Dans la cathédrale

Paru dans L'Arche du 15 décembre 1957
et dans Pages juives , Joseph Milbauer, Jérusalem 1964

St JeanAu temps de mon adolescence, alors que je me prenais pour un Maxime Gorki n° 2 et que, riche de cette illusion, je vagabondais à travers la France, il m'advint de passer par Lyon. Je savais que la cathédrale Saint-Jean, au pied de la colline, c'était du gothique J'ignorais, en revanche, que cette église diocésaine n'avait aucunement le prestige architectural de quelques-unes de ses soeurs situées plus au nord. Je me dis : "Du moment que c'est du gothique, on y va." C'était au début de l'après-midi, et la nef était entièrement déserte. J'avançais assez mal à l'aise et scandalisé par l'énorme retentissement de la rumeur de mes semelles cloutées martelant les dalles. De temps à autre, je jetais un coup d'oeil distrait sur les ex-voto, tout en prenant garde de ne pas trébucher contre ces chaises pour petits enfants que figurent les prie-dieu, quand on n'y est pas habitué. J'avais une impression sombrement erratique et je pensais qu'en l'occurrence le "Guide des Égarés" de Maïmonide me serait d'un meilleur usage que le Baedeker dont j'étais d'ailleurs également dé pourvu. C'est alors que surgit, je ne sais d'où, un vieux prêtre, très genre Monseigneur Myriel, des "Misérables". Il se dirigea sur moi d'une démarche chancelante, mais animé d'un dessein ferme. Arrivé à ma hauteur, il s'arrêta, me contempla durant un instant, puis dé clara : "On voit bien, mon fils, que c'est la curiosité qui dirige vos pas, et non pas la foi." La réponse que je fis, dictée par la timidité et le trouble, peut paraître stupide de prime abord. Je dis: "Merci, monsieur." Toutefois, réflexion faite, ce n'était pas tellement sot. parfois on ignore soi-même la justesse de ses propos et la lucidité de ses vues. Aujourd'hui je suis, en tout cas, prêt à réitérer les expressions de ma gratitude: merci, Monsieur l'Abbé, d'avoir précisé, en la limitant, le sens d'une traversée. Tant de mes congénères, dont la seule curiosité guidait le pèlerinage, avaient pris ce stimulant pour un élan, pour la foi et pour le salut. Et ils ne trouvaient plus la porte de sortie de la cathédrale, parce que personne n'était là pour leur mettre les points sur les i.

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Les sculptures qui ornent si magnifiquement les vastes portails célestes des cathédrales gothiques font une ample part au grand livre du peuple juif. Abraham et Moïse, Samuel, Saül, David, Salomon et Elie hiératiquement drapés, perpétuent, dans la Pierre des grands sanctuaires chrétiens, la capitale signification de la révélation dont ils furent l'objet et les figurants sublimes. Tels qu'ils apparaissent planant sur les voûtes ou se dressant dans des niches, dans leur pieuse et méditative pétrification, ils sont encore référentiellement de nous, mais plus à nous. En les modelant, les sculpteurs chrétiens du Moyen Age ont essentiellement - et génialement - défiguré les Patriarches, les Prophètes et les rois d'Israël. En fait, dans cette plastique, ils ont cessé d'être eux-mêmes. Ils n'ont plus d'existence ni d'histoire autonomes, n'étant plus que les annonciateurs unanimes de la royauté et de la divinité de Jésus de Nazareth. C'est surtout pour cette raison, et beaucoup moins à cause des scènes d'obsession de la "Passion" et des multiples grouper "l'Eglise et la Synagogue" que la cathédrale gothique nous paraît si étrange et si "contraire". Nous sommes mis en face des éléments en relief d'un conflit, d'un conflit où il s'agit de nous, de notre personne juive.

Que faire? Nous détourner, comme jadis, du gothique à la filiation obscure, rester aveugles à sa beauté pour demeurer sourds à ses appels et à ses thèses? Non possumus. Dans l'état actuel de notre évolution, une telle attitude équivaudrait à un refoulement malsain et dangereux. Adopter la posture et l'optique des purs esthètes prétendant exercer leur sensibilité et leur science à la seule faveur de la beauté, sans se soucier de ses thèmes et de ses prétextes religieux? Ce serait cultiver l'insincérité et pécher à la fois contre fart et contre la religiosité. Il ne nous reste donc pas d'autre issue que celle, difficile, de creuser pour atteindre la plus grande profondeur de la source d'où jaillit, entre autres, la splendeur de la cathédrale gothique. A ce niveau nous trouverons, en deçà et au-delà de l'immense aménagement anecdotique de la chronologie et de la légende chrétiennes, la pureté originelle de la foi et, en même temps, son signe d'unité et son point de convergence qui nous permettront d'aborder avec ferveur la beauté réédifiée, créée par l'homme aux mains savantes et inspirées.

Le terme de la conciliation, qui nous rapprochera aussi de la cathédrale gothique, est gravé sur le fronton de nos synagogues sans beauté architecturale ni style: "Et ma maison sera appelée maison de prières pour tous les peuples."


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