LE RIRE DU COMMENCEMENT !
ABRAHAM, SARAH, ISAAC … ET LES AUTRES !
Joë Friedemann


1. De l'humour à l'ironie


Adam et Eve devant l'arbre de la connaissance
Jan Saendredam (18ème siècle)
"La Bible s'ouvre riante avec la Genèse " déclare Victor Hugo dans la Préface de Cromwell. Inattendue, la remarque qui s'insère dans un contexte plus large, l'éventualité et la portée d'un rire divin, se heurte à de nombreuses réserves, dans la pensée judéo-chrétienne. Si Paul Claudel, sur les traces de Hugo, parle du "grand rire" de Dieu, dont il compare l'acte créateur à celui d'un homme qui rit, au moment de mettre un enfant au monde, Baudelaire, de son côté, exposera le point de vue des " esprits orthodoxes ", pour lesquels Dieu et le comique sont deux concepts antinomiques. "Dans le paradis terrestre, dit- il, la joie n'était pas dans le rire" .

De par le sérieux qui est censé émaner des Ecritures, il est évident qu'aborder la question à partir d'une juxtaposition de concepts aussi divergents, constitue un paradoxe. Un des commentateurs de l'oeuvre de Claudel, Pierre Ganne, a tenté de dégager de manière originale, certains aspects du problème :

L'histoire d'Israël, type éternel des relations entre le Dieu vivant et l'humanité, est d'un bout à l'autre tragique. C'est un dialogue serré, c'est une lutte corps à corps, c'est un procès continu, où Job brandit son grief. D'où vient cependant, partout perceptible, cette note d'humour que l'habitué de la Bible ne peut plus ne pas entendre ?

Pertinente, bien que demandant a être tempérée et précisée, la réponse du critique se place à un niveau à la fois essentiel et idéologique. L'histoire d'Israël est empreinte d'humour , parce que, précisément, elle est tragique; mais aussi, parce qu'elle témoigne de "la certitude que Dieu a déjà triomphé, du seul fait qu'il s'est mêlé à cette histoire." Cette perspective, dans une certaine mesure, mais aussi quelques resrictions, sera partagée par Léon Askenazi :

Il faut dire la joie de l'expérience religieuse. C'est, je pense, quelque chose qui caractérise et qui a toujours caractérisé l'âme juive : l'humour ... Quiconque a eu quelque commerce avec l'étude du Midrash et surtout du Talmud sait que l'ironie y est absente, alors qu'à chaque page, à chaque détour de paragraphe, à chaque ligne, éclate l'humour.

Si tout rire est un langage ayant sa propre spécificité, l'éclaircissement de chacune de ses modalités constitue une aventure passionnante. Et dans la Bible, peut-être plus que partout ailleurs … Rire de Dieu ?... Rire des hommes ?... Rire spontané, positif, de joie pure ou rire réfléchi, pédagogique ? Ou bien encore rire ironique, agressif, à la limite, accusateur, de doute et de révolte? Le probléme philosophique se cache dans la profondeur des rapports unissant la foi et le contexte général de la pensée religieuse, à la sensibilité comique .

Cet exposé, extrait d'une étude plus large ne concerne que quelques-uns des "rires" émergeant dans la Genèse. Avec une réserve qu'il nous faut cependant signaler en préambule … il propose une lecture des textes sans prétention dogmatique, ou unilatéralement traditionnelle, du point de vue de l'orthodoxie juive.

S'il faut attendre jusqu'au chapitre XVII pour trouver une mention explicite du verbe rire (tza'hok) dans la Genèse, il semble que ce motif se trouve déjà contenu virtuellement, dans les premières pages de l'Ecriture.
L'élan primitif au moment de la Création semble se présenter comme un épanouissement, marqué, deci-delà, d'une souriante complicité de Dieu à l'égard de l'homme, et corollaire de la perfection du projet divin originel. Peut-on en effet imaginer la naissance du monde qui se serait faite dans le sérieux absolu, voire dans l'indifférence de l'Eternel ? … Le Beth de Bereshith, Eve comme "Ezer kenegdo", et selon le Midrash , l'apparition du moustique avant l'homme, ainsi que la création de la femme, à partir de la côte d'Adam, etc… autant d'exemples, parmi d'autres, qui semblent pouvoir être portés à l'appui de cette assertion.

Mais avec la formation de la première cellule sociale, le malentendu fait son apparition. Alors qu'Adam est décrit comme quelque peu dénué de caractère, Eve est dépeinte comme un être spontané, à la logique parfois insaisissable. Personnifié par le serpent, le double langage va jaillir, et avec lui, l'ambiguïté. Modelé avec la complicité, doublée de mauvaise foi de la première femme, et la faiblesse douteuse de son compagnon, le tendancieux s'instaure, et avec lui, le langage ironique.

Le projet initial a subi un bouleversement imprévu qui instaure une rivalité, celle de l'Homme avec Dieu. A l'orée même de l'histoire du monde, une espèce de tension entre deux orientations surgit dans le texte biblique. La joie, la bonté essentielle du Créateur, sa spontanéité se heurtent à la méditation ironique, corollaire de l'intrusion de la contestation philosophique, issue du libre arbitre accordé à l'homme . Pour exemples : la réflexion ironique de Caïn après le meurtre d'Abel : "Suis-je le gardien de mon frère?", ainsi que le rire --"infâme" selon le poète -- de 'Ham , devant la nudité de son père, conséquence de son ivresse.

Tout se passe comme si le rire d'accueil, l'humour bénin détectés dans les premières pages de la Genèse, échappaient à Dieu. Insufflée à l'homme avec le don de la vie, la fibre comique s'est transformée en instrument d'exclusion, de controverse. Le rire est "la pensée du dehors" dit Nietzsche. La Création implique le rire dans la mesure où elle inclut la liberté. Sans l'hilarité, première mimique spontanée de mise en question, l'indépendance ne serait pas totale. L'ironie, " l'un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique " est d'abord invention humaine :

Sais-tu ce qu'est le rire? -- précise Elie Wiesel, dans un passage d'une grande pénétration -- Je vais te le dire. C'est l'erreur de Dieu. En créant l'homme, afin de le soumettre à ses desseins, il lui octroya par mégarde la faculté de rire. Il ignorait que plus tard, ce ver de terre s'en servirait comme moyen de vengeance. Lorsqu'il s'en rendit compte, il était déjà trop tard, Dieu n'y pouvait plus rien. Trop tard, pour ôter à l'homme ce pouvoir. Pourtant, il s'y est appliqué. Il le chassa du Paradis, inventa à son intention une variété de péchés et de châtiments, lui donna conscience de son propre néant, et cela uniquement dans le but de l'empêcher de rire. Trop tard ... L' erreur de Dieu précède celle de l'homme : elles ont ceci en commun qu'elles sont irréparables.

2. Le rire-interrogation : Abraham et Sarah


Abraham visité par les trois anges - Georgio Vasari (16ème s.)
Erreur de Dieu ? Peut-être. Mais cette erreur aboutit-elle nécessairement à une forme de négation ? Le moine "intégriste" Jorge de Burgos, dans Le Nom de la rose d'Umberto Eco, répond à cette question de façon catégorique : " En riant, le sot dit implicitement : Deus non est "... Néanmoins, les positions sont loin d'être aussi contrastées. Vouloir amalgamer rire, reniement et sottise, ce n'est pas aller dans le sens fixé par certains des passages les plus connus de la Genèse. Après le Serpent, Caïn et 'Ham, le point de référence essentiel en la matière, est à rechercher du côtédes Patriarches dont la foi, normalement et selon la tradition, ne saurait être sujet à caution .

A commencer par Abraham, homme de conviction sans doute (15:6), mais aussi homme libre, donc de dialogue, et même, pourrait-on dire, de controverse. L'épisode est connu. Le patriarche ne va-t-il pas jusqu'à discuter du bien-fondé du projet divin relativement à la destruction de Sodome (18:22-33) ?
Or, peu de temps auparavant, et c'est à souligner, Abraham avait ri . Un rire virtuel qui surgit, paradoxalement annoncé par le constat d'un manque le concernant, d'un sentiment d'incomplétude, sur fond de désabusement, de dérision presque : "Seigneur Eternel. que me donneras-tu ? Je m'en vais sans enfants, et l'héritier de ma maison, c'est Eliezer de Damas" (15:2). Dieu est ici apostrophé par Abraham qui réclame justice, une justice naturelle, pour lui et son épouse, Sarah ... Rappelé à ses devoirs, si on peut dire, l'Eternel n'a, en fait, d'autre ressource que d'annoncer à son interlocuteur, la naissance d'un fils qui ne sera pas, cette fois, celui d'Hagar, la servante, mais celui de sa maîtresse. A la suite de quoi, et on peut en être surpris, entre l'amertume de l'absence d'enfant d'une part, et d'autre part, l'incrédulité concernant une descendance aléatoire, le rire va éclater :

Abraham tomba sur sa face, il rit ( vayitz'hak ), il dit dans son coeur : un centenaire engendrerait-t-il , et Sarah, agée de quatre-vingt-dix ans, deviendrait mère ? (17:17).

Verset insolite, venant du Père de tous les croyants ! Après un premier mouvement de soumission,de reconnaissance, l'hilarité jaillit soudain, accompagnée, il faut le reconnaître, d'une pensée dubitative, sur la toute-puissance divine.

Certains commentateurs, dont Rachi, et Onkelos, troublés de cette manifestation, dont la signification pose problème, interprèteront le rire d'Abraham dans le sens unilatéral de la joie d'un parent, à l'annonce de la naissance d'un fils. Le rabbin Samson Raphael Hirsch, que l'on ne peut soupçonner d'impiété, exprimera, quant à lui, des réserves sur une exégèse qui tente de disculper le patriarche d'un réflexe, somme toute, assez peu orthodoxe. Le radical du verbe Tze'hok, dit-il, recouvre un signifié généralement en rapport avec la moquerie, et non avec le ravissement. Mais, précise le commentateur, fondée sur le bon sens, la logique et une référence à l'ordre normal, naturel des choses, la réaction première d'Abraham ne saurait lui être reprochée.
Pourtant, même justifié, ce rire reste un point d'interrogation adressé à Dieu. D'autant plus, qu'à peine émis, il s'étrangle sur une angoisse, celle d'un père craignant pour l'existence et le statut familial de son deuxième enfant, le fils d'Hagar, la servante égyptienne de Sarah : " Oh! Qu'Ismaël vive devant ta face", s'écrie Abraham (17:18).
C'est pourquoi, en dernière analyse, le rire interpellation du patriarche, mêlé d'anxiété, loin de le condamner, Dieu semble le comprendre. Bien plus, Il ira jusqu'à intégrer (avec humour ? ) le phénomène à son propre système, en incorporant l'idée du rire au nom que portera, plus tard, alliance à tous égards, surprenante, le fils d'Abraham et de Sarah :

Certes, Sarah, ton épouse t'enfantera un fils, et tu appelleras son nom Yitz'hak (17:19-20).

3. Yitz'hak : Il rira

Personne ne sera lésé, ni le fils présent, Ismaël, destiné à donner naissance, lui aussi, à une grande nation, ni le fils encore absent, dont le nom, Isaac, Yitz'hak, il rira, est annonciateur de joie à venir. Appellation étrange que celle-ci, souligne Elie Wiesel : malgré le presque-sacrifice demandé par Dieu à Abraham, Yitz'hak, l'un des "personnages les plus tragiques de l'histoire biblique", rira. Il rira car le futur s'oppose au passé. Le rire d'Abraham est le rire de la perplexité, d'un présent hypothétique. Celui de son fils à naître concerne l'avenir, la certitude du bonheur qui, au-delà de la souffrance immanente, finira par échoir à Israël, aux temps bénis de la venue du Messie. Mais le rire de Yitz'hak, c'est également le rire du Commencement, celui de Dieu, en quelque sorte placé à distance, lors de l'éclipse imposé par l'Homme au Créateur. Rire retrouvé, jaillissant de l'alliance contractée entre l'Eternel et la descendance d'Abraham, et dont la promesse et l'annonce de la fin des Temps se portent garants.
De l'ordre de l'évidence métaphysique, l'assurance divine de la naissance à venir est pourtant difficilement saisie comme telle dans une perspective humaine. La Genèse n'aurait-elle pas fait l'économie du rire de Sarah, s'il en avait été autrement, si le patriarche, comme c'eût été normal, avait avisé son épouse de la parole donnée par Dieu ? Le texte reste muet sur ce sujet. Mais la promesse sera réitérée lors de la visite des trois anges, et avec d'autant plus de force qu'elle ne cesse de contredire la logique (18:10).

Certes, je reviendrai à toi, à pareille époque et voici, un fils sera né à Sarah, ta femme. Or Sarah entendait à l'entrée de la tente qui se trouvait derrière lui.

Acceptant finalement une vérité qui n'en est pas encore une pour son épouse, Abraham, cette fois, ne rit plus. Aux yeux de Sarah, par contre, l'événement annoncé s'avère tout aussi inconcevable qu'il l'avait été précédemment pour le patriarche. Les doutes étant les mêmes -- le texte ne se lasse pas de le rappeler -- sa réaction sera analogue :

Abraham et Sarah étaient vieux, avancés en âge ; le tribut périodique des femmes avait cessé pour Sarah. Sarah rit en elle-même, disant : maintenant que je suis vieille, aurais-je encore de la volupté ? Mon seigneur aussi est vieux (18:11-12).

Identique à celui d'Abraham, le rire de Sarah en diffère néanmoins, de par une intériorisation qui lui donne, à la limite, une apparence de duplicité. Ce rire, en fait, Dieu n'est plus disposé à l'accepter. De nuance sceptique, associé en outre à la crainte des conséquences pouvant en dépendre, et partant, à la contre-vérité susceptible de s'y greffer, le rire de Sarah est explicitement désapprouvé :

Le Seigneur dit à Abraham : Pourquoi donc Sarah a-t-elle ri, en disant : Est-ce que vraiment j'aurais un enfant, moi qui suis vieille ? Est-il rien d'impossible à l'Eternel ? Au temps fixé, à pareille époque, je reviendrai vers toi et Sarah aura un fils. Sarah nia en disant : je n 'ai pas ri. Car elle avait peur. Il répondit : Non pas, tu as ri (18:13-15).

La fibre comique ici est directement mise en cause, elle devient objet de litige. Mais sans doute également, et l'une n'empêche pas l'autre, faut-il voir dans la frayeur de Sarah et son mensonge, la crainte d'une possible colère de Dieu, ainsi que l'appréhension d'une mère, devant l'atmosphère insolite qui enveloppe la naissance de son fils et l'attribution de son nom.

Malgré les rires d'Abraham et de Sarah qui, en un certain sens, dénient à l'avenir et à la nature le droit d'être ce que Dieu veut qu'ils soient, Yitz'hak naîtra. Si le rêve cependant finit par se réaliser, l'énigme n'en est pas pour autant entièrement résolue. Car Sarah va se référer au mystère de cette naissance, en prenant sesdistancespar rapport à une hilarité, dont elle pressent en même temps la portée métaphysique peu rassurante, et le signifié social menaçant :

Et Sarah dit : Dieu m'a fait un rire, quiconque l'apprendra rira de moi (21:6).

Le verset est plus que malaisé à interpréter. Il nous paraît difficile de suivre, ici, Rachi et le Midrash qui font de ce rire l'expression d'une joie que Sarah pourra partager avec toutes les femmes stériles s'étant trouvées dans un cas aussi douloureux que le sien. Ne s'agirait-il pas plutôt chez Sarah de faire référence à un symbole rieur que le Seigneur lui aurait imposé au présent, dans une intention bien marquée pour l'avenir, en lui donnant Yitz'hak ? Un fils sans doute, mais surtout un descendant à l'existence singulière, dont le destin sera marqué d'une hilarité aux conséquences non obligatoirement inoffensives ou unilatérales.

Il est sûr que la question de la récurrence des rires d'Abraham et de Sarah dans les deux chapitres XVII et XVIII de la Genèse reste posée. D'autant que, le fait est à relever, cette récurrence ne semble pas avoir suscité chez l'Eternel une réponse de même facture, sauf de manière détournée, au moment de l'attribution du nom de Yitz'hak au fils annoncé. Mise à part une réaction d'humeur au rire de Sarah et à sa dénégation, Dieu s'en tient, sur le moment, à la réserve. Comment comprendre ce quasi mutisme, alors qu'en maints autres endroits du texte biblique, le rire divin surgit explicitement, sous forme d'ironie ou même de colère ?... Dans les Psaumes, les Proverbes, et dans Job. Les exemples en ce sens, ne sont pas rares. Parmi d'autres :

Puisque vous avez repoussé tous mes conseils (…) En retour, je rirai moi de votre malheur, je vous raillerai quand éclatera votre épouvante ( Proverbes 1:25-26).
Si un cataclysme entraîne des morts soudaines, il se rit de l'épreuve des innocents (Job 9:23 )

4. L' Akedah : L'humour de Dieu ?


Le sacrifice d'Abraham - Rembrandt (1655)
Pourrait-on, en conséquence, aller plus loin et envisager la possibilité d'une perspective exégétique différente de celle proposée par l'herméneutique traditionnelle ?... A propos de cet autre épisode connu, dans la suite du récit de la Genèse : le (non) sacrifice d'Isaac -- littéralement, la Ligature d'Isaac, l'ultime dixième épreuve imposée à Abraham selon le Midrash – rien ne nous empêche de risquer une explication fort éloignée des commentaires généralement acceptés : "Chivim panim la Torah" ... La Torah ne peut-elle pas être envisagée dans ses multiples (soixante dix ) facettes ?

Cet épisode, le "sacrifice" du chapitre XXII, suivant de près les versets étudiés ci-dessus, est considéré, on le sait, et malgré les questions qu'il soulève, comme un des textes fondateurs de l'histoire d'Israël. Pour quelle raison le Seigneur a-t-il jugé bon, et si peu conventionnellement, de mettre à l'épreuve son serviteur Abraham qui avait manifesté jusque là, une foi libre certes, mais considérée sans faille ? Il s'agit là, à l'évidence, malgré l'équivoque entretenue par le texte, de l'exigence d'un rite sacrificiel dont la teneur dépasse l'entendement et la simple logique, qu'elle soit divine ou humaine . Et à laquelle Abraham, chose surprenante, allait se soumettre sans exprimer une quelconque réserve. Précédemment, on l'a vu, le patriarche ne s'était pas fait faute de discuter avec l'Eternel, dans la négociation serrée, le "marchandage" qu'il avait mené au sujet des justes de Sodome ( 23:20-33 ) …

La réponse au problème posé par cette contrainte insolite se trouverait-elle dans l'outrance même de l'épreuve, un acte incontestablement contre nature humaine et métaphysique, dicté à Abraham par une Divinité pourtant toute générosité, raison et justice ? L'injonction est à ce point irrationnelle qu'elle ne pouvait, de ce fait, être raisonnablement prise au sérieux par le patriarche, et en conséquence exécutée à la lettre, stricto sensu ? Faudrait-il y voir de la part de Dieu, une riposte tardive et ambiguë, sur fond d'humour ou plutôt d'ironie, aux rires d‘Abraham et de Sarah ? Réplique en un sens narquoise, destinée, en outre, à servir d'admonestation pédagogique à l'adresse de ceux qui auraient l'idée de s'abandonner, à l'avenir et avec la certitude de l'impunité, à un questionnement rieur sur l'omnipotence divine ? L'allusion, il est permis de le supposer, aurait été comprise dans ce sens par Abraham dont le calme et la soumission à la volonté du Seigneur, tout au long de l'épisode même, ne paraissent avoir été ni troublés ni mis en question … Dieu, à l'évidence, et pour personne, ne saurait aller jusqu'au terme ultime de sa dramatique initiative. L'hypothèse d'une perspective divine ironique, en l'occurrence, est sans doute non conventionnelle du point de vue de la stricte orthodoxie, en est-elle moins irrecevable ? Isaac, dans ce cas, perdrait une bonne part de sa dimension tragique.

Cette ironie "humoresque" divine ne pourrait-elle pas être subodorée, en outre, dans une seconde péripétie à rapprocher de celle touchant à la naissance annoncée d'Isaac ? En effet, le texte biblique fait allusion après la mort de Sarah et les noces d'Isaac et de Rebecca , donc quelques décennies plus tard, au "remariage" d'Abraham avec Ketoura, reconnue par la tradition comme étant Hagar, la mère d'Ismaël, et qui lui donnera encore... six enfants ! ( 25:1-4 ) ... Et cette fois, il faut le noter, sans susciter le rire !

5. Une ouverture à la dérision : Ismaël et Esaü

Au rire à signifié unique des pères, répond le rire polysémique des fils. Celui de Yitz'hak , sans doute mais aussi celui de son demi-frère, Ismaël, lors du grand festin organisé par le patriarche en l'honneur de son deuxième fils tout nouvellement né :

Sara vit rire le fils que Hagar, l'Egyptienne avait enfanté à Abraham (26:9).
Il faut souligner ici l'emploi dans le texte hébraïque, non de la forme simple tzo'hek, mais de l'état intensif metza'hek, qui, au niveau sémantique, paraît s'orienter vers une intensification de la tonalité railleuse. Ainsi, exigeant d'Abraham le renvoi de la servante et de son fils (26:9-10), Sarah aurait compris la réaction d'Ismaël, comme le persiflage de la revendication, illégitime à ses yeux, d'un enfant naturel à l'héritage paternel.

De son côté, Rachi qui, on s'en souvient, avait choisi de minimiser la portée sceptique du rire d'Abraham, interprètera cette fois, celui d'Ismaël dans un sens résolument négatif, en l'assimilant à des niveaux différents d'inconduite religieuse.
- A la débauche idolâtre, dans la faute du Veau d'or :

Le peuple s'assit pour manger et pour boire ; puis ils se levèrent pour rire (Exode 32:6 ).
- A la sexualité de caractère illicite, dans l'épisode de séduction manquée, entre la femme de Putiphar et Joseph :

II est venu vers moi pour coucher avec moi (...) L'esclave hébreu, que tu nous as amené, est venu vers moi pour rire de (dans) moi (Gen. 34:14-17)

- Et enfin au meurtre, en référence au Livre 2 de Samuel :
Et Avner dit à Yoav : que les plus jeunes s'avancent, jouent, rient (s'escriment) devant nous (II, 14)

Sarah appréhende le sarcasme de son entourage ( Gen.21:6) : celui de Hagar d'abord, naguère enceinte, et dont elle n'a pas oublié l'attitude ironique (26:4) ; et celui d'Ismaël, qui est, sans doute aussi, une riposte à l'étrange prénom attribué à son frère. Car Ismaël se moque au présent d'un rire futur . Il persifle à la fois le non-bonheur de Yitz'hak dans ce monde-ci, et la prévision d'une félicité hypothétique, repoussée dans son avenir plus que lointain et qui ne le concerne pas. Le personnage d'Ismaël, on s'en doute, n'émerge guère magnifié des commentaires précités.

Mais peut-être, y aurait-il place ici pour une interprétation différente de la réaction d'Ismaël, moins péjorative. Rien ne nous empêche d'y déceler une nuance d'amertume, une souffrance, celle d'un aîné évincé de son droit d'aînesse par un cadet, au destin privilégié et fixé "arbitrairement". Vu sous cet angle, le comportement d'Ismaël pourrait être rapproché de celui d'Esaü, le frère du patriarche Jacob. Le destin de ces frères malheureux, dont l'itinéraire n'est pas sans points communs, s'insère, en effet, dans le cadre d'une métaphysique divine, en un sens discriminatoire, et dont les conséquences dépassent de loin le niveau simple de l'harmonie fraternelle. Discriminatoire, donc incompréhensible à l'échelon individuel ; à la limite, conséquence d'un irrationnel sur lequel l'homme n'a aucune prise :

Voici, je vais mourir, répondit Esaü à Jacob -- dans l'épisode connu du plat de lentilles -- à quoi me sert le droit d'aînesse ? (27:32).

Certes, Esaü ne rit pas explicitement, mais sans conteste, il ironise.Méprisant ouvertement tous les devoirs naturels etreligieux rattachés à la charge d'aîné, raillant en fait Dieu et la vie, Esaü prend rang parmi les premiers hommes absurdes de l'histoire humaine. Absurde sans doute, mais jusqu'à un certain point seulement, car s'il paraît avoir fait son choix, il n'ira pas cependant jusqu'à l'ultime conséquence de sa "lassitude" et de sa révolte. Tout comme la dérision d'Ismaël qui -- après avoir été chassé dans le désert avec sa mère, sur l'initiative de Sarah -- aboutit aux larmes (26:16-17), celle d'Esaü, frustré de la bénédiction paternelle, débouche sur un grand cri d'amertume (27:34).

Dans ce parcours emprunté par le récit de la Genèse, le registre du rire se développe, par conséquent de manière non spécifiquement monolithique. Nombre d'oeuvres le confirmeront par la suite ce thème évolue dès l'orée de la Création vers une pluralité de nuances qui ne sont pas toutes ouvertes à la joie et au bonheur.
Autant de citations et de passages dans l'Ecriture qui appellent un commentaire auquel, pour en revenir au point de départ , un dernier texte semble faire écho, de manière particulièrement pénétrante :

Un jour, marchaient sur une route Rabban Gamliel, Rabbi Eleazar ben Azaria, Rabbi Joshua et Rabbi Akiba. En entendant les rumeurs de Babylone, à une distance de cent vingt milles, ils se mirent à pleurer. Seul Akiba riait :
- Qu'est-ce qui te fait rire, Akiba? lui demandèrent-ils.
- Et vous, pourquoi pleurez-vous ?
- Ces païens qui se prosternent devant des images et brûlent de l'encens pour des idoles, ils vivent en paix et en sécurité ! Tandis que la Maison qui était le marchepied de notre Dieu est brûlée ! N'y a-t-il pas là de quoi pleurer ?
- C'est cela même qui me fait rire, répondit Rabbi Akiba... Si le Seigneur accorde une telle tranquillité à des gens qui transgressent sa volonté, ne faut-il pas supposer qu'il traitera mieux encore ceux qui Lui obéissent ? (Makkot, 24b).


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