"Minuit-Midi"


Le Temple de Jérusalem - Illustration d'une des Hagadoth composées
par la famille Neher à Lanteuil
pendant la guerre
Temple
Sur l’horloge universelle de l’esprit, chaque religion essaie, aujourd’hui, de trouver son heure et de la marquer. Le judaïsme y marque la sienne au point précis du cadran où les aiguilles se rejoignent pour annoncer un nouveau départ: c’est en son heure que peut se compter, aujourd’hui, le minuit, mais aussi le midi de l’histoire humaine au XXe siècle. Minuit d’angoisse et de ténèbres, mais aussi de franchissement de la ligne qui de la nuit obscure tend vers le frémissement de l’aube, minuit d’enfantement de l’aurore du dedans des entrailles des ténèbres. Midi, non de vieillissement repu et d’apogée statique, mais d’illumination de notre Présent par d’éblouissantes clartés, par des soleils dont chaque rayon détecte les mille énergies de l’existence, les coordonne en son foyer et leur donne un sens.

En effet, le judaïsme est la seule doctrine à posséder en elle les deux secrets dont le monde a besoin pour se signifier aujourd’hui et pour s’orienter demain : le secret d’Auschwitz et le secret de l’Etat d’Israël.

Si l’existence de la prospective s’impose de plus en plus dans les sciences humaines, où son utilisation, en démographie, en sociologie, en philosophie, en statistique, est signe d’avenir et de liberté, combien plus son emploi s’impose-t-il dans le domaine religieux, où par définition même, tout paraît tributaire d’une tradition, donc d’un passé, et d’un lien, donc d’une contrainte. Parmi les religions actuelles, le judaïsme échappe d’autant moins à cette double attache de caractère rétrospectif, que son esprit ne fait qu’un avec le destin physique du peuple juif sur lequel pèse un passé trop récent et lourd pour ne pas empêcher les regards de se détacher de lui. L’événement Auschwitz marque notre existence juive de telle sorte que rien de juif ne peut se concevoir, s’édifier, se réaliser sans que les démarches de ces pensées juives ou de ces actions juives ramènent vers lui. Nous sommes et nous resterons contemporains d’Auschwitz.

Or, c’est précisément parce que je me sens, en tant que Juif, indéchirablement contemporain d’Auschwitz, c’est précisément parce que la partie essentielle de mon temps juif est accrochée au passé, que j’engage aujourd’hui la pensée et l’action juives vers un saut hardi dans l’avenir. Car je ne puis accepter que l’événement Auschwitz se résume en chroniques ou en références. Auschwitz est lié à l’Etat d’Israël par un mystérieux lien chronologique. La mort s’est transmutée en vie ; l’absurde en espérance ; la catastrophe en rédemption. Par les arches contradictoires mais entre-soudées de la souffrance et de l’action, l’histoire s’est frayée l’élan de son avenir. Si les hommes non juifs savent qu’avec Hiroshima a commencé une phase nouvelle, aux répercussions imprévisibles mais irréversibles dans l’aventure humaine - l’aventure atomique - je sais que dans l’aventure judéo-humaine, cette irrésistible percée s’est faite avec Auschwitz et l’Etat d’Israël. Nous ne sommes plus dans une histoire qui serait encore le reliquat d’une évolution au sein de laquelle Auschwitz et Israël apparaîtraient comme des séquelles du passé : nous sommes déjà dans la dimension radicalement nouvelle ouverte par Auschwitz et Israël en un gigantesque et irréversible projet.

Ce projet me situe à mi-chemin entre le passé et l’avenir. Mais un passé au terreau signifiant et un avenir portant une flèche. Car me trouvant en Eretz Israël, dans l’Etat d’Israël, à Jérusalem, je me tiens au milieu, entre mes racines bibliques et ma frondaison messianique. La promesse des patriarches signifie mon Présent ici. Et la vision messianique des prophètes prépare mon avenir ici. A Jérusalem, je suis traversé par le courant vital qui mène des prémices à la récolte. Les semailles faites dans les larmes donnent ici des gerbes au rire cristallin. Le temps presse. Le Maître s’impatiente. Puissent les ouvriers, paresseux encore, ou endormis, s’éveiller nombreux et venir nous rejoindre ici, dans la joie d’une tâche dont chaque instant est imprégné d’efficacité et de sens.

Extrait de : Regards sur une tradition, p. 11-13, éd. Bibliophane, 1989.

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