Son entrée dans la vie adulte coïncide avec l'étape décisive que représente l'affaire Dreyfus dans l'évolution politique et culturelle de la IIIe République. A l'âge de vingt ans, Jules Isaac rencontre Charles Péguy ; c'est le début d'une longue amitié, mais aussi d'un compagnonnage intellectuel très fécond, marqué en particulier par la création des Cahiers de la Quinzaine. L'écrivain l'a convaincu de militer pour un socialisme "à la Jaurès" et il lui a révélé une injustice : le procès Dreyfus. Isaac devient dreyfusard non par solidarité religieuse mais car il a la passion de la vérité.
Il est reçu l'agrégation d'histoire, en 1902, année de son mariage avec Laure Ettinghausen.
Albert Malet et Jules Isaac ne se sont presque jamais rencontrés. Le premier, mort au front en 1915, amène Jules Isaac à rédiger seul la nouvelle mouture imposée par de nouveaux programmes. Mais Hachette, l'éditeur, exige que Malet reste associé au nom de l'ouvrage. Isaac est un nom biblique qui peut gêner l'Ecole catholique ! Isaac dans son travail estime que le rôle de l'historien est d'écrire des manuels justes et de militer pour la paix. D'ailleurs, il utilise largement la méthode des deux points de vue pour expliquer le conflit de 1870.
Jules Isaac, a lui-même survécu à 33 mois de tranchées et à une mauvaise blessure reçue à Verdun. Les lettres qu'il a envoyées du front à sa femme, Laure, viennent d'être publiées sous le titre Un historien dans la grande guerre (Ed. Armand Colin 2004 ; édition de Marc Michel ; préface d'André Kaspi). Cette correspondance entre époux témoigne avant tout de leur amour et de leur fidélité à une "religion familiale" partagée entre le front domestique et le front militaire. Sans se complaire dans les descriptions de scènes d'horreur, il sait que la sensibilité de sa femme lui permet de comprendre la souffrance et les malheurs des combats... Ces lettres sont le témoignage de la génération de la boue, des rats, du sang où leur auteur exprime sa volonté de "tenir" et sa souffrance, indissolublement liées.
Après la guerre, il sefforce de tirer les conséquences du premier conflit mondial. Fidèle à la tradition républicaine de la gauche, membre de la Ligue des droits de l'homme et du citoyen, puis du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, il s'engage parallèlement en faveur d'une meilleure compréhension entre Français et Allemands, militant en particulier pour une révision des manuels scolaires.
En 1936, Jules Isaac est nommé inspecteur général de l'Instruction publique ; il est alors à la tête, depuis 1923, de la collection de manuels d'histoire "Malet-Isaac" , dont le succès doit beaucoup à ses qualités pédagogiques nouvelles : mise en valeur des faits sociaux, économiques et culturels, rigueur et clarté de la présentation... Il s'attache à rendre clair l’enchevêtrement des événements, mettre à la disposition des élèves des textes pour qu’ils soient en contact avec les "sources" et qu’ils apprennent à les lire, afin de fixer dans leur mémoire les grandes scènes historiques et les portraits de leurs acteurs par la reproduction de tableaux.
Son engagement en faveur du rapprochement franco-allemand, entre les deux guerres, transparaît au travers de nombreux documents, relatifs notamment à ses échanges réguliers avec des historiens allemands ou à la nécessaire révision des manuels scolaires. Ces efforts s'appuient sur un important travail de recherches sur les origines de la Grande Guerre : notes de lecture, notes sur la social-démocratie allemande, traductions de correspondances diplomatiques allemandes des années 1911 à 1914, dossiers austro-hongrois sur la politique de la France, documents serbes...
La guerre marque un tournant essentiel dans les conceptions et les activités de l'historien. Le rapprochement franco-allemand, en particulier, n'est plus à l'ordre du jour. Dans une lettre au Figaro, en juillet 1945, Jules Isaac évoque les crimes nazis : "Par sa nature même, ce système de répression, de torture et d'extermination est un phénomène monstrueux spécifiquement allemand, qui a ses racines profondes dans le sol allemand, dans le génie propre au peuple allemand. (...) La responsabilité d'ordre criminel retombe sur toute la nation". Par ailleurs, de nombreux documents évoquent la réorganisation de l'enseignement par le régime de Vichy : interdiction des manuels utilisés avant la guerre, application des lois antisémites dans l'Éducation nationale.
Dès la Libération, il se voit confier une mission d'inspection générale dans l'académie d'Aix-Marseille en novembre 1944, avant d'être rétabli, en 1945, dans ses droits comme inspecteur général honoraire. La période d'activité de Jules Isaac dans le cadre de l'Éducation nationale touche cependant à sa fin et aux souffrances de la guerre succède, en 1945, une certaine amertume : "J'avais souhaité ma réintégration non seulement parce que en raison de mes convictions démocratiques j'avais été particulièrement brimé et piétiné par les gens de Vichy - de Carcopino à Abel Bonnard [...] - mais parce que je croyais pouvoir participer utilement à l'oeuvre nécessaire de redressement et de réorganisation dans l'université. Or il n'en est rien [...]. Toutes les commissions importantes, d'enquête, de révision, de réforme, ont été constituées sans que je sois appelé à en faire partie".
L'historien se montre particulièrement combatif à l'occasion de démêlés judiciaires avec Xavier Vallat, à la fin des années cinquante : appel solennel dans la presse, jugements de la cour d'appel d'Aix et de la Cour de cassation de Paris, correspondance avec les anciens du Comité d'action de la Résistance, copies des pièces produites en 1947 devant la Haute Cour de justice, illustrant les activités du Commissariat aux questions juives pendant la guerre...
Au fil des années, le sentiment d'appartenance s'affirme chez lui avec plus de force, même si les contours de l'identité juive de Jules Isaac restent difficiles à préciser. Certains documents attestent de sa mobilisation en faveur de causes juives, mais celle-ci peut aussi bien relever de préoccupations humanistes : dénonciation de la politique anglaise en Palestine à l'occasion de l'affaire de l'Exodus, dans une lettre adressée au journal chrétien Cité Nouvelle ; article publié dans La Terre Retrouvée à l'occasion du procès Eichmann en 1961, pour fustiger "la complicité mondiale" dans les crimes dont les juifs ont été les victimes... "
Mais l'historien reste fermement républicain, fidèle aux valeurs de ses ancêtres : "Les Juifs répandus dans le monde ne forment plus un peuple distinct (sauf en Palestine). Bien que les épreuves subies et les persécutions aient renforcé, comme il est naturel, la solidarité juive, on n'a pas le droit d'écrire, parlant des juifs en général, «le peuple juif ». Les Français d'origine juive font partie du peuple français et ne reconnaissent à personne le droit de leur contester la nationalité française".
Pour Jules Isaac, l'essentiel est de combattre le mal à la racine : l'antisémitisme chrétien, qui a acquis une terrible puissance au cours des siècles, fait ici l'objet d'un important travail de documentation, de recherches et d'analyses : bibliographies, notes de lecture, conférences, exposés, articles... Les débats suscités par ses prises de position et les travaux préparatoires de ses ouvrages sur la question sont l'occasion de correspondances avec des responsables religieux ou des intellectuels, comme André Chouraqui. C'est dans l'amitié judéo-chrétienne que Jules Isaac conçoit le remède le plus efficace à la vieille haine antisémite. L'idée essentielle est de mettre en valeur les racines profondément juives du premier christianisme ; c'est ce qui ressort par exemple de la découverte des manuscrits de la mer Morte.
C'est bien sûr le réseau des Amitiés judéo-chrétiennes qui fournit à l'entreprise de Jules Isaac l'appui le plus solide. On trouve dans ses archives une documentation très importante à ce sujet : statuts de l'association, procès-verbaux, bulletins d'information, débats, conférences, documents relatifs aux sections de Lille, Lyon, Paris et bien sûr Aix-en-Provence, correspondances avec de nombreuses personnalités comme André Chouraqui, Edmond Fleg, Jacques Madaule... À noter également une correspondance très soutenue avec des religieux catholiques acquis à la cause des AJC, comme Soeur Geneviève Gendron, de Padoue, qui le Jules Isaac informé de l'évolution de la situation à Rome.
Au sein même des AJC, les tensions et les rivalités personnelles ne sont pas rares. Elles sont plus préoccupantes quand elles semblent introduire à nouveau la discorde entre juifs et chrétiens. Jules Isaac réplique ainsi très vivement à une note diffusée par Emmanuel Lévinas : "Il n'est pas exact de dire que les Amitiés judéo-chrétiennes se sont constituées au lendemain de la guerre par l'initiative chrétienne. En France, les Amitiés judéo-chrétiennes n'ont été fondées qu'en 1948-49 et par l'initiative juive".
Répondant à un contradicteur, lors d'un débat organisé par les Amitiés judéo-chrétiennes d'Aix-en-Provence, à l'occasion de la parution de Genèse de l'antisémitisme, Jules Isaac se défend avec vigueur : "Il est vrai qu'il y a de la passion dans mon livre ; depuis bien longtemps, j'ai l'habitude de me battre à visage découvert, professant qu'en histoire, l'essentiel n'est pas d'être objectif (...), l'essentiel est d'être honnête, c'est à dire de rechercher honnêtement la vérité, sans omettre ou voiler les faits qui viennent à l'encontre de nos propres tendances".
Les dix huit points de Jules Isaac
Jésus et Israël, pp.575-578
Un enseignement chrétien digne de ce nom devrait :
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Conforté par le retentissement de ses travaux, qui font largement autorité dans le domaine des relations judéo-chrétiennes, le vieil universitaire s'éteint à Aix-en-Provence en 1963.
Le fonds d'archives Jules Isaac, qui représente un ensemble important de manuscrits, de correspondances, de photographies, de tableaux et d'ouvrages, a fait l'objet d'une donation en 1994, par la famille du défunt, au bénéfice de l'Association des amis de Jules Isaac, dont le conseil scientifique est présidé par André Kaspi, professeur à l'université de Paris I. Ces archives peuvent être consultées à la Cité du livre d'Aix-en-Provence, où une salle Jules Isaac a été inaugurée le 23 septembre 1998.
André Kaspi est l'auteur d'une biographie : Jules Isaac ou la
passion de la vérité
(Plon 2002).