Yossel de Rosheim présent à son temps et au nôtre
Conférence de Freddy Raphaël à Colmar, avril 2014

Cliquez ici pour voir les vidéos de toutes les conférences prononcées autour de l'exposition YOSSEL DE ROSHEIM, entre l'unique et l'universel, un juif engagé dans l'Europe de son temps et du nôtre.
Bibliothèque des Dominicains de Colmar, du 4 avril au 28 août 2014



A LA CHARNIERE DU MOYEN AGE ET DES TEMPS MODERNES
par Freddy Raphaël et Monique Ebstein
Postface à l'ouvrage Les tribulations de Yossel de Rosheim dans l'Europe de Charles Quint
publiée avec l'aimable autorisation des auteurs

LE CONTEXTE RELIGIEUX, HISTORIQUE ET CULTUREL

L'avocat des juifs
Les tribulations de Yossel de Rosheim dans l'Europe de Charles Quint
Selma Stern
- Éditions La Nuée Bleue (18/09/08) ; 15,5x22cm 450 pages ; broché avec rabats ; 25 illustrations en noir et en couleur ;
prix : 22 €
EAN : 9782716507394 -
ISBN: 978-2-7165-0739-4
Edition établie par Monique Ebstein et Freddy Raphaël
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Au début du 16ème siècle, dans un Saint Empire romain germanique chahuté par des conflits incessants, les guerres de religion et les révoltes paysannes, en proie à toutes les peurs, les juifs cristallisaient beaucoup de haines populaires.
C'est dans ce contexte de violence que, dans la petite ville impériale de Rosheim, en Basse Alsace, un érudit devenu prêteur sur gages, Yosselmann (1178-1551), se leva pour défendre ses frères juifs persécutés. Il partit à la rencontre des grands de son temps afin d'alléger les menaces qui pesaient sur ses coreligionnaires de tout l'Empire. Il réussit à placer les juifs sous la protection directe de Charles Quint. L'empereur, écoutant leur avocat, les défendit à maintes reprises contre les terribles décisions des princes et des villes. Fait unique dans l'histoire du Saint Empire, les juifs allemands disposèrent alors d'un représentant qui était à la fois investi par ses frères et reconnu par les princes. Grâce à un sauf-conduit de l'empereur, celui qu'on appela désormais "Yossel de Rosheim, commandeur des Juifs allemands" put se déplacer partout, s'épuisant à défendre ses frères dans les cours et les diètes, et lors de controverses publiques.
Courageux et charismatique, Yossel était aussi un esprit politique avisé qui savait faire des choix, soutenant résolument Charles Quint contre les princes protestants, dénonçant Luther pour ses écrits contre les juifs. Personnage romanesque dans une époque de bouleversements où les lumières de la Renaissance se voilaient d'ombres dangereuses, Yossel fut aussi un réformateur pénétrant, désireux d'améliorer la place des juifs dans la société.

Selma Stern, historienne allemande (1890-1981), auteur de cette biographie éditée en 1959 et traduite pour la première fois en français, a écrit plusieurs ouvrages de référence, inédits en français, sur l'histoire du judaïsme: Le juif de Cour et L'Etat prussien et les juifs. Réfugiée aux Etats-Unis en 1911, où elle fut nommée docteur honoris causa au Hebrew Union College à Cincinnati, elle ne rentra en Europe qu'en 1960, après la publication de la biographie de Yossel. Celui qu'elle appelait "l'homme exemplaire" l'aida à surmonter l'horreur de la Shoah et à se réconcilier avec son pays. Elle vécut ensuite à Bâle où elle poursuivit ses travaux.
Traduit de l'allemand et préfacé par Freddy Raphaël et Monique Ebstein.

L'époque où vécut Yossel, le dernier quart du 15ème siècle et la première moitié du 16ème, fut à de nombreux titres une époque charnière où s'acheva le passage du Moyen Age aux Temps modernes. Pour ceux qui vécurent alors, cette période aux transitions floues fut riche en profonds bouleversements.

Beaucoup s'accordent à considérer les mille années qui s'écoulèrent entre la chute de l'Empire romain et la découverte de l'Amérique comme une époque monolithique, où l'Eglise catholique détenait le pouvoir suprême faisant d'elle l'arbitre des princes et des rois. Tout pouvoir suprême entraîne des abus, et l'Eglise, malgré sa vocation spirituelle, malgré l'idéal de pauvreté prôné par son fondateur, succomba à la tentation du pouvoir politique et de l'enrichissement. L'inadéquation entre ce qu'elle était devenue, surtout au sommet de sa hiérarchie, et ce qu'elle aurait dû être fut en grande partie la cause de révoltes à tous les niveaux de la société. Ces révoltes furent à la fois d'ordre moral, social et politique. Le petit peuple prit conscience des injustices dont il était l'objet, des inégalités criantes qui allaient jusqu'à le priver de ce qui était nécessaire à sa survie. Les taxes exigées par le seigneur du lieu, les armées ou les bandes guerrières qui traversaient ses terres, indifférentes à la destruction des récoltes, en faisaient un paria. De nombreuses gravures de l'époque témoignent avec réalisme de la vie quotidienne et de ses profondes misères.

Au niveau politique, la diplomatie, les mariages et la guerre étaient les moyens qu'employaient les souverains pour regrouper et agrandir leurs possessions. Dans le sud de l'Europe, en Espagne, les "rois catholiques" reprirent en 1492 Grenade, le dernier bastion musulman. Ils expulsèrent les juifs de leurs royaumes et étendirent leur souveraineté sur le Nouveau Continent découvert par Christophe Colomb. L'Italie était déchirée par les guerres que se livraient des puissances étrangères qui la convoitaient, notamment la France et l'Empire. A Rome, l'Eglise était gouvernée par des papes qui étaient davantage des souverains temporels et des mécènes que des chefs spirituels. Leur constant besoin d'argent les conduisit à recourir à toutes sortes d'expédients pour s'en procurer, que ce fût la vente d'indulgences ou le cumul de bénéfices. En France, Louis Xl achevait son règne durant lequel il oeuvra essentiellement à l'unification de son royaume et contribua au démembrement de l'Etat bourguignon. Ce fut l'origine de la longue rivalité entre les Maisons de France et d'Autriche.

La fidélité sans faille de Yossel à Charles Quint l'amena, sur le plan politique, à combattre les velléités hégémoniques de la France, et à considérer l'Espagne comme une alliée. Mais, dans sa formation et son orientation spirituelles, il était profondément tributaire de l'exégèse des Sages de France, continuateurs de l'enseignement de Rabbi Salomon ben Isaac, dit Rachi de Troyes (1040-1105). Par ailleurs, il n'ignorait pas la démarche des disciples de Maïmonide qui, en Espagne, poursuivaient sa recherche dans le cadre d'une philosophie plus rationaliste.

A l'époque de Yossel, Charles Quint était l'ennemi déclaré du roi de France, avec qui il rivalisait pour affirmer sa suprématie sur l'Europe. Le souverain français appuya les princes allemands en révolte contre l'empereur, et n'hésita pas à prêter main-forte aux Turcs lorsque ceux-ci poursuivirent leur avance en Europe. Dans un texte traduit par Havah Fraenkel-Goldschmidt, Yossel se fait le chantre des victoires de Charles Quint, protecteur des juifs, contre François Ier :

"[En 1520,] notre pays ne connaissait pas la paix car le roi de France était jaloux de l'empereur. Bien qu'il fût incapable de le battre et que, au contraire, c'est l'empereur qui parvînt à le terrasser et à le faire prisonnier en 1525, il ne cessa de le harceler. Jusqu'au jour de sa mort, la France ne put relever la tête."

Lorsque, en 1543, Charles Quint décida d'arrêter la progression des Turcs en Europe, il estima qu'il lui fallait commencer par vaincre les Français, leurs alliés. En septembre 1544, les troupes impériales atteignirent la proche banlieue de Paris. Durant la Diète de Worms, Yossel remit à Charles, au nom de l'ensemble des juifs d'Europe, la somme de trois mille florins à titre de contribution à l'effort de guerre. Chaque juif devait s'acquitter de sa quote-part auprès de Yossel, sous peine de bannissement.

Quant aux relations des juifs d'Alsace avec l'Espagne, elles étaient plus épisodiques.

Dans sa Chronique, Yossel relate que, en 1545, les juifs furent confrontés à un nouveau danger : les exactions, voire la mise à mort de la part de "ces gens dont on ne peut comprendre le langage". Cette citation de la Bible (Deutéronome 28:49) désignait les soldats espagnols des armées de l'empereur. Lors de la Diète de Ratisbonne, Yossel convainquit le conseiller de Granvelle d'intercéder en faveur de ses coreligionnaires auprès de son souverain. Celui-ci ordonna que nul ne fasse le moindre mal aux juifs, ses protégés.

A partir du 12ème siècle, le judaïsme d'Europe occidentale s'était structuré autour de deux centres: d'une part les communautés du nord de la France et des pays rhénans, et d'autre part celles de Provence et d'Espagne. Mais cette bipolarité n'excluait pas des contacts de plus en plus fréquents entre ces deux aires culturelles, sur le plan commercial et aussi dans les domaines migratoire et intellectuel. Des productions littéraires, poétiques, exégétiques et halakhiques (c'est-à-dire de droit talmudique), qui reposaient sur des relations suivies, en sont les témoins. Des savants originaires de Provence et d'Espagne se rendaient en France et en Allemagne, des familles italiennes, d'où étaient issus des notables et des érudits, s'établissaient à Worms. Samuel le Hassid (" le Pieux"), qui fut l'un des fondateurs du piétisme rhénan, rendit visite aux communautés de Provence, notamment à celle de Narbonne. Par ailleurs, à la même époque, des exégètes allemands voyagèrent en Europe centrale et, traversant la Pologne, allèrent jusqu'en Russie.

Dans les communautés juives d'Espagne, deux courants de créativité spirituelle ne cessèrent de s'affirmer tout au long du 14ème siècle jusqu'à leur expulsion en 1492. Face à l'épanouissement de la mystique et de la Cabale, une démarche philosophique fortement marquée par le rationalisme connut un élan puissant. Devant l'intensité croissante de la persécution, des exégètes, désireux de raffermir la foi et de soutenir l'espérance de leurs coreligionnaires, eurent recours au questionnement rationaliste afin de résoudre les problèmes auxquels ils étaient confrontés. Quant à Yossel, il rédigea, à la fois pour son propre cheminement spirituel et pour celui de ses contemporains, un résumé d'une oeuvre d'orientation rationaliste, le Derekh Emouna (La Voie de la foi) de l'exégète Abraham Bibago (Constantinople, 1522). Hayim Hillel Ben-Sasson, éminent historien de l'université de Jérusalem, n'hésite pas à écrire qu'il "arrive à la conclusion, à partir de toute une série de sources, que la philosophie juive d'Espagne avait un grand nombre d'adeptes en terre ashkénaze, et plus particulièrement chez les juifs alsaciens, au début du 16ème siècle".

Quant au Saint Empire romain germanique, depuis 1438 l'empereur appartenait à la famille des Habsbourg. Frédéric III mourut en 1493, Maximilien Ier lui succéda jusqu'en 1519, et à cette date Charles Quint monta sur le trône à dix-neuf ans. Il abdiqua en 1556. Notons que Yossel rencontra à plusieurs reprises ces deux derniers empereurs. C'est durant leur règne que se déroula l'essentiel de sa vie active, laquelle se cantonna sur le territoire de l'Empire.

Le 16ème siècle fut le siècle de l'humanisme, de la Renaissance et de la Réforme, une époque où les mentalités évoluèrent dans tous les domaines. La pensée se rationalisa sous l'influence des humanistes, dont Erasme fut le plus illustre représentant. L'être humain, s'il continuait à être tourmenté par le sort de son âme, n'acceptait plus comme autrefois l'autorité absolue de l'Eglise de Rome et de son pontife. Luther attaqua violemment l'autorité du pape au nom d'un retour à une religion plus pure et plus authentique. De nombreux princes adhérèrent à la Réforme et imposèrent la nouvelle doctrine à leurs sujets.

A la ville comme à la campagne, les habitants ne se contentaient plus d'être des maillons de la hiérarchie féodale, de se voir assigner une place immuable dans la société et d'être les serfs de leur seigneur. Les Stände, ou "états", c'est-à-dire la représentation officielle des différentes couches sociales urbaines, devinrent les partenaires actifs des princes et de l'empereur, et osèrent présenter leurs revendications. Les bouleversements sociaux étaient tels qu'ils engendrèrent des révoltes sanglantes connues sous les noms de révolte du Bundschuh en 1510 et de guerre des Paysans en 1524.

L'imprimerie, inventée vers 1440 à Strasbourg par Gutenberg, révolutionna, grâce à la diffusion des livres, la propagation rapide des idées. L'art, dont les sujets étaient jusqu'alors presque exclusivement religieux, se tourna de plus en plus vers le monde profane. L'économie n'était plus autarcique, les grandes banques établissaient des réseaux qui s'étendaient jusqu'au Nouveau Monde et jusqu'en Extrême-Orient : c'était le développement rapide d'un capitalisme qui dépasserait les frontières de l'Europe.

La vie active de Yossel embrassa essentiellement la première moitié du 16ème siècle. Cette période nous paraît claire et lumineuse grâce à l'art italien, au développement des sciences, à la découverte de nouveaux continents... Mais son autre face, occulte, sombre et mystérieuse est moins bien connue. On est tenté d'oublier que ce fut l'époque où la sorcellerie, la magie eurent droit de cité, où Luther s'effrayait des apparitions du diable et où le discours logique de Descartes n'avait pas encore éliminé du domaine de la pensée tous les phénomènes que la raison ne pouvait expliquer.

Les Juifs dans 1'Empire

Dès l'époque des souverains carolingiens, puis ottoniens, des liens s'étaient tissés entre les juifs et la royauté. Les communautés juives constituèrent une source non négligeable de revenus pour le pouvoir central. Progressivement, celui-ci les assimila à des servi Cainerae ("serviteurs de la Chambre impériale") taillables et corvéables à merci. "La royauté cherchait à couvrir ses besoins croissants en argent en mettant en gage ses droits de souveraineté sur les juifs et en prélevant sur eux des impôts extraordinaires". La Couronne se heurta de plus en plus à la puissance grandissante des élites urbaines, des corporations et des seigneurs locaux, et dut composer avec eux. Les juifs devinrent alors l'enjeu de luttes sociales et se virent obligés de négocier pour leur survie soit avec les autorités royales ou celles de la principauté où ils demeuraient, soit avec les pouvoirs ecclésiastiques et les conseils municipaux.

Au 10ème siècle, les villes épiscopales, ou "villes cathédrales" de l'espace rhénan avaient été les premières à accueillir des juifs, par familles d'abord. puis par communautés. Ces villes pouvaient être qualifiées de "piliers de l'urbanisation médiévale et la diffusion des implantations juives en était une partie intégrante". Des juifs vivaient également dans de petites villes, et parfois même dans des villages. Les évêques furent les garants les plus importants de leur statut, car ils étaient considérés comme "minorité protégée". Au 15ème siècle, les princes et les villes s'émancipèrent graduellement de la tutelle de l'empereur et s'efforcèrent d'acquérir le pouvoir juridictionnel sur les juifs afin d'en retirer le profit maximum.

Ce statut dans l'Allemagne médiévale doit être analysé en tenant compte de l'évolution politique et économique, sociale et culturelle des forces dominantes en présence. On constate un énorme contraste entre la précarité de l'existence physique des juifs d'une part, qui était tantôt tolérée, tantôt menacée, tantôt persécutée, et la relative autonomie de leur gestion interne. De plus, leur créativité culturelle confrontait avec audace leur tradition aux catégories de pensée du monde environnant. Le droit talmudique constituait, dans la dynamique d'une interprétation continuée, le fondement de l'organisation des communautés (kehilot). A leur tête, des conseils élus et des représentants (parnassim) en assuraient l'administration. A partir du 13ème siècle, dans de nombreuses localités, les juifs reçurent le statut de cives, c'est-à-dire de citoyens intégrés, dépendant de la juridiction de la ville et bénéficiant de sa protection. Puis, progressivement, l'administration des communautés juives fut confiée à des personnalités plus fortunées, prêteurs ou marchands. Parfois liés à des familles d'érudits, certains de ces notables avaient réussi à faire fortune, et il n'était pas rare qu'eux-mêmes ou leurs proches occupent au 16ème siècle un poste de parnass, c'est-à-dire de représentant de la communauté. Les différences sociales s'accentuèrent entre ses membres, et le nombre de mendiants augmenta.

Le judaïsme alsacien

En l'état de nos connaissances, nulle présence juive n'est attestée en Alsace avant le 12ème siècle. Une synagogue, un bain rituel et un cimetière furent édifiés à Strasbourg, où des juifs apparurent dès le 13ème siècle. On trouve également une structure communautaire à Colmar, des lieux de prière et d'étude à Haguenau. à Molsheim... Au milieu du 14ème siècle, les sources affirment l'existence de onze synagogues et d'un nombre un peu moindre de cimetières, car très souvent plusieurs communautés enterraient leurs morts dans un même lieu. Un des traits caractéristiques du judaïsme d'Alsace. depuis le 14ème siècle - et jusqu'à la première guerre mondiale -, fut la densité du peuplement. Il y eut certes des périodes de crise, de persécutions et de massacres, mais à la veille de la Grande Peste (1348-1350), les juifs étaient présents dans 49 des 66 villes alsaciennes, ainsi que dans des bourgades de moindre importance comme Marlenheim et Bischwiller. Moins d'un demi-siècle après les persécutions meurtrières de 1349, des juifs revinrent dans la moitié des localités où ils avaient vécu auparavant, et une immigration venue de France et de Franche-Comté contribua à compenser les meurtres et les expulsions qui suivirent la Peste noire. A la fin du Moyen Age, le judaïsme rural prit de l'ampleur. Entre 1480 et 1520, on relevait davantage de communautés villageoises qu'urbaines.

Du point de vue économique, les juifs d'Alsace, de même que ceux du reste de l'Empire, étaient exclus des guildes d'artisans, de l'administration, de la justice et du métier des armes, ainsi que du travail de la terre. Ils furent donc obligés de recourir au prêt à intérêt. C'est pourquoi, à partir du 16ème siècle, ils acquirent le quasi-monopole des petits prêts d'argent et des prêts sur gages. Dans l'Alsace viticole, "durant tout le Moyen Age tardif, les petites gens se virent contraints par leurs besoins d'argent à recourir aux prêteurs juifs, bien que ceux-ci aient été expulsés des villes de l'Empire. C'est pourquoi les ecclésiastiques les accusèrent souvent d'être responsables de la misère d'une grande partie du peuple, alors même que, après avoir payé leurs impôts, ils ne survivaient qu'à grand-peine".

Cependant, dès la première partie du 14ème siècle, des financiers juifs de grande envergure jouèrent un rôle déterminant. Simon le Riche de Deneuvre, qui résidait à Strasbourg, accorda un prêt de plusieurs milliers de florins à Amédée VI de Savoie, et Vivelin le Rouge de Strasbourg, par l'intermédiaire de l'électeur Baudouin de Luxembourg dont il était le conseiller, consentit au roi Edouard III d'Angleterre, lors de son expédition contre les Français en 1338, un crédit de trois cent mille florins. Pour cette somme astronomique, Baudouin et lui reçurent en gage la grande couronne royale d'Angleterre! Dans l'Alsace de la deuxième moitié du 15ème siècle, de très grands prêteurs d'argent juifs furent volontiers accueillis par les cités, notamment Eberlin d'Eichstetten qui s'installa à Colmar en 1437, Isaak, alias Juda de Bambis, de Mulhouse, qu'un de ses débiteurs nobles fit assassiner par un arbalétrier, Han (ou Johanan) d'Oppenheim et Model qui s'installèrent à Colmar.

La vie religieuse au 16ème siècle

Après le règne incontesté d'une Église toute-puissante pendant les longs siècles du Moyen Age, la conception de l'homme, de l'univers, de l'Histoire restait centrée sur le christianisme, malgré l'émergence de philosophies renouant avec le monde antique, et malgré la découverte de nouveaux continents. Il s'agissait cependant là d'un christianisme dont les dogmes, la hiérarchie et les pratiques étaient fortement remis en cause. C'est l'époque où les adeptes de l'Eglise et de la Réforme confrontaient et contestaient les articles de leur foi, et s'observaient avec méfiance. Ils enfermaient dans un même dénigrement et un même opprobre tous ceux qui leur apparaissent comme étant l'Autre, c'est-à-dire le païen, l'hérétique et le juif. Ce dernier devint l'enjeu d'une âpre lutte, le pouvoir impérial étant de plus en plus affaibli face à la montée des forces sociales dans les villes. Il était la cible de la haine conjuguée de l'antijudaïsme religieux et de l'hostilité économique.

C'est pourquoi, sans vouloir minimiser la tragédie effroyable du meurtre de nombreux juifs de la vallée du Rhin lors des Croisades du 11ème au 13ème siècle, et sans oublier les exactions commises tout au long de la période médiévale par des "bandes soldatesques", on peut affirmer que la condition des juifs du Saint Empire se dégrada considérablement durant él'automne du Moyen Age" et l'éclosion de l'époque moderne. La convergence des mutations d'ordre politique, social et religieux encouragea la persécution des juifs.

Dès la fin du 12ème siècle et au début du 13ème dans toute l'aire germanique, on accusa les juifs d'être les ennemis mortels des chrétiens et de pratiquer des meurtres rituels \. Des convertis accréditaient en effet l'usage du sang lors de la Pâque juive. Il suffisait qu'un jeune enfant chrétien disparût ou que l'on découvrît son cadavre pour que des juifs fussent arrêtés, soumis à la question par des tortionnaires qu'influençaient les prédications du bas clergé. Aussi les suppliciés allaient-ils parfois jusqu'à reconnaître le méfait qui leur était imputé. Certains étaient amenés sous la torture à dénoncer des coreligionnaires. En de rares occasions cependant, l'accusation de meurtre rituel se heurta à l'incrédulité des autorités municipales ou ecclésiastiques. Ce fut le cas à Colmar en 1292, où le Magistrat démonta la dénonciation de juifs accusés d'avoir tué un enfant de neuf ans.

Trois motifs étaient invoqués pour expliquer les prétendus meurtres rituels. Tout d'abord, le complot haineux fomenté par les juifs contre la chrétienté. Ensuite, les vertus salvatrices qu'ils attribuaient au sang chrétien, d'où son utilisation dans la fabrication de pains azymes au moment de la Pâque juive, et celle d'un baume guérisseur pour les enfants nouvellement circoncis. Il permettait en outre de dissimuler leur odeur méphitique. Enfin et surtout, le désir maléfique des juifs de répéter le martyre de la Crucifixion.

C'est dans le dernier tiers du 15ème siècle, au moment de la transition vers la Renaissance, que l'accusation de meurtre rituel se répandit à travers l'Allemagne avec une intensité accrue. Ce fut le cas, entre autres, à Endingen en 1475, à Ratisbonne en 1476, à Fribourg en 1504, à Berlin en 1510 et à Pösingen en 1529. Rappelons que c'est à Endingen qu'avaient été brûlés les grands-oncles de Yossel. Souvent, pour éviter tout recours à la suite d'une condamnation, la sentence était exécutée le plus rapidement possible.

En 1215, au cours du quatrième concile de Latran, le pape Innocent III promulgua le dogme de la Transsubstantiation qui renforça singulièrement le culte de l'hostie. Selon ce dogme, en effet, c'est le Corps même de Dieu qui se cache sous l'apparence du pain. La religiosité populaire alla jusqu'à lui attribuer un pouvoir magique. C'est alors que se propagèrent de fréquentes accusations de profanation d'hosties consacrées. Celles-ci étaient prétendument destinées à manifester la haine des juifs contre le Christ et toute la chrétienté. Ces derniers furent accusés de s'acharner sur elles avec des couteaux, des marteaux et des clous, de les "torturer" jusqu'à ce qu'elles saignent, répétant ainsi la mise à mort de Jésus sur la Croix. C'est pourquoi des mesures furent prises imposant aux juifs un signe pour les stigmatiser et limiter leurs droits politiques et juridiques. De nombreux pogromes furent perpétrés, entraînant la mort des présumés coupables auxquels des aveux avaient été extorqués sous la torture. Ces aveux servaient ensuite à justifier la confiscation des biens des bvictimes, dégageant par là même les débiteurs de leurs dettes. Ces mesures allèrent souvent jusqu'à l'expulsion pure et simple de toute une communauté hors de la cité.

La croyance populaire selon laquelle les juifs profanaient des hosties et commettaient des meurtres rituels était tellement enracinée qu'elle donna lieu à des pèlerinages en l'honneur des victimes. Certains se perpétuèrent jusqu'au dernier quart du 20ème siècle, prouvant bien que les profondes mutations d'ordre politique, social, économique et culturel n'avaient pas suffi à changer le stéréotype honni de cet Autre qui, telle une bête malfaisante, mériterait d'être exterminé.

Comment expliquer que, du 16ème siècle jusqu'au coeur de la modernité, ce que Theodore Adorno nomme "la rumeur concernant les juifs" se maintint. quoique sous d'autres formes ? Comment ne pas être atterré par la haine et la violence qui, tout au long des siècles, entraînèrent des exterminations de masse et des vagues de pogromes ? Comment ne pas voir la dynamique d'une force dévastatrice déclenchée par une logique passionnelle que rien ne peut arrêter ?

La prédication en langue vernaculaire des ordres mendiants et du bas clergé contribua à la rapide extension de cette "rumeur". Elle s'adressait plus particulièrement aux couches analphabètes pour les conforter dans leur foi et les inciter à ne pas céder aux arguments des groupes hérétiques. Dès le 13ème siècle, les sermons des prédicateurs demandaient aux anges de protéger les "enfants de Dieu contre les voleurs, les bandits et les incendiaires, les hérétiques, les païens et les juifs". Ces derniers, étant les meurtriers du Christ et des prophètes, devaient être considérés comme les ennemis du genre humain. Cependant, même s'ils méritaient la mort pour avoir commis pareil méfait, il était indispensable d'en laisser vivre un petit nombre, afin qu'au Jugement Dernier ils puissent attester de la vérité du message christique et se convertir.

Le contraste était grand entre le haut clergé qui menait une vie de plus en plus luxueuse, et la population défavorisée que la croissance démographique, les mauvaises récoltes et l'oppression sociale affamaient. Aussi était-il facile aux prédicateurs itinérants de manipuler la crédulité des couches populaires pour qu'elles prêtent foi aux accusations dénonçant l'obstination, l'aveuglement et la collusion des juifs avec le diable. En outre, on les stigmatisait, telles des "sauterelles" qui s'abattaient sur la récolte du paysan et le ruinaient par des prêts usuraires. Toutes ces rumeurs contribuèrent à accentuer "l'étrangeté" des juifs, et à justifier le fait qu'ils soient tenus à l'écart.

Les Jeux de la Passion mirent en scène dans une perspective d'édification les moments marquants de l'histoire du salut. Ils permirent la construction de la figure haïssable du juif. Tant que ces jeux firent partie de la liturgie pascale, ils se déroulèrent à l'intérieur de l'église. Mais, progressivement, ils furent joués sur le parvis, puis sur la place du marché. Lors des représentations de la Passion, les juifs figuraient à la gauche du Christ, de même que sur les tableaux la Synagogue est à gauche et l'Eglise à droite de la Croix. Sur scène, ils étaient aux côtés de Pilate, tout près de l'Enfer. Vêtus d'habits des 15ème et 16ème siècles, ils portaient un chapeau pointu et s'exprimaient dans un jargon pseudo-hébraïque qui incitait à la moquerie. C'étaient donc bien des juifs contemporains qui étaient représentés au théâtre et dans la peinture et qui, comme déicides, étaient livrés à la vindicte populaire.

L'art religieux du 12ème au 16ème siècle

"Judas le traître"
Judas, dont la chevelure et la barbe en broussaille expriment la vilenie, reçoit une bourse pour avoir vendu le Christ et l'avoir livré à ses bourreaux. Cette représentation enferme les juifs dans le rôle honni du traîre assoiffé d'argent et leur attribue une responsabilité décisive dans le déicide. Manuscrit conservé à la Bibliothèque municipale de Colmar.
Durant tout le Moyen Age, l'art fut uniquement religieux, il devint partiellement profane à la Renaissance, avec la vogue du portrait et la reprise de thèmes concernant la mythologie et l'histoire de l'Antiquité. Mais, du 12ème au 16ème siècle, les peintres n'avaient guère d'autres sujets que religieux : nativités, crucifixions, martyres de saints. La religiosité populaire, qui mettait au centre de l'adoration et de la liturgie la souffrance rédemptrice du Christ, trouvait une expression exacerbée dans les tableaux des autels représentant le cycle de la Passion. Sur ces tableaux, les juifs devinrent les principaux acteurs des étapes successives de la Crucifixion. Ils y prenaient souvent la place des Romains. De l'arrestation du Christ au couronnement d'épines, au portement de la Croix, à la flagellation, et jusqu'au moment où Il est cloué sur la Croix, ils sont représentés, en habits médiévaux, le visage fortement typé, bestial, exprimant la joie sadique du tortionnaire. La figure de Judas prenait un relief singulier, depuis le baiser de la trahison jusqu'à son suicide par pendaison évoqué par un récit apocryphe. Sa laideur attestait la noirceur de son âme : vêtu d'une robe jaune, son visage au nez crochu était encadré par une barbe et une chevelure rousses.

Sculptures ou peintures, ces représentations témoignaient d'une volonté délibérée de radier le judaïsme du plan divin. A l'Église triomphante, altière, couronnée, tenant une croix dans sa main droite et un calice dans sa main gauche, s'opposait la Synagogue aux yeux bandés, obstinée dans l'erreur. Elle s'appuyait sur une lance brisée, tandis que les tables de la Loi semblaient lui échapper. Elle fut répudiée car elle avait été incapable de reconnaître la vérité éclatante de la nouvelle Alliance. Parfois, un diable juché sur son épaule signifiait sa collusion avec le Malin qui s'employait à faire échouer l'oeuvre rédemptrice du Christ.

Des juifs convertis au christianisme jouèrent un rôle actif dans la virulente recrudescence de l'antijudaïsme qui se manifesta à partir de la fin du 15ème siècle et au cours du 16ème. Certains d'entre eux, tel Antonius Margaritha, descendaient d'une ancienne lignée de rabbins érudits et possédaient une excellente connaissance du judaïsme. D'autres, tel Johannes Pfefferkorn, étaient des opportunistes cherchant à tout prix, quoique vainement, une meilleure intégration dans le milieu chrétien qu'ils croyaient être devenu le leur.

Pfefferkorn s'en prit dans son Judenspiegel (Cologne, 1507) aux textes juifs et tout particulièrement au Talmud, qu'il dénonça comme une entreprise falsificatrice "propre à aveugler et pervertir les juifs par un enseignement mensonger". C'est pourquoi il demanda que ces livres fussent saisis et livrés aux flammes. Car, prétendait-il, l'étude du Talmud témoignait par excellence de l'entêtement volontaire des juifs dans l'erreur et de leur refus de se rallier à la vraie foi, si bien que toute "violence" (Gwalt) exercée à leur égard n'avait pour finalité que leur salut («nur zu ihrem Besten»).

Il est vrai que le Talmud joue un rôle primordial dans la dynamique de l'histoire du judaïsme. Talmud signifie "étude". Il est la mise par écrit des commentaires de la Bible et des enseignements qu'en ont tirés les Sages d'Israël tout au long des siècles. Ses détracteurs acharnés durant l'époque médiévale n'en ont pas surestimé le rôle. Très justement, ils le considérèrent comme un obstacle important à leurs tentatives d'amener les juifs à se convertir. Lors des "disputations", le Talmud fut souvent au centre de la controverse. Ses adversaires l'accusèrent d'être immoral, plein de mépris pour le Christ et de maudire les chrétiens. Certains apostats, comme Donin de La Rochelle, allèrent jusqu'à affirmer que cette "Deuxième Loi", s'étant substituée à l'Ancien Testament, en avait perverti l'enseignement. D'où une condamnation radicale qui fut à l'origine de nombreux autodafés, au cours desquels on livra aux flammes des tombereaux de livres hébraïques. Rappelons celui de septembre 1242, place de Grève à Paris.

Théologiens et réformateurs. «Ad fontes», le retour aux sources

Parallèlement, à la même époque, c'est-à-dire dès la fin du 15ème siècle, certains humanistes, dont le plus célèbre est Johannes Reuchlin, prirent conscience que, l'hébreu étant la langue originelle et authentique, sa connaissance était indispensable pour l'étude des textes sacrés. Or, pour acquérir la maîtrise de cette langue, ils furent obligés de recourir à l'enseignement de rabbins ou d'érudits juifs. On assista alors au développement complexe d'une curieuse relation entre savants chrétiens et juifs. D'une part, les contacts personnels suscitèrent parfois une dédiabolisation, voire de la considération entre les interlocuteurs, sans toutefois supprimer la certitude du partenaire chrétien de posséder l'absolue vérité, et le refus de l'enseignant juif d'adhérer à la religion chrétienne.

Cependant, les déconvenues des tentatives de conversion entreprises par les réformateurs et l'ardeur eschatologique des dissidents (anabaptistes, sahbathéens, épicuriens) attirés par un rapprochement avec le judaïsme s'ajoutèrent à l'antijudaïsme hérité de l'enseignement du mépris médiéval. S'articulant en un système rigoureux et implacable, les écrits de certains éminents théologiens, humanistes et réformateurs firent du juif l'agent le plus zélé du diable.

A partir de 1543, Luther fut convaincu qu'il était inutile de s'obstiner à convertir les juifs, que ces derniers s'entêtaient délibérément dans l'erreur pour faire échec à l'oeuvre de rédemption du Christ. Aussi décida-t-il d'interrompre tout dialogue avec eux : "Je n'ai nulle intention de débattre avec les juifs, de suivre leur enseignement, de m'informer de leur façon de comprendre les Saintes Ecritures... Je me soucie encore moins de les convertir, car c'est là une entreprise vouée à l'échecs." Il dénonça "l'aveuglement de leur coeur" et enjoignit à ses coreligionnaires de ne plus engager de dialogue avec eux: "Nous ne parlons plus avec les juifs, mais nous parlons d'eux." I1 leur recommanda de "ne pas discuter avec eux des articles de foi". Dans son opuscule de 1543 Des juif, et de leurs mensonges, Luther demanda même que l'on confisque les livres de prière et les exemplaires du Talmud, qu'il qualifia de "fatras de mensonges et de haine à l'égard du christianisme".

A l'inverse, Osiander fut l'un des rares réformateurs à dénoncer l'absurdité de l'accusation de meurtre rituel, cette pratique étant en totale contradiction avec les fondements mêmes de la foi et de l'enseignement des juifs.

A la charnière des 15ème et 16ème siècles, Yossel de Rosheim vivait dans un monde et dans une société en profonde mutation. Il préfigure le juif dans l'Europe occidentale moderne car, comme lui, il est à la fois l'Autre le plus proche, se réclamant d'un fondement originel commun, et un être singulier enfermé dans une irréductible altérité.

Son époque annonce la tragédie du judaïsme allemand contemporain, qui partageait avec ses compatriotes l'amour éperdu de la Kultur, c'est-à-dire de la culture allemande. Ce judaïsme qui célébrait la convergence entre les valeurs de l'humanisme hébraïque et celles d'une germanité ouverte sur l'universel fut brutalement confronté, au milieu du 20ème siècle, à une régression dans la barbarie absolue. L'analyse freudienne peut nous permettre d'appréhender le passage du rapport au juif en tant que Fremder, c'est-à-dire "l'étranger" inscrivant la différence au coeur de la proximité, tel qu'il a été étudié par Georg Simmel, à l'inquiétante et redoutable Unheimlichkeit (étrangeté), tout entière vouée à la perversion de l'aventure humaine. Yossel dut lutter sa vie durant contre la tentative de faire du juif l'allié et l'instrument du diable, acharné à entraîner la chrétienté à sa perte en reniant le sacrifice salvateur du Christ.

Yossel se situe dans la tradition du judaïsme d'Alsace qui fait mémoire de deux massacres dont le traumatisme perdure jusqu'à nos jours, ceux perpétrés lors de la première Croisade (1096) dans les communautés de Mayence, Worms et Cologne, et durant la Peste noire (1348-1350). S'y ajoutent trois grandes vagues de persécutions provoquées par des accusations de meurtres rituels (Guter Werner en Rhénanie, en 1287) et de profanation d'hosties (Rintfleisch en 1298, et Armleder de 1336 à 1338, allant de la Rhénanie à la Franconie). Cependant, avec opiniâtreté et détermination, malgré leur expulsion au 15ème siècle de nombreux grands centres (comme Strasbourg dès 1390) et de villes moyennes, les juifs d'Alsace s'obstinèrent à survivre sur cette terre des marges.

Actualité de Yossel de Rosheim

Les archives des villes du Saint Empire où Yossel déploya ses activités politiques et diplomatiques sont remplies de documents qui le concernent. Selma Stern les a toutes fouillées, et son livre ne raconte rien qui ne soit prouvé par ces actes. Avant elle, d'autres auteurs ont décrit ses faits et gestes, et pourtant, en dehors du milieu des érudits et des historiens, Yossel est tombé dans l'oubli. Alors pourquoi tourner aujourd'hui nos regards vers lui ? Parce que le 16ème siècle où il vécut présente avec le nôtre de nombreuses similitudes.

De son vivant comme du nôtre, l'horizon où se joue l'aventure humaine s'élargit démesurément: le 16ème siècle découvrit l'Amérique, le 20ème et le 21ème voient l'homme arpenter le cosmos. Charles Quint essaya pendant près de quarante ans de reconstituer un Empire englobant toute l'Europe. Il parvint d'une certaine façon à régner sur un territoire où le soleil ne se couchait jamais, mais tellement immense qu'il en devint ingouvernable. Cette construction se défit rapidement pour faire place aux Etats-nations. et l'oeuvre de l'empereur fut partiellement un échec. Aujourd'hui, l'Union européenne, qui fut un rêve d'une hardiesse inouïe après la seconde guerre mondiale, s'élargit presque sans limites, mais non sans dangers.

La Renaissance et l'humanisme relativisèrent les valeurs religieuses traditionnelles et permirent à l'esprit critique et au scepticisme de tenter une réforme du christianisme, tout en laissant l'ésotérisme, la magie et la croyance en la sorcellerie hanter les représentations de l'au-delà. De nos jours également, la morale religieuse, dans tout ce qu'elle a d'irrationnel, se voit supplantée par la morale laïque, et presque toutes les religions établies constatent un net recul devant la raison et la science. Toutefois, les hommes continuent à être taraudés par une quête spirituelle qui, comme au 16ème siècle, n'est pas dépourvue de mysticisme, voire d'ésotérisme. Il est facile de constater que le besoin inné de s'aventurer au-delà des frontières rationnelles pousse nombre de nos contemporains à recourir à différentes thérapies de l'âme.

Dans les domaines de l'économie et des inventions, même parallèle : au 16ème siècle l'autarcie des villes fit de plus en plus place à un capitalisme grandissant; aujourd'hui, nous sommes confrontés à la mondialisation et à l'inconnue de ses retombées. L'imprimerie permit alors la diffusion rapide des idées grâce aux livres qui remplacèrent les manuscrits : aujourd'hui, l'informatique et les nouvelles technologies de la communication permettent de relier presque instantanément un bout du monde à l'autre.

Si l'on connut au 16ème siècle les premiers mouvements d'agitation et de revendications sociales telles la révolte du Bundschuh et la guerre des Paysans, aujourd'hui ces mouvements sont partiellement canalisés grâce aux organisations syndicales qui se font les porte-parole des intérêts collectifs. Nous assistons néanmoins à des mouvements spontanés dont l'issue est souvent dangereuse.
Sous Charles Quint, la Turquie menaçait le Saint Empire qu'elle voulait conquérir par les armes. Aujourd'hui, elle est toujours aux portes de l'Europe, mais c'est par la négociation qu'elle cherche à y entrer.

Enfin, le16ème siècle fut une époque où l'antisémitisme, qu'il soit religieux ou économique, alluma de nombreux bûchers ; le 20ème siècle inventa les chambres à gaz et les fours crématoires.

Entre ces deux siècles, il y a cependant des différences importantes. Au 16ème siècle, les juifs voulaient être reconnus comme des créatures de Dieu, s'établir parmi les nations, tout en priant pour leur retour à Jérusalem. Aujourd'hui, Jérusalem est la capitale - contestée, certes - d'un Etat politiquement reconnu mais menacé de toutes parts. Au moment où nous terminons la traduction de ce livre, nous nous posons avec beaucoup d'angoisse la question de l'avenir d'Israël, et nous sommes consternés de constater l'absence d'un véritable homme d'Etat qui pourrait par sa sagesse conduire son peuple et le faire sortir d'une situation apparemment inextricable. Le peuple juif est né parmi les nations lorsque Moïse le fit sortir d'Égypte où il était esclave. Trois mille ans plus tard, Yossel de Rosheim fut le guide des juifs du Saint Empire. Il apaisa leurs querelles, sut leur imposer une éthique rigoureuse et les défendre contre leurs ennemis. Aujourd'hui, ce même peuple juif a cruellement besoin d'un visionnaire exigeant qui s'inscrive dans leur trace.

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