La relation fraternelle : Caïn et Abel

Il y a tout un registre de possibilités pour saisir en quoi consiste l'enjeu du débat entre Caïn et Abel. Pourquoi fallait-il que Caïn tue Abel ? Dans quelles circonstances et pour quels motifs ? Il y a une première réponse qui nous est suggérée par les hellénisants, par Philon. Ce qui s'affronte ici c'est le Bien et le Mal ; Abel c'est le Bien et Caïn c'est le Mal.

Ainsi le mal et le bien s'affrontent nécessairement, le mal triomphe du bien. Le bien est écrasé par le mal, à titre provisoire. A titre provisoire, puisque le mal finalement disparaît également, et que le bien, malgré tout, est récupéré. Caïn tue Abel, tue le bien, mais de Caïn il ne reste finalement rien, tandis que le bien est récupéré par la substitution en Shet, le nouveau fils d'Adam et d'Eve, et par toute la suite de l'histoire humaine qui est issue de Shet.

Deuxième manière de voir cet affrontement entre l'homme et l'homme. Caïn et Abel qui s'affrontent, c'est l'homme innocent et l'homme coupable. Ce qui se présente ici, c'est le grand schéma par lequel innocence et culpabilité sont aux prises, et sont aux prises de telle sorte que la culpabilité, dans la mesure même où elle est assumée un instant, ne peut plus être récusée. Nous rejoignons là "la conscience" de Victor Hugo qui pèse sur Caïn, de sorte que le conflit reste insoluble. On a cherché à colorer ces notions d'innocence et de culpabilité. L'innocence d'Abel serait l'innocence du pasteur, du berger, tandis que Caïn est l'agriculteur. Et nous aurions ici l'antithèse sociologique de l'homme nomade et de l'homme sédentaire.

Mais la thèse que présentent les textes talmudiques ainsi que les commentateurs juifs du Moyen Age est à la fois plus simple et plus tragique : ce qui s'affronte ici en Caïn et Abel, ce sont des frères; il y a là une lutte fratricide. L'homme est opposé à l'homme précisément parce que chaque homme est frère de l'autre. C'est dans la fraternité que résident à la fois la merveilleuse vocation de l'homme, les possibilités par lesquelles il peut et il doit s'exprimer, mais aussi les sources de son échec. Caïn et Abel sont nés en même temps ; ils ont été séparés par la nature, juste ce qu'il fallait pour établir une légère différence, mais si légère qu'ils étaient placés là côte à côte, fraternellement, pour un destin de fraternité. Or, c'est dans cette fraternité que réside le problème de l'homme.

Les obstacles à dépasser.

Essayons de découvrir, grâce à notre texte (Gen. ch. 4), la gravité de la vocation de fraternité des hommes. Ce qui frappe, d'abord, c'est qu'Abel ne parle pas; aucune parole d'Abel ne nous a été transmise alors que Caïn parle toujours. On pourrait dire, d'une manière encore une fois très simple, mais qui touche, je crois, à l'essence même du problème, que le dialogue entre frères, c'est un dialogue de sourds; ou encore que le dialogue de frères dans la mesure où il est un dialogue de sourds est un dialogue fatal, c'est le dialogue impossible et c'est celui qui nécessairement aboutit à la violence. Lorsque le dialogue entre frères est un dialogue tel que l'un des frères ne fait qu'écouter, ne dit rien, alors l'autre accapare toute la parole, et nécessairement toute communication est rompue. Il n'y a plus qu'un seul homme, et il n'y a plus deux frères l'un en face de l'autre.

Ce qui frappe ensuite, c'est l'enjeu du débat sur lequel notre texte insiste avec une grande richesse de nuances, au verset 8, en particulier : "Or, Caïn parla vers Abel, son frère, et il advint comme ils étaient aux champs que Caïn se leva contre son frère et le massacra." Qu'est-ce que Caïn a dit à Abel ? Nous ne le savons pas. Cela est un des mystères, une des énigmes du texte. Quelle est la parole qui a amené Caïn à lever son bras contre son frère et àtuer Abel ? La meilleure lumière que l'on puisse jeter sur le texte c'est d'admettre que Caïn n'a rien dit. Caïn était satisfait. Dieu lui avait parlé, l'avait consolé, l'avait réconforté. Caïn est allé vers son frère Abel, il a fait un geste d'ouverture à l'encontre de son frère, en essayant d'étouffer sa jalousie, - "et il advint quand ils étaient aux champs", comme ils étaient en train de travailler chacun dans son domaine, de nouveau fraternellement réunis, que soudain, sans que l'on sache pourquoi, Caïn se lève contre Abel et le tue. Les psychanalystes expliqueront mieux que je ne saurais le faire les réactions psychiques dont nous sommes si tragiquement victimes dans les relations entre individus et, plus encore, dans les relations entre peuples. Deux peuples qui se regardent face à face avec non seulement de la bienveillance, mais de la sympathie, une sympathie presque fraternelle et qui, soudain, sans qu'on sache pourquoi, recourent à la guerre. Ce recours à la violence, décrit par Romain Rolland (1) dans Liluli : deux personnages symboliques essaient de se réconcilier, chacun représentant une partie de l'humanité, on décide d'opérer une rencontre sur un pont; ils avancent, les héros de chaque peuple, l'un vers l'autre pour s'embrasser, et puis, au lieu d'embrassade, c'est la tuerie, chacun aborde l'autre en essayant de le tuer. C'est le geste violent jailli du silence.

Le débat idéologique.

Autre éclairage : il y a eu effectivement un débat. Caïn a dit quelque chose à Abel et, sans doute, Abel a-t-il répondu. Il y a un débat qui a mis en cause la fraternité, la coexistence fraternelle de Caïn et d'Abel. Les deux frères ont misé sur le partage du monde. Abel est l'homme religieux, l'homme croyant, et il aurait dit à Caïn : "Je renonce à ce monde et je m'en tiens à l'autre. "Caïn, l'homme réaliste, l'homme positiviste, a dit : "Eh bien, moi, je veux profiter de ce monde. " C'est le problème de la coexistence possible ou impossible entre l'homme qui est entièrement illuminé par Dieu et qui, par conséquent, renonce à ce monde et l'homme qui, au contraire, se laisse entièrement illuminer par la terre et qui renonce à tout au-delà. Au premier abord, la coexistence paraît très possible, or, on nous dit qu'elle est difficile. Le partage vertical, le partage du fait que deux frères seraient amenés à vivre ensemble de telle sorte que l'un ne vit que dans l'ici-bas et l'autre dans l'au-delà, est difficile. Caïn en tire les conclusions, en disant: "Tu n'as plus de place ici, tu me gênes par le fait même que tu es là dans ce monde qui est à moi; les quatre coudées que tu occupes sont encore quelque chose qui m'appartient à moi et je ne puis que te faire disparaître." Inversement, Abel dira un jour à Caïn, quand Caïn passera par la porte de l'au-delà : "Tu n'as pas de place ici." La recherche d'une coexistence, ou plutôt d'une communion fraternelle, d'une vie fraternelle, ne peut se faire que dans la mesure où, simultanément, chacun des frères accepte d'être à la fois dans l'ici-bas et dans l'au-delà; chacun accepte, pour les deux réunis, une part de vie immanente et une part de vie transcendante, une part de destin immanent et une part de destin transcendant.

Le débat économique.

Autre éclairage encore ; les deux frères ont voulu se partager la terre, le monde. Ils n'avaient pas la même profession ; l'un était pasteur, l'autre agriculteur. Caïn a dit : "A moi la terre ", et Abel a dit "Laisse-moi les prés, les pâturages sur lesquels je conduirai mon troupeau." Or, le partage du monde n'est pas possible. Quand les troupeaux d'Abel allaient sur un champ, Caïn disait : "Non, ce champ m'appartient", et Abel ripostait : "Le champ t'appartient peut-être, mais le pâturage est à moi". Lorsque nous recherchons à l'heure actuelle une issue à notre situation et que nous pensons que ces issues peuvent être trouvées par un partage, nous nous heurtons à ce problème. Qu'il s'agisse du partage de la Palestine entre Juifs et Arabes, qu'il s'agisse du partage du monde en deux blocs qui coexisteraient alors dans une paix parfaite puisque chacun aurait son domaine à lui ; qu'il s'agisse du partage de l'Algérie entre communautés européennes et musulmanes (2), ce partage n'est pas possible. On ne peut pas vivre fraternellement en se séparant l'un de l'autre, même en acceptant de se relier par un trait d'union. La vie fraternelle ne peut être qu'une vie qui accorde à l'autre tout ce que j'ai moi-même ; il faut que chacun puisse vivre et évoluer dans le tout de l'ensemble qui recouvre également mon propre moi; le terrain dont je dispose, mon frère doit pouvoir en disposer aussi, et c'est à cette condition seulement que nous sommes frères, mais non pas grâce à une ligne de démarcation quelconque, quelles qu'en soient les intentions, même si elles sont pacifiques.


Notes :

  1. Romain Rolland, contemporain de la Première Guerre mondiale, a été hanté par le rêve d'une paix initiée par des hommes "au-dessus de la mêlée". Retour au texte
  2. Ce texte est celui d'une conférence faite en 1957, il fut publié dans L'existence juive en pleine guerre d'Algérie.


Extrait de : L'existence juive,, p. 38-42, , éd. Seuil 1962 ; 5ème réédition : 1990.

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