YOSSEL de ROSHEIM :
une singulière présence à son temps et au nôtre

par Freddy Raphaël et Monique Ebstein
Postface à l'ouvrage Les tribulations de Yossel de Rosheim dans l'Europe de Charles Quint
publiée avec l'aimable autorisation des auteurs


L'avocat des juifs
Les tribulations de Yossel de Rosheim dans l'Europe de Charles Quint
Selma Stern
- Éditions La Nuée Bleue (18/09/08) ; 15,5x22cm 450 pages ; broché avec rabats ; 25 illustrations en noir et en couleur ;
prix : 22 €
EAN : 9782716507394 -
ISBN: 978-2-7165-0739-4
Edition établie par Monique Ebstein et Freddy Raphaël
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Au début du 16ème siècle, dans un Saint Empire romain germanique chahuté par des conflits incessants, les guerres de religion et les révoltes paysannes, en proie à toutes les peurs, les juifs cristallisaient beaucoup de haines populaires.
C'est dans ce contexte de violence que, dans la petite ville impériale de Rosheim, en Basse Alsace, un érudit devenu prêteur sur gages, Yosselmann (1178-1551), se leva pour défendre ses frères juifs persécutés. Il partit à la rencontre des grands de son temps afin d'alléger les menaces qui pesaient sur ses coreligionnaires de tout l'Empire. Il réussit à placer les juifs sous la protection directe de Charles Quint. L'empereur, écoutant leur avocat, les défendit à maintes reprises contre les terribles décisions des princes et des villes. Fait unique dans l'histoire du Saint Empire, les juifs allemands disposèrent alors d'un représentant qui était à la fois investi par ses frères et reconnu par les princes. Grâce à un sauf-conduit de l'empereur, celui qu'on appela désormais "Yossel de Rosheim, commandeur des Juifs allemands" put se déplacer partout, s'épuisant à défendre ses frères dans les cours et les diètes, et lors de controverses publiques.
Courageux et charismatique, Yossel était aussi un esprit politique avisé qui savait faire des choix, soutenant résolument Charles Quint contre les princes protestants, dénonçant Luther pour ses écrits contre les juifs. Personnage romanesque dans une époque de bouleversements où les lumières de la Renaissance se voilaient d'ombres dangereuses, Yossel fut aussi un réformateur pénétrant, désireux d'améliorer la place des juifs dans la société.

Selma Stern, historienne allemande (1890-1981), auteur de cette biographie éditée en 1959 et traduite pour la première fois en français, a écrit plusieurs ouvrages de référence, inédits en français, sur l'histoire du judaïsme: Le juif de Cour et L'Etat prussien et les juifs. Réfugiée aux Etats-Unis en 1911, où elle fut nommée docteur honoris causa au Hebrew Union College à Cincinnati, elle ne rentra en Europe qu'en 1960, après la publication de la biographie de Yossel. Celui qu'elle appelait "l'homme exemplaire" l'aida à surmonter l'horreur de la Shoah et à se réconcilier avec son pays. Elle vécut ensuite à Bâle où elle poursuivit ses travaux.
Traduit de l'allemand et préfacé par Freddy Raphaël et Monique Ebstein.

En abordant ce travail de traduction et de relecture de la biographie de Yossel de Rosheim que Selma Stern, après avoir dépouillé scrupuleusement de nombreuses archives, a élaborée avec un bonheur d'écriture qui témoigne d'une profonde empathie, nous pensions que la tâche ne serait pas trop rude. Certes, il est légitime et utile que chaque génération, lestée de son expérience historique, confrontée aux défis de son temps, interroge le passé avec son propre questionnement, voire son propre horizon d'attente. Nous ne nous doutions pas cependant qu'une telle complexité, voire de telles contradictions, caractérisaient la façon dont les communautés juives en terres ashkénazes s'inscrivirent dans le Saint Empire romain germanique. Si la précarité semble être le dénominateur commun du plus grand nombre, la mobilité, les réseaux d'alliances, l'esprit d'entreprise permirent à quelques juifs de faire fortune, sans rien renier de leur culture et de leur intérêt pour l'étude. A leur fidélité s'opposa toutefois la conversion de certains juifs, parfois érudits, qui mirent toute leur ardeur de néophytes à persécuter leurs anciens coreligionnaires. Dans les controverses publiques, les disputationes, ils s'efforcèrent de montrer la mauvaise foi d'une obstination qui n'avait pour finalité que de faire échec à l'entreprise salvatrice du Christ.

Il apparaît ainsi que le judaïsme d'Alsace eut pour guides, du 13ème au 16ème siècle, des rabbins prestigieux, dont l'enseignement était écouté jusqu'aux extrémités du Saint Empire et dans les terres de la Réforme. Eux-mêmes, s'inspirant davantage qu'on ne l'a cru des philosophes séfarades d'Espagne, s'employèrent à concilier la raison et la mystique. A la différence des Hassidei Ashkenaz, des piétistes rhénans, ils dénoncèrent l'ascétisme et valorisèrent la présence au monde. Quant aux contacts avec les humanistes et les grandes figures de la Réforme, même s'ils témoignaient d'une réelle ouverture intellectuelle, ils étaient plus souvent ambigus, voire contradictoires. C'est d'un respect mutuel que témoignaient Reuchlin, Capiton, Osiander, Melanchthon... Mais le retour ad formes, à la source première, pouvait avoir pour finalité de se débarrasser de la médiation des commentateurs hébraïques, ou encore d'arracher les juifs à leur "aveuglement" et à leur lecture "superficielle" des textes. Le refus de la conversion tant espérée, la mise en échec de l'entreprise unificatrice d'un christianisme conquérant pouvaient susciter une haine implacable chez ceux pour qui les juifs étaient désormais de trop.

Depuis le travail pionnier de Selma Stern, des historiens de la condition politique, sociale et économique, ainsi que de la pensée et de la mystique des juifs en terres ashkénazes, ont ouvert des pistes nouvelles qu'il nous faut arpenter pour mieux appréhender la riche personnalité de Yossel. Les travaux de Gert Mentgen font apparaître diverses caractéristiques de la population juive d'Alsace entre le 12ème et le 16ème siècle. Celle-ci était très mobile, et avait de nombreux échanges avec les juifs de l'Allemagne du sud et de l'Europe centrale, ainsi que de l'axe rhénan. Il n'est pas impossible qu'après avoir accueilli, notamment en 1306, des juifs chassés du royaume de France, les juifs d'Alsace aient aussi permis, au début du 14ème siècle, à des coreligionnaires que le roi Philippe le Bel avait contraints à l'exil de s'établir en Alsace. Ce n'est qu'après les pogromes et les expulsions perpétrés dans cette province en 1476-1477 que les survivants trouvèrent refuge dans les villages, et que le judaïsme d'Alsace devint essentiellement rural.

Du 13ème au 15ème siècle, les communautés juives d'Alsace, notamment celles de Strasbourg, Colmar et Haguenau, connurent une relative sécurité, et parfois même une réelle prospérité, dues à la présence de quelques juifs qui furent de grands prêteurs et des commerçants importants. Mais c'était la précarité qui caractérisait la condition des juifs, victimes de la lutte pour le pouvoir opposant les nobles, le clergé et la bourgeoisie montante. Ils étaient aussi victimes de l'opprobre qui résultait de l'enseignement du mépris, et des municipalités qui désiraient s'affranchir de la tutelle d'un pouvoir impérial quelque peu affaibli. Sans cesse furent brandies les accusations de meurtre rituel et de profanation d'hosties, suivies de tortures et de mises à mort, de pogromes et d'expulsions.

Exclus des guildes d'artisans, parqués dans le rôle honni de prêteurs d'argent et de prêteurs sur gages, les juifs d'Alsace au 15ème et au début du 16ème siècle avancèrent moins souvent des fonds à la noblesse et au clergé qu'aux bourgeois. Si les taux demeuraient encore élevés (21,61 % par an à Strasbourg), c'est que les juifs devaient acheter très cher une sécurité (bien relative) à leurs protecteurs. Le savoir dont ils faisaient preuve pour soigner les malades n'était souvent que l'envers des pouvoirs maléfiques qu'on leur prêtait. On leur accordait le droit d'exercer quelques petits métiers marginaux : ils fabriquaient des cartes à jouer, des dés, des vitres et parfois des épées.

Lorsqu'on décide de consacrer une partie importante de son temps à la biographie d'une figure du passé, il serait facile de céder à la tentation de l'hagiographie. Entre l'empathie et la distance critique, il doit y avoir une tension jamais équilibrée mais créatrice. Or, la personnalité de Yossel de Rosheim, lorsqu'elle est l'objet d'un questionnement contemporain, apparaît d'une complexité et d'une richesse marquantes. D'une certaine façon, elle préfigure l'entrée du judaïsme d'Alsace dans la modernité. Engagé dans la vie politique et économique de son temps, Yossel ne négligea ni l'étude ni la quête spirituelle. Il tempéra ses élans mystiques par un intérêt soutenu pour une philosophie rationaliste, et ne céda pas à l'engouement ascétique du piétisme rhénan. Pratiquant lui-même le prêt à intérêt, il dénonça énergiquement tous les arguments que ses coreligionnaires pouvaient alléguer pour pratiquer des taux usuraires.

Le charisme de cet homme d'une intelligence lucide, et d'une réelle présence à l'autre, ne fait pas de doute. Sinon, comment comprendrions-nous que ce représentant d'une communauté honnie, au statut si précaire, ait pu devenir l'interlocuteur écouté de l'empereur Charles Quint ? Comment expliquer qu'il ait su convaincre les chefs du Bundschuh, de la ligue des Rustauds, de renoncer à prendre d'assaut la cité de Rosheim ? Comment a-t-il réussi à confondre l'apostat Antonius Margaritha lors de la disputation d'Augsbourg, et à amener toutes les communautés juives du Saint Empire, parfois profondément divisées entre elles, à se regrouper autour de lui ? Le sens de la responsabilité était l'un des traits les plus marquants de Yossel : aussi éloignée dans l'espace, aussi grave fût-elle, toute menace pesant sur une communauté juive devenait son problème, son sujet de préoccupation. Face à la précarité de la condition des juifs, qui, malgré leur utilité économique pour certaines couches sociales, pouvaient à tout moment être accusés de crime rituel, de profanation d'hosties, de traîtrise, ou encore d'ourdir un complot, la lutte inlassable de Yossel semblait vouée à l'échec. Seuls sa foi et son sens de la responsabilité peuvent, partiellement, faire comprendre son obstination et son acharnement à défendre la cause des siens...

Une affinité élective semblait unir deux hommes que tout séparait : d'un côté Yossel, un juif dont le droit à la vie pouvait à tout moment être remis en question ; de l'autre Charles Quint, un souverain dont l'Empire s'étendait sur une partie de l'Europe et du Nouveau Monde. Ce qui les rapprocha, c'était à la fois une exigence spirituelle, voire mystique, et le sens du politique sachant tenir compte des forces en présence. A cela s'ajoutait une réelle volonté de tolérance fondée sur le désir de comprendre l'autre dans sa différence. Une appréciation intéressante du rôle novateur de Yossel est celle qu'avance J. Friederich Battenberg lorsqu'il affirme que celui-ci a profondément transformé le statut juridique des juifs du Saint Empire. En effet, il lutta pour que la procédure de la Chambre impériale applique réellement les fondements juridiques dont Reuchlin avait crédité la condition des juifs. Dans son Sefer ha Mikneh (Livre de l'acquisition), une chronique qu'il rédigea en 1547, Yossel désignait Reuchlin comme " l'homme sage et bon" à qui le peuple juif devait son statut.

Malgré la précarité de la condition des juifs en terre ashkénaze, et de l'opprobre dont ils étaient victimes, il semble que les controverses publiques qui les opposèrent à des théologiens chrétiens furent des moments décisifs. Dans ces joutes où des systèmes de croyance étaient mis en scène selon un code réglé avec précision et un rituel rigoureusement structuré, il arriva plus d'une fois que le dénonciateur du judaïsme fût mis en déroute, même s'il s'agissait d'un renégat. Analysant une disputatio qui opposa, à la fin du 15ème siècle, Rabbi Johanan Luria à un chrétien devant le chapitre de l'archevêque de Strasbourg, Hayim Hillel Ben-Sasson souligne le fait que l'intervention de Luria réactualisa l'argumentaire théologique traditionnel en le contextualisant et en faisant appel à des catégories et des pratiques du monde environnant. Comme Yossel, il invoqua les droits conférés aux juifs par Dieu et par l'empereur.

La formation deYossel s'inscrivait dans une filiation qui, par l'étude, procédait à l'interprétation continuée des textes de la tradition, et les interrogeait à partir des défis de l'histoire contemporaine. Sa famille paternelle se rattachait probablement à Jakob Jehiel Loans (mort en 1506), qui fut le médecin personnel de Frédéric III et qui enseigna l'hébreu à Johannes Reuchlin. Orphelin dès sa septième année, il fut confié à la famille de sa mère, qui était la descendante d'un rabbin prestigieux, le Gaon Shlomo Spira. Il fréquenta la yeshiva, l'école talmudique de Haguenau que sa famille maternelle avait fondée, et y suivit les cours d'un rabbin érudit, le Gaon Johanan Luria.

C'est aux travaux de Hayim Hillel Ben-Sasson de l'université hébraïque de Jérusalem et de ses disciples, notamment Havah Fraenkel-Goldschmidt, que nous devons des éléments nouveaux sur la créativité intellectuelle et spirituelle d'érudits juifs d'Alsace et de l'espace rhénan. Ils subirent l'influence de penseurs à la fois rationalistes et mystiques de l'univers sépharade d'Espagne, et entretinrent des liens avec les théologiens chrétiens du monde environnant.

La complexité du comportement de Yossel, qui associa la démarche rationnelle, solidement argumentée et charpentée à des élans de mystique, reposait partiellement sur son intérêt pour Maïmonide et sur sa connaissance d'Abraham ben Shem Tov Bibago, qui vécut en Espagne dans la dernière partie du 15ème siècle. Hayim Hillel Ben-Sasson et Havah Fraenkel-Goldschmidt ont démontré que le Sefer ha Mikneh de Yossel, à l'exception des passages biographiques, est une adaptation et parfois une paraphrase du traité de Bibago, Derekh Ennounah, qui fut imprimé à Constantinople en 1521. Yossel s'est familiarisé avec ce texte soit à partir d'une copie de l'ouvrage qui aurait pu lui parvenir peu de temps après sa publication, soit par l'étude d'un manuscrit.

Il conviendrait également, selon Hayim Hillel Ben-Sasson, de nuancer considérablement les liens que Selma Stern établit entre l'esprit et l'enseignement des Hassidei Ashkenaz, des piétistes rhénans du 12ème siècle, et de Yossel. En effet, celui dont on pense qu'il fut peut-être le maître de Yossel, Rabbi Johanan Luria, s'opposa clairement et fermement à bien des éléments de l'enseignement de ces derniers, notamment à leur ascétisme. Il nous faudra analyser avec plus de précision des éléments qui, alors qu'ils sont prévalents dans la Hassidout* ashkénaze, ne caractérisent pas la foi de Yossel. L'acceptation du martyre et l'importance de la démarche pénitentielle sont certes présentes chez lui. Mais il n'interprète pas la violence subie comme une mise à l'épreuve et n'exalte pas le suicide comme une voie pour échapper à l'abjuration.

Yossel apparaît comme l'un des pionniers de toute une école de pensée qui s'affirma dans le monde ashkénaze du 16ème siècle et de la première moitié du 17ème, depuis l'Allemagne, l'Italie, la Bohême et la Moravie jusqu'en Pologne et en Lituanie. Ce courant, qui restait imprégné par la mystique, se fondait également sur la raison et sur l'unicité du genre humain voulue par Dieu. Hayim Hillel Ben-Sasson fait ainsi de Yossel un pionnier qui introduisit en Alsace, au début du 16ème siècle, les idées des philosophes juifs d'Espagne. Ce système de représentations, qui articulait mystique et rationalité, serait repris par Rabbi Ovadia Sforno en Italie, par Juda Loew ben Bezalel, le Maharal de Prague, et par Rabbi Moshe Isserles, le grand décisionnaire de Pologne.

L'intérêt pour l'hébreu chez nombre d'érudits chrétiens, à partir de la seconde moitié du 15ème siècle, témoigne d'une perception contrastée, voire contradictoire du judaïsme et des juifs de l'époque. Parmi les hébraïsants, il y a ceux qui se situaient dans la ligne de Reuchlin : celui-ci rendit hommage à son maître Jakob Jehiel Loans. L'accès direct au texte et aux commentaires traditionnels valorisait l'enseignement saisi à sa source première et rendait leur dignité à ceux qui se situaient dans cette chaîne interprétative. Un second courant s'appropria l'hébreu dans une tout autre perspective: permettre aux humanistes et aux réformateurs d'avoir une connaissance immédiate des Ecritures, ce qui les autoriserait à disqualifier le savoir devenu inutile des rabbins. En effet, celui-ci étant de l'ordre de l'annonce, il était aveugle à l'accomplissement. Eux-mêmes se sentiraient à présent confortés dans leur certitude d'être les détenteurs de la vérité.

Les liens étroits mais contradictoires que Yossel entretint avec les réformateurs méritent, dans leur complexité, voire leur ambiguïté, une étude fouillée que nous entreprendrons ultérieurement. N'alla-t-il pas jusqu'à suivre les cours de Bible de son ami Wolfgang Capiton, qui serait d'ailleurs accusé de "judaïser" ? Par la suite, Yossel fut confronté à la disqualification radicale du peuple juif, qui, selon les écrits tardifs de Luther et de Bucer, s'obstinait délibérément dans l'erreur. Ces derniers, reprenant à leur compte la parabole du banquet et de la conversion forcée (dans Luc 14,15-24 et Matthieu 22, 1-14), en vinrent à considérer les juifs comme un obstacle sur la voie du salut, qu'il convenait d'éliminer.

"La truie aux juifs"
Cette gravure sur bois de 1470 reprend une représentation obscène des
juifs, censés se nourrir avec délice du lait et de la gente de la truie. Ce thème, que l'on retrouve dans la statuaire de la cathédrale de Strasbourg aussi bien que dans celle de la collégiale Saint-Matin de Colmar; entend montrer que les juifs se délectent substantiellement de l'animal qui leur
est interdit.

La prétention de la religion d'être une instance régulatrice et unificatrice était de plus en plus malmenée dans un monde qui se fragmentait et relevait de pouvoirs en conflits permanents. L'obsession de l'unité de la foi était avivée alors que s'affirmaient les dissidences. Le maintien de la paix terrestre et céleste était un enjeu d'une importance telle que si la persuasion venait à échouer, l'anéantissement des "ennemis du genre humain" en était justifié.

Il ne semble pas que le dépit qu'éprouva Luther devant le refus des juifs à reconnaître la messianité du Christ puisse rendre compte à lui seul du changement de teneur si radical entre ses premiers écrits et les textes qu'il publia après 1543. Dans les premiers, il rappelait que Jésus était un juif, et il soulignait la filiation entre le premier et le second Testament. Dans ses écrits tardifs, il alla jusqu'à prôner l'éradication totale des juifs, ces êtres nuisibles, acharnés au mal, entièrement voués à faire échouer le plan salvateur de Dieu. Sans doute, l'attrait que le judaïsme exerça sur certains mouvements dissidents ne contribua pas peu à ces prises de position qui iraient jusqu'à légitimer l'élimination totale de ces ennemis de l'humanité.

Différentes approches disciplinaires sont requises pour expliquer que, malgré les réserves de certaines élites politiques et religieuses, la masse des fidèles de la Réforme se rallia pleinement à la croyance en la perpétuation des meurtres rituels. Il convient de prendre en compte la vigueur renouvelée d'un univers de représentations qui répondaient à la peur, à la nécessité de trouver une explication aux malheurs individuels et collectifs, ainsi qu'à un horizon d'attente marqué par l'espérance eschatologique.

On ne saurait sous-estimer le rôle déterminant que jouèrent au début du16ème siècle les juifs convertis au christianisme : ils répondaient aux attentes apocalyptiques des chrétiens, qui s'employaient à répandre leurs écrits. Issus la plupart du temps des couches aisées et cultivées de la communauté juive, ils livrèrent de nombreuses observations des coutumes et des pratiques de leurs anciens coreligionnaires, car ils se voulaient experts en traditions juives.

Il va de soi que la multiplication des gravures sur bois représentant le culte du Veau d'or, la réactivation par la peinture de l'opposition entre la rigueur mortifère de l'ancienne Loi et la grâce miséricordieuse de la nouvelle, ainsi que la diffusion de pamphlets, contribuèrent à entretenir des stéréotypes enfermant les juifs dans une essence maléfique. On comprend mieux alors que, durant la Réforme, les accusations de crimes rituels et de profanation d'hosties, loin de disparaître, connurent une vogue significative.

Dans l'Allégorie de la Loi et de la Grâce que Lucas Cranach l'Ancien a peinte en 1529, la Loi, qui est à gauche de l'arbre aux branches desséchées et qui expose l'homme à la colère de Dieu et à la condamnation éternelle, a pris la place de la Synagoga médiévale. A droite, sous des branches reverdies, la Grâce conduit à la vie par le sacrifice du Christ et inspire la confiance: elle a pris la succession de l'Ecclesia de la peinture médiévale. Dans La Cène que Lucas Cranach le Jeune a peinte en 1565 sur l'épitaphe de Joachim von Anhalt, ce sont les réformateurs qui remplacent les disciples du Christ. Luther est à sa droite, Melanchthon à sa gauche. Lui faisant face, Judas dissimule dans son dos une bourse et un poignard. Il a une chevelure et une barbe rousses, il est vêtu d'une robe jaune.

Malheur au peuple qui a besoin de héros, écrivit Berthold Brecht. Mais on pourrait objecter inversement qu'une communauté juive comme celle d'Alsace, dont la préoccupation lancinante fut de perdurer et de transmettre sa tradition, qui favorisa l'étude et le rite, devrait avoir une conscience historique plus aiguë. De Yossel à certaines grandes figures de la modernité, en passant par Cerf Berr, les grands rabbins David Sintzheim, Jacob Meyer et Zadoc Kahn, se décline un judaïsme préoccupé par la survie d'un code de valeurs, d'un enseignement et d'une pratique singuliers, d'une présence affirmée au monde et aussi d'une grande exigence éthique. Leur incomparable grandeur fut de refuser toute complaisance de la part de leurs coreligionnaires, qui trouvaient une justification trop facile à une conduite trahissant les principes dont ils se réclamaient.

Toute entreprise de connaissance et d'analyse du passé que nous choisissons arbitrairement comme objet d'étude renvoie à des motivations subjectives pas toujours clairement avouées. Héritiers du monde d'hier qui connut deux guerres effroyables et déboucha sur l'horreur absolue, contemporains d'une régression dans la barbarie, nous entendons surmonter la tentation du désespoir par l'écriture et l'Histoire. Il s'agit pour nous, comme pour Selma Stem, de nous réconcilier avec la culture européenne, de reconstruire, à partir du modèle recteur que représente l'oeuvre de Yossel de Rosheim, un sens nouveau à une histoire partagée.

A l'époque de Yossel, l'Alsace était à la fois une terre d'accueil et d'exclusion, de tolérance et de persécution. C'était assurément une terre de passage, mais nullement de brassage. Le fait de vivre côte à côte, parfois dans une relation de dépendance, peut exaspérer les singularités et attiser la haine des petites différences. La pensée et le comportement de Yossel témoignent de sa volonté tenace d'assurer la transmission d'un judaïsme pleinement assumé. Ils démontrent son ouverture ainsi que celle d'une partie des communautés ashkénazes sur la culture du monde environnant et sont une preuve de leur intérêt réel pour des modes de penser autres. A la volonté de perdurer, à la vertu de fidélité s'ajoute une mise en cause de l'enfermement, à la fois subi et voulu, des juifs d'Alsace. Mais la confrontation avec la pensée et la personnalité des grandes figures de l'humanisme rhénan et de la Réforme n'est pas toujours irénique. Face à une culture de la haine, Yossel remplit sa vocation de juif : il est un passeur d'humanité.

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