Le soleil s'est arrêté à Kippour
André Neher
Extrait de Jérusalem vécu juif et message, Coll. Hatsour, Ed. du Rocher1984, pp.105-111


En ce jour-là, 6 octobre 1973 de l'ère chrétienne, 10 Ramadan 1393 de l'ère musulmane, 10 Tichri 5734 depuis la Création du Monde, les portes solennellement ouvertes, la veille, aux sons du Kol Nidré (*) ne se sont pas refermées vingt-quatre heures plus tard. Ce jour-là, il n'y a pas eu de Neïla (*). Les portes sont ouvertes, et nous frémissons d'un frémissement interminable, provoqué par le hurlement de la sirène du Moussaf de ce Yom Kippour que le Chofar (*) de la Neïla n'a pas pu apaiser. Aujourd'hui encore, je ressens ce que j'avais exprimé dès l'instant où l'événement m'avait empoigné à Jérusalem le 6 octobre 1973, en plein midi de notre corps et âme : le soleil s'est arrêté à Kippour...

"En ce jour-là..." (Lévitique, 16:30),qu'est-ce donc qui s'est cassé, d'une cassure brutale au point que nous la ressentons irréparable ?

Plusieurs dimensions superposées de notre Etre que la Journée de  Kippour suturait les unes aux autres comme les cercles concentriques d'un tronc aussi vieux que le peuple juif, aussi jeune que chacun de ses enfants.

Première dimension, la plus ancienne, la plus hiératique, celle de Kippour au Temple de Jérusalem, cime de la pyramide cosmique de l'Esprit.

Tous les espaces sont sacrés. Mais l'espace de la Terre d'Israël est investi d'une sainteté supplémentaire : et dans cette Terre d'Israël, la Ville de Jérusalem est investie encore d'un supplément de sainteté et dans cette Ville de Jérusalem, le Temple, d'un supplément encore : enfin, dans ce Temple, d'un supplément de sacre encore, l'espace du Saint-des-Saints.

Tous les hommes sont sacrés. Mais les hommes du peuple d'Israël sont investis d'une sainteté supplémentaire ; et dans ce peuple d'Israël, les Lévites sont investis encore d'un supplément de sainteté ; et parmi les Lévites, les Cohanim d'un supplément encore : enfin, parmi les Cohanim, d'un supplément de sacre encore le Cohen Gadol, le Prêtre Suprême.

Tous les instants sont sacrés. Mais les vingt-quatre heures du temps du Shabath  sont investies d'une sainteté supplémentaire. Et parmi tous les Shabaths le plus saint de tous, le Shabath  des Shabaths, est investi encore d'un supplément de sainteté, le Grand Jour du Pardon Suprême, le Yom Kippour.

Toutes les langues du monde sont sacrées. Mais la langue hébraïque est investie d'une sainteté supplémentaire ; et dans cette langue hébraïque, la langue de la Torah est investie encore d'un supplément de sainteté ; enfin, dans cette Torah, d'un supplément de sacre encore le Nom Divin, le Tétragramme Ineffable.

Et, une fois par an - a'hat bashanah (Lévitique 16:34) - les quatre saintetés suprêmes se rencontraient en l'instant puisque où le Grand Prêtre pénétrait dans le Saint-des-Saints du Temple, pour y prononcer le Nom Ineffable, le Jour de Yom Kippour.

Gravé dans la mémoire juive en termes et en sonorité ineffaçables, cet instant unique revit, malgré la chute du Temple, en chaque Yom Kippour, dans le Mémorial de l'Office de Moussaf, lorsque le soleil est au zénith et l'homme juif dans la prosternation, lorsque la Nature flamboie de tous ses feux séduisants, et que l'homme juif, refusant de la voir, n'adore que le seul Créateur.

Or, le 6 octobre 1973, c'est très précisément à l'heure où le cadran solaire marquait à Jérusalem cet instant unique que, sur le Canal, et sur le Golan, les tanks égyptiens et syriens ont déclenché leurs feux meurtriers, profanant la racine sacrée du Yom Kippour.

Mais ce n'était pas la racine seulement que l'on venait de casser. Car à Jérusalem, et dans l'Etat d'Israël tout entier, le sacre de Yom Kippour n'est pas un mémorial seulement, comme il l'est dans les pays de la diaspora, simple évocation liturgique, souvenir d'une Rencontre avec l'Absolu, qui avait lieu autrefois, lorsque le Temple était debout.

Dans l'Etat d'Israël, un peuple entier, le seul au monde, non seulement remémore cette Rencontre, mais en fait l'expérience vécue "d'un soir à l'autre", m'éérev‑ad'-érev, selon l'antique verset biblique (Lévitique 23:32), sculptant un rituel vieux de trois millénaires et demi dans l'actualité de l'existence du 20ème siècle. Arrêt intégral de la technique. Pas de transports mécaniques ; ni train, ni avions, ni voiture, ni scooter. Pas de mass-média : ni radio, ni transistor, ni télévision. Ceux qui prient sont réunis dans les synagogues. Ceux qui ne prient pas méditent dans le silence, un silence que l'absolu recouvre au point que même les animaux, les oiseaux, les arbres, la nature, y sont sensibles et entrent, eux aussi, dans le calme du Shabath. C'est le défi le plus audacieux lancé, une fois par an, par un Homme-Peuple à la Chose-Technie, la synthèse du défi lancé par la doctrine juive au Monde. Qui n'a pas vécu Kippour en Israël ne sait pas quelle peut être la victoire de l'Esprit sur la matière, de l'Histoire sur la Nature, de l'Homme sur soi-même.

Point de Rencontre des quatre Saintetés suprêmes ; sa projection dans les quatre coudées d'un peuple, le seul au monde, au 20ème siècle : voilà ce qui a été cassé le 6 octobre 1973.

Le seul au monde ? Certes, mais un peuple débordant au-delà des quatre coudées de ses frontières, un fleuve, irriguant par sa dispersion la Terre et l'étendue des siècles.

Car l'intensité unique de Kippour, le peuple juif l'a maintenue, même après la chute du Temple, sans discontinuité, dans tous les espaces de sa Diaspora, en mettant l'accent sur l'Appel au Retour. Kippour n'est-il pas le Jour de la Teshouva, terme hébreu à quatre dimensions lui aussi, puisqu'il recouvre simultanément quatre notions en hébreu : repentir, pardon, retour et réponse. Les crises de l'identité juive, la redécouverte de son Moi par le Juif égaré, l'ébranlement intérieur en face du mystère d'être juif, tout cela s'est concentré sur  Kippour. Plus encore qu'aux mélodies du Seder de la Pâque, les lignes célèbres de Henri Heine s'appliquent aux accents du Kol Nidré, de l'Avoda de Moussaf , de  la Neïla : " Ils nous bercent d'une manière si maternelle et si brusquement nous réveillent que les  Juifs mêmes qui depuis longtemps ont abandonné la foi de leurs pères et ont couru après les plaisirs et les honneursd'un monde étranger se sentent remués au plus profond de leurs coeurs lorsque ces anciens accents si connus viennent, par hasard, frapper leurs oreilles."

Un hasard qui, le plus souvent, est l'effet d'un acte délibéré. Car rares sont les Juifs, quel que soit leur degré d'assimilation, qui aient pu résister au besoin de participer à la ferveur de Kippour. En cette journée, partout dans le monde, à Paris, à New York, à Casablanca, à Moscou, les synagogues sont pleines à craquer : signe de la place que le Juif éloigné toute l'année de la synagogue vient y chercher, y revendiquer comme sienne, en membre d'une Communauté à laquelle mystérieusement, quelque chose le pousse à manifester son appartenance "une fois par an". Et le Juif même qui n'entre pas à la synagogue, qui lui tourne le clos délibérément, ce Juif même se sent remué au plus profond de son coeur lorsque le mot "Kippour" est prononcé et vient, par hasard, frapper ses oreilles.

Par hasard ?
Est-ce que le choix du 6 octobre 1973 pour déclencher l'attaque était un hasard ?

Déjà, il y a 35 ans, les nazis choisissaient délibérément la journée de Kippour pour les "sélections" à Auschwitz, les envois dans la chambre à gaz par la baguette du Dr Mengele. Le massacre de Babi-Yar a été consommé le Yom Kippour 1941. Endoctrinés par leurs instructeurs nazis rescapés du III` Reich, l'Egypte et la Syrie ont choisi la journée de Kippour pour casser le peuple juif "en son épine dorsale" (Albert Hazan). Ce qui s'est passé le 6 octobre 1973 constitue le coup bas le plus sinistre de l'histoire humaine.

Coup bas calculé : les armées d'Egypte et de Syrie ont ouvert le feu meurtrier à l'heure même où, autrefois, le Grand-Prêtre pénétrait dans le Saint-des-Saints, lorsque le Temple était debout. L'attaque visait la dimension la plus ancienne et la plus symbolique de Kippour. Elle visait la pérennité de la mémoire juive.

Elle visait encore la dimension émotionnelle de cette journée, où les Juifs "revenaient" à leur Moi, non seulement en Israël, mais à travers les mailles des fuseaux horaires, dans la communion du peuple juif tout entier, rassemblés dans les synagogues  de Paris, de New York, de Casablanca, de Moscou. Elle visait l'identité du peuple juif.

Elle visait enfin cet Etat d'Israël qui osait défier la Matière par l'Esprit, et proclamer la supériorité de l'Homme sur la Nature et sur la Technique, qui osait consacrer une journée de son histoire à Dieu. Elle visait la vocation de l'Etat juif.

Les Arabes se sont mis à l'école d'Edom pour perpétrer le coup bas. Laisserons-nous en leurs seules mains les clés du drame ? Nous contenterons-nous d'en enregistrer les conséquences tragiques, de compter nos victimes, de faire le constat de nos traumatismes psychologiques, de notre "marasme" politique, bref, d'accentuer l'irruption brutale dans notre histoire d'un Inconnu, comme si le lien de cet Inconnu avec Kippour, qu'Ismaël et Edom ont établi avec une préméditation cynique, n'était pour nous qu'un incident sans portée essentielle ? C'est ce que font trop de Juifs lorsqu'ils parlent de la "guerre d'Octobre". Non. Cette guerre n'a pas éclaté un jour quelconque du mois d'octobre. C'est la guerre de Kippour. Et c'est la dimension globale de Kippour qu'elle se proposait d'anéantir en ce déclenchement sans "déclaration" préalable : elle voulait réaliser du même coup - enfin - la "solution finale" du judaïsme, le casser dans sa mémoire, dans son identité, dans sa vocation.

C'est au niveau de l'essence que le choc nous a atteints, et non à celui de l'incidence. C'est à ce niveau que nous avons été empoignés par quelque chose qui provenait de régions tellement subhumaines que nous avons soudain ressenti notre implication dans une lutte surhumaine. Comme pour Jacob dans la Nuit où il devint Israël, l'Inconnu a pris le masque du Hasard. Le combat d'Israël, c'est le refus de l'Anonyme : arracher le masque du Quelque-chose-de-l'Histoire pour y déceler une trace. Découvrir que l'adversaire sournois et brutal, en voulant barrer la route à Israël, la barre du même coup à l'humanité et à Dieu. Opposer à l'Inconnu le Connu qui jadis à Israël se révéla, et dont l'écho persiste, depuis trois millénaires et demi, en chacun de nos Kippour.

Echo sculpté dans les mots par lesquels commence la Haftara de l'office du matin de Yom Kippour : "Tracez, tracez une route, enlevez l'obstacle sur le chemin de Mon peuple" (Isaïe 57:14), appel que le cri strident de la sirène est venu interrompre brutalement le 6 octobre 1973.

Ce jour-là, l'intuition s'est ancrée en nous qu'à travers les paroles bibliques du prophète Isaïe, à travers le hurlement de la sirène, à travers le Choc, le tourbillon, la crise, une seule et même question assaille Israël, la question "vieille-nouvelle", celle de Jacob, de Moïse, de Herzl, celle de l'absurdité ou de la signifiance des obstacles qui surgissent "sur le chemin de Mon peuple".

Ce jour-là, Ismaël et Edom ont voulu casser l'arbre juif dans ses racines. Ils avaient oublié que l'arbre juif n'a pas ses racines en terre seulement, mais au ciel aussi. Ils ont voulu faire obstruction définitive au chemin du peuple juif. Ils avaient oublié que la route juive n'est pas horizontale seulement, mais verticale aussi, et infinitive.

En repoussant l'attaque sur le Canal et sur le Golan, au prix de leur vie, les soldats d'Israël, eux, ne l'avaient pas oublié. Ils ont sauvé le peuple juif et son Alliance avec Dieu, laissant ouvertes les portes de la Neïla (*) de Kippour, par lesquelles se poursuit le tracé d'une route commune. La Terre qu'ils ont défendue était un fragment du Ciel. Ciel unique pour l'humanité entière. Mais aussi Terre Unique pour le peuple juif tout entier.

* Glossaire :
- Kol Nidré : office qui ouvre les cérémonies de Yom Kippour, la veille au soir
- Chofar: corne de bélier
- Neïla : office qui conclut les cérémonies de Yom Kippour

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