus caractéristiquede la prise de conscience par le judaïsme alsacien des problèmes de l'heure c'est l'introduction dans les chambres et l'accrochage bien en vue du portrait de Moïse Montefiore. Le Juif d'Alsace se retrouvait instinctivement dans la figure de ce philanthrope généreux,auquel ses millions prêtaient une auréole de fable, mais que sa calotte patriarcale insérait dans la physionomie de tous les jours.

Dangers et possibilités positives du conservatisme

Certes, il ne faut pas négliger les dangers de ce conservatisme. Il est à l'origine de la crise spirituelle du judaïsme français au 19e et au 20e siècle. Les meilleurs parmi les fils d'Alsace - et je songe à des générations de rabbins et d'instituteurs, sortis de leurs villages pour prêcher et enseigner dans les quatre coins de la province française - les meilleurs, dis-je, méfiants à l'égard de l'orthodoxie, parce qu'elle venait de Francfort, hostiles au libéralisme, parce qu'il était nouveau, fondèrent ce judaïsme "conservateur", qui a effectivement conservé le judaïsme, mais dans des synagogues vides et des communautés pour qui la religion n'était plus le rythme de la vie. "L'essentiel, c'est la Barché..." (1) : leitmotiv de l'esprit du judaïsme alsacien, lorsque, séparé de sa cellule vivante, il n'adhère plus qu'à des formes, au lieu de s'identifier à l'existence même.

Mais que de possibilités positives aussi dans ce conservatisme. Comme il a trouvé des champs d'activité remarquables dans les institutions sociales - écoles de travail, maisons de retraite, orphelinats, hôpitaux - qui, au 19e siècle, sont, en Alsace, les témoignages de la volonté de maintenir une communauté juive vivante, sous le signe de la sociabilité. Comme il s'est épanoui dans un humour plein de charme de poésie, une certaine "philosophie" du judaïsme vécu pour lui-même, qui n'a pas besoin de se frotter au dehors pour se naître, s'apprécier et s'aimer. Et que ressources cachées dans cette secrète adhésion de l'être tout entier à une religion, spirituellement pauvre peut-être, mais riche de présence en tous les recoins de la vie. "L'essentiel, c'est la Barché...", mais c'est aussi le Shabath, le Seder, le Yom-Kippour, la Cashrouth... Ce qu'il y a de fondamental dans cette phrase, c'est que le Juif d'Alsace sait qu'il y a un essentiel, c'est que sa vie de citoyen et d'honnête homme n'est qu'une manifestation partielle, accessoire, et que son destin dépend, en fin de compte, d'un rite, d'une prière, d'une mitsve, qui eux sont essentiels.

Sommes-nous encore des Juifs d'Alsace ? Il nous est difficile, à nous, de répondre. Sans doute, ne le sommes-nous plus, dans la mesure où sont enfin tombées les barrières ridicules qui cloisonnaient en indigènes et en immigrés des Juifs faits pour vivre ensemble, dans la mesure aussi où nous rejetons, avec un mépris sincère, les défauts de cette vieille âme du judaïsme d'alsace. Sans doute le restons-nous, dans la mesure où nous essayons et où nous méditons de sauver et de perpétuer ce que cette âme recèle de fécondes vertus.


Note :

La Barché est la Parasha, la section hebdomadaire de la Thora que doit lire tout jeune juif lors de sa majorité religieuse (N.d.l.r.).    Retour au texte.

Extrait de L'Existence Juive, p.246-251 Ed. du Seuil 1962, dernière réédition : 1990

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