Retour sur une polémique
Plaidoyer pour un survivant
Joë Friedemann
Extrait de Tribune Juive, 5 au 11 Décembre 1986

Penseur, homme d’action , éveilleur des consciences plus que tout autre, Elie Wiesel nous a quittés en juillet 2016. Il nous a semblé que l’analyse d’une certaine campagne médiatique assez trouble, concernant l’écrivain à qui avait été attribué le Prix Nobel de la Paix en 1986, il y a trente-cinq ans, pouvait encore intéresser nos lecteurs.

Etre prophète en son pays n’est pas toujours chose évidente. Elie Wiesel, roumain de naissance, français de langue et d’adoption, américain de nationalité, mais appartenant à Israël par toutes les fibres de son être, a semblé en faire récemment la déplaisante expérience. C’est en effet en Israël qu’il a rencontré paradoxalement les plus grandes réticences. La série d’articles publiés dans la presse au lendemain de l’attribution du prix Nobel est à cet égard, significative. Une ligne de partage s’est dessinée entre une tendance à un respect admiratif de bon aloi, et ce que, par euphémisme, on pourrait appeler une réserve qui n’en est guère une. Loin de là.
Il n’est certes pas nécessaire de verser dans la flatterie et le dithyrambe pour exprimer son admiration à l’égard d’un homme et d’une œuvre. Constater les faits est suffisant. Si tous les témoignages touchant à la Shoah doivent être écrits, mais aussi lus "avec crainte et tremblement" on ne peut nier que les livres de Wiesel ont marqué notre époque de manière toute particulière. Après la Nuit, d’une densité tragique à nulle autre pareille, les premières œuvres sont venues scander, au rythme régulier de leur parution, une espèce de thématique obsessionnelle, où transparaît, constat relatif d’impuissance, la difficulté pour le survivant à trouver une issue.

1. Wiesel et son oeuvre

Après La Nuit, les autres ouvrages, L’Aube, Le Jour, La Ville de la chance, Les Portes de la forêt, Zalmen ou la folie de Dieu, Le Serment de Kolvillag, Le Testament d’un poète juif assassiné, Le Cinquième fils et bien d’autres encore, les essais, les méditations bibliques et ‘hassidiques …. Autant de grands livres parce que porteurs, nonobstant ci et là quelques inégalités, d’un message existentiel et spirituel intense, qui constitue une somme dans laquelle le juif de la deuxième moitié du vingtième siècle et au-delà, ne peut pas ne pas retrouver son propre reflet.
Or cette œuvre, fondée à la fois sur le souvenir d’Auschwitz mais aussi sur la réalité contemporaine d’un engagement juif et humaniste, sera parfois mise en question assez vivement dans notre pays, alors qu’elle ne paraît pas avoir posé de problèmes particuliers aux Etats-Unis et en Europe.
Le reproche essentiel adressé à Elie Wiesel est un reproche d’écorché. On lui a fait grief d’avoir entrepris une carrière littéraire et de s’être acquis une réputation internationale en ayant recours "de manière trop répétée", selon certains, à un sujet tragique entre tous pour le peuple juif. Dans un pays comme Israël, nombreux sont ceux qui estimeront que la Shoah est une "affaire" où le sacré rejoint à tel point le collectif, qu’elle ne peut, en aucun cas, se voir "monopolisé" par un individu seul, aussi doué qu’il puisse être. C’est dire en l’occurrence, qu’en matière de convictions déclarées, le passionnel, donc l’excessif, allait dominer.
Consciemment ou non, les partisans de cette thèse souscriront, mais sur un plan différent, celui des rapports de la littérature avec la Shoah, à l’aphorisme du philosophe Adorno : "il n’y a plus de poésie possible après Auschwitz". Associé en outre à une certaine défiance à l’égard du Judaïsme de l’Exil, l’argument suffisait à rendre l’œuvre de Wiesel suspecte aux yeux de certains critiques.
Nous ne partageons pas pourtant ce point de vue. Sans vouloir nier qu’il y ait ici problème, donc débat possible, souscrire à un telle attitude, c’était réduire sans nuance, une œuvre à des dimensions indéniables de médiocrité. Wiesel, comme beaucoup de "revenants", s’est imposé un silence de plus de dix ans, après le retour des camps, avant de commencer à écrire. Témoin au regard de l’événement, sa vocation d’écrivain ne pouvait s’épanouir qu’à la lumière de l’expérience durant les années de cendres. Le lui reprocher, c’était faire abstraction de l’aspect existentiel de son œuvre, c’était nier la conscience aiguë qu’il avait d’une mission à remplir, celle du témoignage.
Cette mission, Wiesel l’a accomplie au-delà de toutes les prévisions. Plus que tout autre, il a contribué à maintenir vivace le souvenir de l’apocalypse nazie, contre tous les oublis, les lâchetés, les distorsions, les Faurisson, et les Roques en tous genres. Car si Auschwitz et littérature sont dans leur essence incompatibles, il reste que la réalité des événements veut que ce soit également par le biais d’une écriture, donc d’une langue et d’un style, donc d’une forme de de caractère esthétique, parlant à la fois à l’intellect, aux sens et au cœur que la Shoah a des chances de demeurer gravée dans la mémoire de l’humanité. Le jour où le dernier survivant aura disparu, ne resteront plus que les mémoriaux, les images, les films, les statistiques et les livres.
Alors, comparé à cette mission destinée essentiellement à l’édification des générations à venir, l’argument reprochant à un écrivain d’avoir exploité le génocide, à des fins égoïstement personnelles, paraît bien pauvre, fondamentalement erroné, à la limite malhonnête et calomnieux.

2. Wiesel et Israël

Le deuxième reproche adressé à Elie Wiesel, son installation aux Etats-Unis et non en Israël, concerne son engagement existentiel, humain et politique, au niveau des réalités de l’heure et du monde. Ici également, le jugement passionnel et fortement teinté de subjectivité, prend souvent le pas sur l’analyse objective d’un choix où les motivations rationnelle et consciente n’apparaissent, il est vrai, pas toujours très clairement. Il n’en demeure pas moins que certaines ingérences dans la vie privée des personnes quelles qu’elles soient, paraissent , en tous les cas, mal venues , sinon intolérables…. "Je n’habite pas Jérusalem, mais Jérusalem habite en moi", dira l’écrivain plus tard .
Qu’on ne se méprenne pas : il n’est pas dans mon intentionde me faire l’avocat inconditionnel de la "solution" apportée par Wiesel au problème qui se posait à lui. Lui -même assurément ne l’aurait pas voulu . Voir "A un frère en Israël" dans Un juif aujourd’hui ).
Si, faisant abstraction de l’idéologie, nous envisagions pourtant les choses d’un point de vue plus pragmatique, une question mérite d’être posée : Elie Wiesel installé, par hypothèse en Israël, dès les années soixante , aurait-il eu en 1986 et plus tard, l’audience internationale dont il allait jouir, durant sa longue carrière, depuis New York ou Paris ? On peut en douter. Aurait-il pu exploiter positivement parlant, aussi efficacement les médias pour les causes qu’il défendait, et parmi d’autres, la cause si émouvante et vital des Juifs de Russie ? Autant d’éléments essentiels qui, ajoutés à son message et à son charisme, ont contribué à faire de lui et aux yeux de l’opinion mondiale, le symbole d’un certain humanisme juif, composé à la fois d’inquiétude et de détermination.
La question est certes légitime, pourvu que le sens critique ne se confonde pas avec une tendance au dénigrement, dont le moins qu’on puisse dire qu’il aura été parfois fondé sur un vague impressionnisme, une méconnaissance des données, un jugement plus que superficiel. Dans cette démarche, ni la recherche de la vérité objective ni la générosité en ont été toujours les composantes essentielles.
De là, ce plaidoyer pour Elie Wiesel peut-être surprenant aux yeux de certains, et sur lequel il a semblé que nous devions revenir… Sans doute, dans un "souci de mémoire".

Élie Wiesel - Échos d'une quête
Joë Friedemann

Editions Orizons, novembre 2019 ; 174 pages ; 15,5 x 24 cm ; ISBN : 979-10-309-0198-6 ; 19,00 €
l'ouvrage peut être chargé en .PDF à l'adresse : https://www.editions-harmattan.fr/

L'œuvre d'Elie Wiesel peut se définir non seulement comme celle d'un écrivain, témoin d'une période noire à nulle autre pareille , mais aussi d'un penseur, d'un homme d'action, d'un éveilleur des consciences, engagé, à l'instar d'un Camus et d'un Malraux, dans toutes les luttes morales et humanitaires de son époque, et possédant au plus haut degré comme "une sorte d'angoisse du destin".

Mises à part deux études concernant l'œuvre de fiction de l'auteur ( La Ville de la chance et Les Portes de la forêt), un aspect moins focalisé sur la recherche académique a été mis en évidence dans cet ouvrage. Il s'agit d'un relevé des pensées et des aphorismes enchâssés, souvent de manière percutante, dans l'ensemble de ses écrits. Et ce, un peu à l'image des maximes ou adages constituant la structure des œuvres de certains de ses prédécesseurs en ce domaine : depuis les Proverbes de Salomon, les sentences 'hassidiques, jusqu'aux Pensées de Pascal ou les Maximes de La Rochefoucault. En un sens, Elie Wiesel, dans ses pensées, vise à ramasser tout ce que lui avait enseigné son éducation et sa formation religieuse, mais aussi et surtout, les leçons de sa tragique expérience.

Pour exemples , quelques aphorismes et réflexions de l'écrivain :

Personnalités  judaisme alsacien Accueil

© A . S . I . J . A .