En guise de conclusion...
Entre la racine et la couronne

La rencontre d'André Neher avec le Maharal de Prague, devenu son compagnon de route, devait induire toute une oeuvre dédiée à ce penseur. Citons parmi les titres : Faust, David Gans, et en particulier Le Puits de l'Exil, qui lui est entièrement consacré. Ci-dessous, les dernières pages du Puits de l'Exil qui serviront de conclusion à la présentation des quelques textes de cette anthologie virtuelle. Signalons qu'il existe un recueil de textes beaucoup plus important, paru en 1995 sous le titre Un maillon dans la chaîne (éd. Presses Universitaires du Septentrion).
Andre Neher L'homme est plus grand que l'Ange, car les Anges ne chantent jamais qu'un seul Cantique, et ce Cantique enveloppe tout leur être, l'Ange d'un jour ne chantant qu'un seul jour; l'Ange du Shabbat, qu'une semaine; l'Ange du Jubilé, qu'un Jubilé ; et l'Ange d'une Eternité, qu'une Eternité. L'homme, au contraire, chante à n'importe quelle heure, en n'importe quel lieu, et son cantique le dépasse par tous les bords parfois, l'homme a chanté avant même qu'il ne naisse; parfois, il ne chante qu'après sa mort; toujours, son chant multiplie son être, énonce plus qu'il n'est, glorifie Dieu à partir d'une nuance insoupçonnée, fait jaillir la vérité des sources non encore explorées dont l'homme est le seul réceptacle.

C'est pour cela que dans la procession du Cantique cosmique, l'homme précède l'Ange, - et non pas l'homme abstrait, mais le couple concret de l'homme et de la femme, couple qui porte en lui, comme la terre, un potentiel intarissable de sources et de naissances insoupçonnées.

Et c'est pour cela qu'Israël est l'homme-élu. Non par un privilège capricieux, car tous les peuples sont égaux - le Maharal le répète ici avec une grave insistance, dans laquelle on perçoit le sérieux de son humanisme. Non par une prédilection exclusive, car le naassé de la Genèse (1,26) impliquait aussi l'accord des peuples à l'élection d'Israël. Mais parce qu'Israël est le seul peuple à avoir accepté de descendre au plus bas de l'abîme, de se dépouiller de tout contenu, de se sublimer en position absolue d'accueil, et de pouvoir ainsi capter le message Divin Ecoute Israël.

Car seul écoute, celui qui renonce à sa propre parole; seul est touché par l'impératif, celui qui se défait de sa propre autonomie; seul participe à la Parole de Dieu, celui qui l'accueille dans le silence et l'obéissance. Mais cette participation est alors telle qu'elle atteint le sommet, et accueillant ainsi la Parole de Dieu dans le silence et l'obéissance, l'homme juif accède plus haut que l'Ange, cet Ange dont l'affrontement lui a valu le nom d'lsraël.

La lutte avec l'Ange n'est plus, dès lors, dans l'exégèse du Maharal, une expérience équivoque, une défaite physique compensée, en revers, par la victoire spirituelle. Elle est la loi de l'homme, assumée par lsraël en un affrontement de tous les instants, c'est le défi lancé par ce qui est en-bas à ce qui est en-haut. Rien n'est plus polémique chez l'homme que sa poussière; rien n'est plus hardi que son talon - le talon de Jacob -, compagnon perpétuel du sol, mais aussi tremplin de tous les altiers bondissements. Rien n'est plus høut chez l'homme, cet arbre renversé, que son pied-à-terre : c'est là sa Couronne divine, et le Royaume d'en-bas, ce sont, chez l'homme, ses racines du ciel.

Entre la racine et la couronne, l'homme est au milieu, be-émtsa, feuillage et fruit de l'arbre cosmique, trouvant comme la lune, symbole du temps d'Israël, son élévation et son renouveau dans le rythme régulier de ses rétrécissements et de ses disparitions; éprouvant comme le Temple, symbole de l'espace d'Israël, sa pérennité et son exaltation dans l'aventure continue de ses ruines et de ses destructions; découvrant comme le sacrifice - qorban, symbole de l'espace-temps d'Israël, la proximité de Dieu et le retour aux sources Divines dans l'éloignement et l'aliénation. La feuille est arrachée et s'envole morte, battue par le vent, mais elle est signe d'une présence ; le fruit se détache et pourrit d'une maturité trop pleine, mais il est réceptacle d'une graine jeune et vivante ; le péché "arrache les racines et les jeunes plants", mais le repentir fait revenir toute chose en des printemps nouveaux.

Suspendu entre la racine et la couronne, entre la source et l'estuaire ; distendu entre le temps et l'éternité, entre le lieu et la dispersion, l'homme ramasse en son centre la prodigalité des contradictions ouvertes par le beth de Beréshit et transmute le là-bas du paysage cosmique en ici-haut d'Israël.

Déchirant l'unité, instaurant la séparation, creusant l'abîme, le beth initial de la Genèse, éloignait Dieu de l'homme en de douloureux reculs ; c'est le premier regard qu'avec le Maharal nous avons jeté sur le paysage religieux de la Thora juive. Voici qu'en essayant, au crépuscule de l'analyse, de jeter avec lui un dernier regard sur ce même paysage, nous le découvrons transfiguré le beth s'y profile encore, de toute l'ombre de son ambiguïté, mais c'est pour rapprocher et relier, suturer et unir. Il est, simultanément, l'abîme et le pont, le creusement et le jaillissement, l'accarement et la rencontre, comme il était à la fois, au crépuscule de la Lutte avec l'Ange que chaque homme prolonge en chaque instant de son existence blessure et bénédiction.

(Le puits de l'exiI, tradition et modernité : la pensée du Maharal de Prague (1512-1609), éd. du Cerf, 1991)


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