Une anthologie des textes d’André Neher
proposée par le Dr. Paul Zylbermann

Hayom, un éternel aujourd'hui.

A. Neher Elevé dans un milieu religieux, porté par le rythme si réconfortant de l'accomplissement des mitsvot de la Thora juive, j'ai senti la rupture de ce rythme, l'éparpillement de son soutien,l'absurdité de son maintien, alors qu'il n'y avait plus, sur terre, de maintenant, mais une bousculade folle d'instants fugitifs; alors qu'il n'y avait plus, au ciel, de Maintenant, mais un vide auquel je n'avais aucun moyen de m'accrocher. Jusque-là, j'avais vécu dans le cadre d'une Vision. Dans la Shoa, je fus livré au Hasard.

Et pourtant, au coeur de la tempête, et même au coeur de la défaite physique - lorsque je ne savais plus comment faire pour «voir et être vu» (Gen. XXII,14) et que je m'abandonnais au «hasard » -j'ai reconstruit mon être religieux, j'ai créé, avec les débris des Tables cassées, des Tables nouvelles, différentes des précédentes, et qui jamais ne leur étaient ni ne leur seraient identiques, mais des Tables, une Loi, une Foi, un univers avec une terre pour l'accomplissement des mitsvot et un ciel pour les y accrocher.

Lorsque je me demande aujourd'hui d'où m'est venue cette force de re-construction à partir du néant, je ne vois qu'une réponse. Cette force m'est venue de la lutte face à face avec la Bible.

Je dis bien lutte et non lecture, car j'ai arraché à la Bible un sens qu'elle ne livre que lorsque soi-même on est en train de combattre pour ne pas la perdre. Je dis bien face à face, car autant j'ai sollicité la Bible, autant et plus je me suis senti sollicité, visé, empoigné par elle. Je dis bien Bible, c'est-à-dire Parole du Dieu Vivant, et non pas traité de théologie, leçon ou doctrine.

Tout s'est passé comme si, par avance, la Bible avait lancé le filet dans lequel, inextricablement, s'enfermait mon destin de Juif.

J'ai expérimenté l'interprétation donnée par Rachi d'un humble mot qui revient si souvent dans la Bible: Hayyom, aujourd'hui. «...La Parole que je t'adresse aujourd'hui...». Aujourd'hui, dit Rachi, ce n'est pas (seulement) le jour où ce verset fut écrit - le jour de Moïse il y a trois mille ans -, aujourd'hui, c'est aussi et surtout le jour où je me situe, moi, l'homme qui veut vivre avec et par la Bible. C'est dans ce mien jour que la Parole m'est adressée, à moi. La concordance entre la lecture et le vécu, entre la Bible et mon destin, s'est insérée alors, d'une manière presque hallucinante, dans le déroulement de mon temps...

...Par le choc de la Shoa, j'ai compris que ce que j'avais expérimenté jusqu'ici au rythme de la Création, se vérifiait aussi au rythme de l'Histoire. Le temps de la Shoa n'a pas été un contenant vide de sens, chaotique ou absurde. Il avait pour contenu mon existence juive, telle que la Bible en révélait l'histoire. Avant d'être devenue un texte écrit, la Bible a été vécue. Et c'est cette vie d'un passé lointain que j'ai retrouvée dans l'aujourd'hui de mon existence. Comme pour le Chabbat, j'ai éprouvé que ma relation à la Bible n'est pas celle d'un lecteur soumis à un impératif, mais que, par la Bible, je suis appelé à être participe. Un temps individuel, atomisé et écartelé, se reconstitue en une histoire signifiante, lorsqu'il s'insère existentiellement dans le temps absolu de l'histoire et de l'Alliance. La Bible nous invite à participer, ou encore, comme je l'ai vécu pendant la Shoa, elle nous y oblige. Nous sommes Israël dans la Bible et la Bible est Israël en nous.

En lisant la Bible, tout s'est passé comme si je retrouvais en elle le reflet de ma vie dans un miroir. Et en scrutant les événements au reflet de ce miroir, l'absurde a pris un sens, l'indicible s'est exprimé en langage, le décousu existentiel s'est coordonné en Plan divin.

L'isolement était rompu. Je n'avais plus l'impression angoissante d'être seul. J'avais un compagnon.

(Jérusalem, vécu juif et message, Editions du Rocher, p. 64-66)


Panneau de l'Exposition "A l'écoute d'André Neher au Musée de Bouxwiller - Etés 1999-2000

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