A partir de la rue de l'Epine

Extrait du Bulletin de nos Communautés, 21 mars 1958

Photo KLEIN
Epine
Les années de mon enfance ne se sont pas déroulées dans le Sentier des Roses ; au contraire. La rue de l'Épine pourtant n'est pas hérissée de végétation mortifiante. Toute minérale, paisible et grise, elle semble vouloir s'incruster pour toujours dans un songe pétrifié.

Il existe sans doute dans les bibliothèques d'Alsace des historiens et des topographes, des connaisseurs de l'urbanisme ancien et d'érudits archivistes qui pourraient m'apprendre beaucoup sur le passé de ma rue. Pour ma part, je ne suis guère versé en matière de chronique locale. Dans les petites classes de l'écale on me fit savoir qu'autrefois, au temps des Romains, Strasbourg s'appelait Argentoratum. Se présente aussi l'image, datant approximativement de l'époque de la Renaissance, d'un Boulevard du Saint Empire à forte garnison de lansquenets et de mercenaires. Dans une chanson populaire allemande il est question de Strasbourg, ville merveilleuse et tombe de maint soldat. (O Strasbburg, du wunderschöne Stadt). Surgit en plus le rappel médiéval du "Grüsselhorn" (1), mot que je traduirais par "corne de bélier de l'atrocité", "chofar du frémissement", car je suppose que le terme de "Grusel" a des rapports avec "grausam" (cruel), et "grauen" (frémir)...

J'ai joué dans la rue de l'Épine, devant le numéro quatre, au cours de la première phase de la période dite "entre les deux guerres". Pourtant, le "Grüsselhorn" gothique et épiscopal, je l'ai encore entendu moduler ses principes au cœur de l'estampe animée de ma ville natale, sur un registre de moderato, il est vrai. Était-ce un son expirant, la toute dernière note d'un moyen-âge prolongé enfin parvenu à son terme ? Et, à présent, les cloches de la cathédrale signifient-elles seulement l'heure qui passe et celle qui approche ? Leur récital au-dessus des toits, dans la nuit lente, n'est-il plus la sempiternelle annonciation de notre déchéance promulguée par la chrétienté ? Nous n'avons pas assez contemplé, au cours de notre enfance, le masque grave de la défaite sur la face de la Vierge au bandeau du portail sud. Mais, la rencontre même furtive de ce relief sculpté en vue de la commémoration de notre honte, nous mettait quotidiennement en contact avec la significative étrangeté de notre marginal destin, inséré dans le droit commun.

Semblables à nos compagnons de jeux non-juifs, nous parlions le même dialecte qu'eux et nous pratiquions les mêmes exorcismes et les mêmes rites de conjuration. Nos disputes étaient fraternelles et nos contestations se référaient à une règle identique ("gschenkt isch gschenkt, dreymol iver de Rhin, jetzt isch's min") (2). Pourtant, dans notre être et notre manière d'être, il y avait une constante révélation de teneur secrète que nous ne partagions avec personne de l'entourage de la gentilité. Notre temps n'était pas leur temps, Or, nous étions bien contemporains et témoins des mêmes efforts des petites automobiles Mathis pour atteindre ou dépasser leur maximum de vitesse. Mais la grisaille de nos jours était sertie par le rubis du sacré. Le Shabath orientait la semaine. Celle-ci en découlait et elle y aboutissait. De la prière du matin à celle du soir, du dimanche, sorte de jour ouvrier chômé - comme un hol-hamoëd (3) à rebours - jusqu'au vendredi soir suivant, le fleuve temporel enserré se dirigeait vers l'embouchure des libres horizons.

De ce cours, nos voisins n'en apercevaient ni l'amont, ni l'aval. Ils discernaient tout juste la bizarrerie de nos moeurs. Mais notre étrangeté était depuis longtemps devenue familière à leurs yeux. Notre excentricité, de scandale, s'était muée en habitude tolérée et acceptée, taxée seulement de quelques vexations légères ou taquineries.

Je me souviens d'un petit ami chrétien, nommé René. C'était un garçon intelligent et éveillé. Entre deux parties de billes, il parlait de Thomas Edison, ainsi que de Nungesser et Coli, précurseurs de la traversée aérienne de l'Atlantique, dont la popularité était immense, surtout celle de Nungesser, étant donné sa qualité d'Alsacien. Mais, en plein milieu d'exaltants propos au sujet des exploits de "l'Oiseau bleu", René ne pouvait s'empêcher de lorgner avec convoitise mon béret. Bien que je fusse sur mes gardes, il finit par me l'arracher pour le projeter d'une lancée sûre sur la pointe d'une haute grille en forme de pique. Dés lors se précisa un malentendu qui, je le crois, dure encore dans ses perspectives générales. René croyait que, réduit ainsi à l'état de "péché", je devais nécessairement escalader le plus tôt possible la grille pour recouvrer mon "objet sacré". Pour ma part, cet "attentat" ne me scandalisait guère et me choquait à peine. L'incompréhension des "autres" pour les conduites juives, c'était de l'acquis dont je venais une fois de plus d'avoir la confirmation. Quant à l' "infraction" elle-même, elle n'était pas à mes yeux suffisamment grave pour que je me risque à me rompre le cou en faisant, sous les quolibets de mon persécuteur, des tentatives de corde lisse sur barre de métal.

La Synagogue aux yeux bandés, relief sur le portail-sud de la Cathédrale de Strasbourg
Synagogue
René ne pouvait pas avoir le sens de la hiérarchie des interdictions. Il ne se doutait pas non plus que je considérais sa propension à chahuter le juif comme aussi étrange et naturelle à la fois que lui notre résolution de garder la tête couverte. Dans un certain sens, pour moi, la religion de René et des siens consistait à lancer des bérets juifs sur les pointes des grilles et les branches d'arbres. C'est ainsi que, sous la forme d'une modification considérable, il faut en convenir, se continuait de nos jours le cérémonial du "Grüsselhorn" et la mise en pratique d'une morale justifiée par le bandeau de la vierge figurative d'une Synagogue à la cécité obstinée.

Bien que, ce ne soit pas là le fond du problème, la question suivante peut tout de même se poser : et que devenait le béret ? Or, cette coiffe basque s'en tirait sans trop de dommage. Finalement lassé et déçu par mon impassibilité, peut-être vaguement inquiet de conséquences rationnellement imprévisibles, René se résignait à l'escalade à laquelle il aurait voulu me contraindre. Il grimpait bien mieux que moi.

Par la suite, ce garçon de la rue de l'Épine émigra avec sa famille aux États-Unis. J'appris de longues années après ces enfantines que le jeune Strasbourgeois avait conquis une situation importante dans, les affaires à New-York. Il est plus que probable que, dans ces conditions, il a souvent l'occasion de rencontrer des Juifs chapeautés. Je serais curieux de savoir de quelle manière s'est résorbée sa manie jadis exercée à mes dépens.

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Des silhouettes furtives noyées dans l'ombre se représentent, s'inclinent, saluent, puis repartent vers l'oubli. Dans une salle de réunion à l'entresol d'une brasserie, un homme à la barbe courte et drue parle de Spinoza :

Au seuil du 20ème siècle, les "éclairés" ont cru découvrir le grand tort fait par l'antique communauté juive d'Amsterdam au philosophe-tailleur de diamants de l'Ethique. Dans les salons des Juifs fortunés et privilégiés de Saint-Pétersbourg, dans les cafés d'étudiants de Berlin, chez les fervents casquettiers socialistes du ghetto de la rue des Rosiers, à Paris, la réhabilitation de Spinoza et la condamnation de ses "fanatiques persécuteurs" étaient devenues une pétition de principe venant consacrer la pénétration de l' "ère des lumières" dans le milieu juif. Il fallait attendre encore un quart de siècle environ jusqu'à ce que cette vague d' "évolution" atteignît les rives de l'Ill, car Strasbourg est conservateur et les "temps nouveaux" y arrivent avec retard et sans s'excuser. Et maintenant, dans ce local de la Grand'Rue, au milieu des flonflons à peine atténués d'un orchestre à "zimboum", cet homme un peu triste expose à un public jeune et perplexe , les raisons qu'il y aurait pour réviser le jugement par rapport à l'excommunié de l'immanence. Au fur et à mesure qu'il progresse, l'orateur s'enhardit. Il situe les points de rencontre entre le monde de la Kabbale et celui de Spinoza : "Nous pouvons, nous devons, s'écrie-t-il en conclusion, dire maintenant "Rabbi Barouch Spinoza". Le public applaudit. Cependant, personne ne dira "Rabbi Spinoza". Certaines omissions historiques ne peuvent jamais plus être rattrapées, et aucun "rabbinat", aucune "Smi'ha" (4) ne se confèrent sérieusement post mortem. Ceci, le public provincial d'adolescents un peu tourmentés et d'enfants un peu trop mûrs, le sent plutôt qu'il ne le sait. Tout à l'heure, dans l'étroite Grand'Rue où d'ultimes ivrognes de la vesprée lèvent l'amarre en braillant, les perspectives vont redevenir habituelles et Spinoza, commémoré avec indulgence et peut-être même sympathie, restera situé de l'autre côté. Hardiesse vaine du conférencier mélancolique. Le Strasbourg juif n'a pas encore atteint et déjà dépassé la Haskala (5) des contrées slaves. Il pleut. Des vigiles vérifient la fermeture des portes. Le dernier tram se dirige vers Neudorf. La ville s'endort repue de routine opaque. Que la Place Gutenberg est loin de la Néva et du Dniestr !
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A force d'entendre parler du groupement Hatikva auréolé du prestige des Confins de l'illicite, la curiosité s'aiguisait et s'exaspérait la patience d'une expectative ordonnée par l'autorité familiale. En Hesse, dans la ville natale de Goethe et des premiers Rothschild considérables, le sionisme tout entier était "tréfa" (6). Aux yeux des orthodoxes, des Juifs incroyants et présomptueux s'arrogeaient le droit sacrilège de substituer à l'attente du Messie un mouvement politique fondé sur une pure utopie. Les pieux, non seulement ne pouvaient pas les approuver, mais encore devaient les combattre. Cependant, Strasbourg n'était pas sur le Main. A l'égard du sionisme on y témoignait davantage d'indifférence que d'hostilité. C' était un peu dommage pour les jeunes gens aux allures de pionniers qui déjà avaient sacrifié leurs cravates sur l'autel de leur ferveur (7). Se rendant à leurs réunions dans les parages des rues des Serruriers et de l'Ail, ils progressaient fièrement le long de la rue de l'Épine: Leur allure signifiait le défi lancé à un ennemi, malheureusement inexistant avant la latitude de Francfort.

En tout cas, les parents demandaient à leurs enfants d'attendre encore un peu avant de prendre position. Peut-être qu'avec le temps, les "bleu-blancs" deviendraient plus raisonnables, davantage fixés sur la respectabilité et la décente tenue de ville. Mais moi je ne pouvais plus attendre. Dès lors, je n'eus plus d'autre objet d'enthousiasme que le Kibboutz et le Haloutz (8), plus d'admiration que pour ceux qui, génialement, promulguaient à hauteur politique cet élan.

Le mouvement jeune sioniste s'étendit et se développa à cause et malgré le demi-interdit. D'autres enfants se firent, comme moi, désobéissants à cet égard et déjà planait sur le commerce local de cravates une légère menace de mévente. Un jour on annonça un grand meeting avec des discours impressionnants. Les affiches, ainsi que les invitations lancées précisaient bien clairement qu'il y aurait une allocution du Professeur Haïm Weizmann. Je me précipitai toutes affaires cessantes à ce festival de paroles bien senties. J'arrivai avec une heure d'avance pour me poster debout sur un siège, afin de dominer de ma vue la tribune. Quand enfin la salle fut emplie aux trois quarts, le président de séance annonça au "cher public" qu'il aurait tout à l'heure l'avantage de percevoir le verbe de Weizmann, enregistré sur disque, à Londres. Il fallait juste encore quelques instants de patience, le temps qu'un auxiliaire transportât sur la scène l'énorme gramophone à pavillon affecté à cet usage. La foule acclama l'appareil avant même qu'il ne s'exprimât. Je ne sais si c'étaient des ovations d'ironie. Dire que ma déception fut grande, ce serait encore la minimiser. Depuis ce temps-là est extrême ma méfiance à l'égard des possibles insertions de restriction mentale, que ce soit par voie d'affiche, d'invitation ou de postulat philosophique.

Ainsi, comme tous les chemins conduisent à Rome, la Rue de l'Épine débouche par l'une de ses issues sur le déboire.

Et pourtant, le message initial recueilli dans ce coin abrité du vieux Strasbourg, entre la cathédrale et la rivière, ne s'est jamais laissé annuler, ni non plus déporter ou déraciner. Pour moi, le Sinaï se dresse toujours de quelque manière du côté de fortifications et il domine un stade de football d'écoliers. Mardochée et Esther délibèrent contre la conjuration du mauvais dans le jardin de l'Orangerie ; le Prophète Isaïe invoque les cieux et sollicite l'audience de la terre, rue de la Nuée-Bleue, malgré l'anachronisme hurlant figuré par le trolleybus et l'immeuble des Dernières Nouvelles. Car ce sont dans ces artères et sur ces places que se gravèrent en moi la mémoire de ces gestes et la conscience de leur portée. Le cogito cartésien est à corriger et à compléter par une référence à la décisive et probante lueur du souvenir.


Notes
  1. Grüsselhorn : corne en bronze à l'image d'une corne de bélier (Shofar) que veilleurs de la cathédrale étaient chargés de sonner chaque soir, lors de la fermeture des porte de la ville, pour inviter les Juifs qui s'y trouvaient à quitter Strasbourg. Ils en sonnaient également à minuit, pour rappeler à la population la soi-disant trahison des Juifs. Cet usage se maintint jusqu'en 1790.    retour au texte
  2. "Donner c'est donner, trois fois passé sur le Rhin et la chose est à moi" (comptine pour enfant qui pourrait se traduire par le moderne "donner c'est donner, reprendre c'est voler").    retour au texte
  3. Hol Hamoëd : Jours semi-chômés suivant les fêtes de Pessa'h (Pâque) et de Soukoth.    retour au texte
  4. Smi'ha : ordination rabbinique.    retour au texte
  5. Haskala : émancipation des Juifs à l'époque des Lumières.    retour au texte
  6. Tréfa : impur, non-casher.    retour au texte
  7. Les adeptes du sionisme ne portaient pas de cravates.    retour au texte
  8. Haloutz : mouvement sioniste pionnier.    retour au texte


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