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Hommage à Jules Isaac
Conférence d'André CHOURAQUI
Amitié judéo-chrétienne de Marseille – 17 décembre1963

Editions Parole et Silence, mars 2007
Nous venons d'entendre vos interventions, Monseigneur, Messieurs.
J'aurais voulu très sincèrement continuer à me taire, à suivre le commandement biblique "Shema Israël", écoute Israël ! en continuant à vous écouter, m'associant ainsi au grand silence qui nous unissait pendant que vous parliez, au silence de communion avec le grand disparu que nous célébrons aujourd'hui, et dont il me faut bien évoquer ici la mémoire. Je le fais, non sans hésitation, parce que je l'ai connu comme vous l'avez connu, je l'ai aimé comme vous l'avez aimé et qu'il est souvent insupportable, aussi bien de parler de ce que l'on aime que d'en entendre parler.

Par ailleurs, je ne crois pas qu'il soit possible de parler de Jules Isaac au nom de quelque confession que ce soit. Il était sorti des frontières et pouvait difficilement s'insérer dans quelque cadre confessionnel que ce soit. Saint Paul parlait de ceux qui n'étaient "ni Juifs, ni Grecs" ; ainsi Jules Isaac n'était ni Juif, ni Chrétien, mais pleinement l'un et l'autre, si l'exigence du Judaïsme et l'exigence du Christianisme est exigence de justice, de vérité et d'amour fraternel. Arrivant dans ces lieux où nous l'avons souvent vu et entendu, nous avons comme le sentiment qu'ils sont veufs, veufs de sa présence et veufs de sa voix, sa voix inoubliable, belle, fervente, sa voix au timbre cuivré, toute vibrante et comme brûlante de sa ferveur intérieure, comme si elle continuait encore de raisonner dans l'éternité où il est désormais entré.

Je dois vous dire ce soir quel témoin fut Jules Isaac dans l'histoire de notre génération et quel feu, quelle lumière, sa vie et sa passion ont allumé dans l'histoire de notre temps. J'ai entre mes doigts des feuillets écrits par Jules Isaac lui-même, un curriculum vitae qui, dans sa sécheresse administrative, nous donne les principaux événements de sa vie. Il est écrit de son écriture claire, nette, ferme, faite d'honnêteté, de solidité, d'innocence et de pureté, souple dans son dessin mais droite comme un acier de Tolède.

Une vie d'homme :
"Isaac, Jules, Marx, né à Rennes (Ille-et-Vilaine),
"le 18 Septembre 1877.
"Nationalité : Française, famille alsacienne et lorraine.
(Père né à Metz ; mère née à Strasbourg).
"Fils et petit-fils de soldat."
Après nous avoir dit sa nationalité et, par elle, ses plus profondes racines au cœur de cette France dont il a été sa vie durant un avocat si passionné, il nous confirme encore son enracinement dans le terroir : Son grand-père en 1810 s'était engagé à 19 ans dans un régiment de cuirassiers dans la Grande Armée, il a été fait prisonnier à la Bérézina en 1812 et avait participé à la campagne de 1815, obtenant ainsi la Croix de la Légion d'Honneur et la Médaille de Sainte Hélène. Le père de Jules Isaac avait également été Lieutenant-Colonel d'artillerie, ancien Officier de la Garde Impériale sous le Second Empire, et avait obtenu sa Croix d'Officier de la Légion d'Honneur dans les nombreuses campagnes qu'il avait faites dans l'Armée française.
Mais, lui, Jules Isaac, est :
"Orphelin à 13 ans, boursier d'Etat, boursier de licence et d'agrégation en Sorbonne."
Orphelin, il doit compter sur ses propres forces pour achever le cycle de ses études et devenir dès 1902, un professeur agrégé de l'Université. Il se marie aussitôt, le 25 Septembre 1902 avec la compagne qui devra éclairer sa voie et être l'âme de son âme, animer sa carrière pendant toute sa vie et, une fois morte, "tuée par les Allemands, tuée simplement parce qu'elle s'appelait Isaac", en son martyre, inspirer une vocation qui appartient désormais à l'histoire de notre temps.

La première partie de sa vie est éclairée par son amitié et son compagnonnage avec l'écrivain Charles Péguy. Il écrit dans son curriculum vitae :

"Principalement de 1897 à 1907, ami et compagnon de lutte de "l'écrivain Charles Péguy ; du petit nombre de ceux qui l'ont aidé à "fonder les Cahiers de la Quinzaine (en 1900)."

Péguy a écrit que l'argent était "le sang du pauvre", et "pauvre" Jules Isaac n'a jamais hésité à partager le peu qu'il possédait avec Péguy, afin de lui permettre d'éditer ses Cahiers de la Quinzaine. Il a voué à Péguy une amitié passionnée qui a inspiré en lui le premier des trois grands combats qui ont inspiré sa vie, celui qui a abouti à la réhabilitation du Capitaine Alfred Dreyfus.
Jeune encore, Jules Isaac se jette dans l'Affaire Dreyfus, malgré ses attaches familiales et le respect natif qu'enfant il avait pour l'Armée. Se jetant dans le combat, il doit aussi surmonter l'obstacle que met en sa conscience le fait qu'il est lui-même un Juif. Il veut défendre Dreyfus, non à cause de je ne sais quel instinct grégaire ou de je ne sais quelle complicité confessionnelle, mais parce que, à ses yeux comme aux yeux de Péguy, Dreyfus est innocent et qu'il incarne une cause juste, celle de la vérité bafouée et de la justice trahie.

De 1902 à 1914, Jules Isaac est professeur aux Lycées de Nice, de Sens, de Saint-Etienne, de Lyon. Il arrive au sommet de cette carrière en étant très rapidement nommé à Paris en Juillet 1914. Il est aussitôt mobilisé en Août 1914 et il fera la guerre en tant que simple soldat jusqu'en Janvier 1919. Il passe trois ans dans les tranchées, il est blessé à Verdun. Sa Croix de Guerre, il la mérite par son courage et par son sang.
Ces années mûrissent en lui sa conscience historique et sa volonté passionnée d'être et de demeurer un homme libre, c'est-à-dire détaché des préjugés et des passions de son temps.

Pour nous tous, Jules Isaac était davantage qu'un homme : une véritable institution. C'est dans ses livres que nous avons appris, enfants français de nos génération, l'Histoire universelle. C'est en 1914 qu'il avait commencé sa collaboration avec Albert Malet. Après la guerre et la mort d'Albert Malet, Jules Isaac continuera à écrire seul les manuels d'histoire destinés aux Lycées de France, en y introduisant une volonté passionnée d'objectivité et de vérité.

Si le premier combat de Jules Isaac, au temps de l'Affaire Dreyfus, avait pour cadre la France, sa deuxième croisade aura pour champ d'action l'Europe toute entière. Simple soldat pendant la guerre, il en aura connu toutes les épreuves : il veut contribuer à la pacification et à l'édification de l'Europe unie. Il le fait par l'esprit nouveau qu'il introduit dans les manuels d'histoire dont il devient bientôt l'unique rédacteur ; il le fait aussi par ses travaux sur l'histoire de la guerre et de ses origines. Il écrit Joffre et Lanzerac, une étude critique des témoignages sur le rôle de la 5ème Armée, puis il livre bientôt, en 1922 un article qui paraît dans la Revue de Paris : Paradoxe sur la science homicide. Jules Isaac analyse dans cet article étonnant les rapports de la technique et de la science, de l'histoire qui se fait et des machines qui vont en modifier le cours. Dès 1922, il voit avec une lucidité d'aigle quels seront les fruits amers du Traité de Versailles, tant pour l'Allemagne que pour l'Europe entière et quelles en seront les conséquences désastreuses. Mais, suivant la tendance permanente de son esprit, il ne s'arrête pas à l'apparence, il va plus profondément, au-delà de ce que l'on voit, jusqu'aux racines du mal. Et là, il prévoit (et il est sans doute le premier à avoir aussi clairement l'intuition du fait et de ses conséquences) l'explosion de la bombe atomique. Il pressent, dès 1922, que le temps de la libération de l'énergie atomique est venu et que, dès que cette énergie sera au service de l'homme, l'homme aura du même coup le pouvoir prodigieux de détruire le monde. Cette prévision l'engage à entrer dans le combat de salut universel, de purification des esprits et d'association des forces susceptibles de s'opposer au déferlement de la catastrophe suprême.

Il cherche le salut du côté des intellectuels, des savants et du côté aussi des forces ouvrières, des syndicats. Il pense que l'union des forces spirituelles et des forces syndicales pourrait modifier le cours de l'histoire et empêcher le déferlement de ce qu'il prévoit.
Hélas ! son Paradoxe sur la science homicide, vraiment prophétique, ne touche personne, l'appel tombe dans des oreilles de sourds. L'Allemagne s'enfonce dans la rancune des vaincus, tandis que les vainqueurs s'endorment sur leur lauriers illusoires. L'action que Jules Isaac veut entamer ne dépassera pas l'écrit.

De 1923 à 1930, après la réforme des programmes d'histoire, il publie un Nouveau Cours d'Histoire en sept volumes, fondé sur l'utilisation des textes documentaires et sur des principes d'objectivité qui furent critiqués à l'époque, et qui constituent aujourd'hui la loi des Organismes d'essence universelle, comme l'UNESCO. Ce cours d'Histoire en sept volumes connaît la diffusion que l'on sait en France, mais inspire aussi à l'étranger des travaux et des ouvrages animés par le même esprit. En 1931, il se remet à ses études sur l'histoire des origines de la guerre. Il publie en 1933, chez Rieder, un ouvrage Le problème des origines de la guerre, puis deux ans après, un recueil d'essais intitulé Paradoxe sur la science homicide et autres hérésies. Ces deux volumes furent pillés par l'occupant allemand en 1941 et sont à peu près introuvables. Il voit les dangers que fait courir à l'Allemagne et à l'Europe entière la poussée hitlérienne et il fait tout ce qu'il peut pour tenter un rapprochement franco-allemand. En 1931, il publie un Projet d'un pacte de Locarno moral, il a des entretiens avec des professeurs et des historiens allemands pour trouver des formules d'accord ou de compréhension mutuelle sur les problèmes historiques les plus litigieux. Ce sont ces premiers accords qui ont servi d'antécédents et de modèles à ceux qui se poursuivent aujourd'hui sous l'égide de l'UNESCO.

Les activités de Jules Isaac le poussent très vite au plus haut degré de notoriété. En octobre 1936, il atteint le sommet de sa carrière d'enseignant en étant nommé Inspecteur général de l'Instruction Publique et, en 1939, à la veille de la guerre, il devient le Président du Jury d'Agrégation d'Histoire, il est considéré comme l'un des plus éminents historiens de son temps. Il est davantage qu'un professeur, mais pour des centaines de milliers de personnes, il incarne le maître universel.
Le 22 Février 1936, le Maréchal Pétain l'invite et a avec lui un entretien de deux heures et demie. L'espoir du Maréchal était que Jules Isaac devienne son biographe et le défenseur de son action. Jules Isaac ne donne aucune suite à cet appel.

En fait, malgré le rare succès de sa carrière et de ses entreprises, malgré une vie familiale heureuse, entouré par une femme qui l'aime et par trois enfants, l'homme Isaac est désespéré : il n'est pas fait pour être enfermé dans un écrit ; sa pensée - et c'est en cela qu'elle est prophétique - aspire à un salut. Il voudrait sauver l'Europe de la catastrophe qu'il voit venir. Ses conférences, ses articles, ses appels tombent dans le silence… On enterre son cri, on refuse d'entendre sa voix. Mais lui, Jules Isaac, le compagnon de Péguy, l'homme qui s'est battu dans les tranchées, qui a été blessé, l'homme qui a essayé depuis la fin de la Grande Guerre de faire entendre une voix, la voix de la conscience et de la vérité, cet homme-là, en ce qu'il a de plus profond et de plus essentiel, est brisé et désespéré.

Mais son désespoir, pour aussi profond qu'il fut, n'a pas atteint les abîmes de la mort, ni les tréfonds de l'amertume et de la nuit, Jules Isaac n'a pas bu le calice jusqu'à la lie. La guerre éclate, et c'est elle qui va en vérité crucifier l'homme Isaac, le faire passer par une épreuve pire que la mort, mais au delà de cette épreuve, le faire accéder à une vie nouvelle et à une fécondité désormais inscrite dans l'Histoire de l'humanité.
La guerre ! cela signifie Hitler maître de la plus grande partie de l'Europe… Et, pour Jules Isaac, l'effondrement de ce à quoi il avait cru.

Pendant toute sa vie, Jules Isaac s'était considéré avant toute chose comme un Français. Que dis-je Français ? Il était à la fois Alsacien par sa mère, Lorrain par son père ; fils et petit-fils de soldat et soldat lui-même. Toutes ses pensées, toute sa vie étaient inspirées par la haute mission qu'il s'était donnée et qu'il avait de son service dans les cadres de l'Administration Nationale. Etre Français était pour lui une donnée première, il l'était comme il était homme, d'une manière organique et essentielle.
Et voilà que, soudain, le Gouvernement de son pays déclare qu'il est un Juif, déclare qu'il n'a jamais été un Français égal aux autres. Voici que soudain, le Gouvernement de son pays le chasse de l'Administration et refuse de lui accorder la protection qu'il ne cessait de donner alors aux animaux. La loi relative à la protection des animaux était encore en vigueur en France, en Europe, du temps des Allemands. La loi de la protection des Juifs était soudain rayée de la conscience des hommes. Le devoir était alors de pourchasser les Juifs et, dans la mesure du possible, de les exterminer.

C'est cet abîme que Jules Isaac découvrit soudain à l'époque où j'eus le privilège de le rencontrer. J'étais moi-même en ce temps actif dans les maquis de la Haute-Loire. Un jour, en Novembre 1942, quelqu'un m'a dit : "Allez près de St. Agrève, un homme a besoin de fausses cartes d'identité et de fausses cartes d'alimentation pour continuer à vivre dans la clandestinité, il s'appelle Jules Isaac". J'étais effectivement lié alors avec ces faussaires héroïques qui fabriquaient les faux papiers nécessaires à la vie clandestine. J'allais immédiatement voir Jules Isaac, dans la surprise (étant moi-même sorti de l'Université) de voir soudain s'incarner devant moi l'auteur de livres qui avaient accompagné le cours de mes études secondaires. Je rencontrai l'homme. Il était assis devant une table où il prit un mince cahier d'écolier qu'il me tendit dès qu'il sut que j'avais été élève de l'Ecole Rabbinique de France, que je m'intéressais à la Bible, que j'étais un peu hébraïsant. Je revois ce mince cahier d'écolier dont les pages étaient recouvertes de l'écriture de Jules Isaac, si bien dessinée, si claire, si ferme, si honnête, si solide. De sa plume, il s'était appliqué pour écrire un titre sur la page de garde du petit cahier d'écolier "Chrétiens, n'oubliez pas !"

C'est ainsi et à cette époque qu'il commença d'écrire les premières pages du manuscrit qui devait donner naissance à l'œuvre Jésus et Israël. Madame Jules Isaac était encore vivante et sa fille aussi. Il est faux de prétendre que Jules Isaac a été amené à l'étude de ces problèmes par son propre calvaire familial, il était bien trop détaché de son moi pour être ainsi mû dans sa pensée par un intérêt personnel, fut-il aussi noble et aussi déchirant. L'amour de la vérité, la passion de la justice et l'authenticité de la ferveur, voilà ce qui animait la pensée de Jules Isaac se penchant en Novembre 1942, dans le grand hiver hitlérien et allemand, dans la clandestinité des montagnes glacées de Haute-Loire, sur le problème des relations judéo-chrétiennes.
C'est alors qu'il commença à découvrir un horizon à peu près nouveau pour lui. J'avais été frappé du peu de place que tenait, dans ses manuels scolaires, l'histoire du peuple juif, traité, bien que porteur de la Bible, à peu près à égalité avec les peuples de l'Orient ancien. Jules Isaac était trop attaché à la pensée laïque pour se détacher de ce qui est, à mes yeux, une faiblesse du laïcisme français, tel qu'il s'est défini au début du XXème siècle, et qui a voulu que l'on puisse parcourir tout le cycle des études universitaires en pouvant tout ignorer de la Bible et de la pensée théologique judéo-chrétienne, qui a fondé, n'est-il pas vrai, les assises de la civilisation occidentale. Jules Isaac découvrant soudain qu'il est Juif et victime de ce fait que d'autres reconnaissent pour lui, se retourne instinctivement vers ses sources, vers la Bible notamment. Et soudain, pensant à cet antisémitisme qui va bientôt le meurtrir, il en découvre l'une des sources les plus importantes à ses yeux, dans l'enseignement de l'Eglise concernant les Juifs.

Dans le bureau où Jules Isaac travaillait, dans sa villa La Pergola, au bout de la Montée des Amandiers à Aix, il m'a été souvent donné d'admirer une reproduction de la statue de la Synagogue qui se dresse au portique sud de la Cathédrale de Strasbourg. Cette statue constitue sans doute l'un des chefs-d'œuvre de l'art gothique. Avec quelle tendresses le sculpteur médiéval a-t-il conçu et exécuté son œuvre ! Tout y est délicatesse, grâce et souffrance intérieure. Le visage de cette statue, vous le savez, est caché par un voile qui entend signifier l'aveuglement de la Synagogue au regard de la réalité du Christ et de la gloire de l'Eglise. Enfant, confronté pour la première fois avec cette statue, je souffrais de voir que ce bandeau nous empêchait aussi d'admirer le visage qu'il cachait et j'avais envie qu'on l'arrache pour qu'on puisse enfin voir, admirer, contempler la beauté de ce visage. Et peut-être le sculpteur allait-il au fond des choses avec ce voile qui aveugle à la fois le regard de la Synagogue et cache son visage au regard de l'Eglise. Il y a comme une tragédie dans ce double aveuglement : aveuglement de la Synagoge au regard des réalités chrétiennes et, par voie de conséquence (et le sculpteur du moyen-âge sut le dire avec plus d'éloquence que des mots) aveuglement de la chrétienté par rapport aux réalités profondes des traditions d'Israël.
Ce double aveuglement, dis-je, a bien constitué un drame qui se situe peut-être au centre des déchirements de l'Histoire universelle. Drame paradoxal, scandale aux yeux du Chrétien que le Juif Jésus, adoré par lui comme Dieu, soit le grand Inexistant dans la pensée hébraïque. Et scandale aux yeux du Juif que la Chrétienté issue de son sein, coupe ses racines d'avec le Judaïsme et le persécute trop souvent. Drame qui a fait couler dans l'histoire un fleuve de larmes et de sang, qui a permis la plus cruelle des persécutions qui a culminé en notre temps en un amoncellement de six millions de cadavres, dont 1.800.000 enfants de moins de 14 ans ! Drame terrible dont Léon Bloy avait autrefois su dire l'immensité. Drame solitaire et comme ignoré, maladie honteuse de l'humanité dont chacun préférait se détourner, dont chacun entendait fuir la honte et l'horreur. Ils ont été rares ceux qui avaient accepté de porter la double croix, la croix judaïque et la croix chrétienne, sur le calvaire des affrontements de l'Eglise et de la Synagogue.

La profondeur et la signification ontologique, métaphysique, théologique du drame judéo-chrétien étaient cependant révélées aux Chrétiens dans les chapitres IX, X et XI de l'Epitre aux Romains. Saint Paul qui, avant de devenir l'Apôtre des Gentils, avait été un rabbin connu sous le nom de Saul de Tarse, pharisien, fils de pharisien, avait annoncé le drame de la chute et du calvaire d'Israël, nécessaire au Salut des Gentils, comme il avait annoncé la Rédemption d'Israël comme un prélude aux ultimes salvations de l'humanité :

"Est-ce pour tomber qu'ils ont bronché ? Loin de là, mais de leur chute, le salut "est devenu accessible aux païens afin qu'ils fussent incités à jalousie. Car si "leur chute a été la richesse du monde et leur amoindrissement la richesse des "païens, combien plus en sera-t-il lorsqu'ils reviendront tous… Car si leur rejet "a été la réconciliation du monde, que sera leur réintégration sinon une une "résurrection d'entre les morts ?" (Romains XI, 11-15).
On reste frappé d'étonnement lorsque, à la lueur de l'histoire des temps qui nous séparent de Saint Paul, on relit les phrases de l'Apôtre des Gentils, et l'on conçoit à peine l'immensité des sanglantes tragédies qui ont opposé les Juifs et les Chrétiens, tous deux greffés sur l'arbre antique de la Révélation biblique. La signification profonde du destin d'Israël échappe à peu près généralement à la pensée chrétienne, qui permet et organise parfois le sort que les Juifs ont connu notamment pendant le deuxième millénaire de l'ére chrétienne, dans les pays d'Europe.
Si l'on excepte quelques éclairs de lucidité allumés par quelques grands Papes dans cette longue nuit, il faut attendre le XVIIème siècle pour que les termes de la destinée d'Israël soient à nouveau posés dans leur signification profonde. Pascal a des intuitions fulgurantes sur les Juifs. Bossuet situe leur destin au centre de l'Histoire universelle, mais il faut attendre le XIXème siècle pour que le destin d'Israël soit à nouveau posé en sa plénitude devant la conscience chrétienne par Léon Bloy acerbe, mais essentiel, et depuis, par Péguy, par Claudel, par Jacques Maritain qui révèlent l'importance de ce drame caché, mystique, dans les déroulements de l'histoire humaine.

C'est dans ces grandes perspectives qu'il faut situer la personne, la pensée et l'action de Jules Isaac. La vraie grandeur de Jule Isaac est ainsi d'avoir pénétré dans le schisme judéo-chrétien, à une heure où il fallait empoigner la chance fragile d'une réconciliation qui pourrait devenir, si l'on en croit l'apôtre Paul, la condition d'un salut universel.
Oui, la vraie grandeur de Jules Isaac a été d'arracher, pour sa part, le bandeau qui voilait le visage de la Synagogue et de dire à Israël et à l'Eglise :
"Regardez-vous enfin face à face et reconnaissez-vous. Votre réconciliation "conditionne le salut universel. De votre union dépendent la vie et la mort de "l'humanité."
L'une des joies les plus profondes de sa vie a été, il nous le disait souvent, d'avoir permis à l'Eglise de mieux connaître Israël et à Israël de découvrir le visage inoubliable du Christ, Yeshou'a ha'mashiah.

Du côté juif, la grande nuit est aussi traversée d'éclairs. Au XIIIème siècle, l'un des esprits les plus profonds de la Synagogue au temps de l'exil, Abraham Aboulafia, théologien mystique et savant exégète de la Bible, voit comme dans une vision qu'un homme doit un jour mettre fin au grand calvaire des enfants d'Israël et ouvrir les portes de leur prison. Cet homme, c'est le Pape, l'homme blanc, celui qui aux pires époques des déchaînements des Chrétiens contre les Juifs, constitue le dernier refuge et le dernier recours. Aboulafia reprenait ainsi pour son compte une vieille tradition juive selon laquelle le salut viendrait un jour pour les enfants d'Israël par la médiation d'un Souverain Pontife. Aboulafia était un profond penseur, mais aussi, comme il arrive souvent aux méditerranéens, ce penseur était également un homme d'action. Il décide d'aller à Rome, de voir le Pape, de lui dicter sa mission de Souverain Pontife et son devoir traditionnel de protecteur des Juifs. Il demandera au Pape de reconnaître la légitimité d'Israël et de mettre un terme à l'odieuse persécution, d'ouvrir les chaînes et de libérer les captifs du ghetto. Aboulafia se met en route pour Rome. Las ! Il est arrêté, remis aux tribunaux ecclésiastiques et condamné à mort. La veille de son exécution le Pape Nicolas III s'éteint. Chacun voit dans cette mort un signe du ciel et Aboulafia est grâcié et libéré, le 22 Août 1280. Il pourra continuer à rêver de rédemption universelle, tandis que l'étau se resserre, dans lequel ses frères saignaient.

Plus récente, plus sérieuse et d'une importance plus vitale a été une autre tentative faite par un Juif pour ouvrir un dialogue nouveau entre l'Eglise et la Synagogue. Cette tentative, bien que toute proche de nous, est peu connue, elle est cependant d'une importance vitale, non seulement pour la connaisance de l'histoire, mais pour la préparation de ses renouvellements. C'est la tentative de Théodore Herzl, le fondateur de l'Etat d'Israël. Lorsque le Capitaine Dreyfus est condamné et dégradé dans la cour des Invalides, le samedi 5 Janvier 1895, Jules Isaac a 17 ans et éprouve le même choc qui ébranle la conscience de son aîné, Théodore Herzl, âgé de 34 ans et qui assiste en personne à la scène de la dégradation de Dreyfus. Chez l'un et chez l'autre, chez Edmond Fleg, le Genevois aussi, c'est le même choc qui remet tout en question ; il faut dire que ces trois hommes, Théodore Herzl, Edmond Fleg, Jules Isaac, sont sortis du même milieu ; assimilés et assez éloignés des sources juives, ils ont ressenti avec une même sensibilité les événements de l'Affaire Dreyfus qu'ils ont vécus avec une même intensité et une même ferveur blessée.

Herzl remet en question tout ce qu'il est, tout ce qu'il pense, tout ce qu'il veut. L'Affaire Dreyfus va déclencher en lui une véritable conversion intérieure et transformer le journaliste, le chroniqueur mondain, l'homme de théâtre, auteur de pièces qui connaissent un certain succès sur les boulevards, en un prophète et héritier direct des Prophètes de la Bible, en un homme d'Etat aux mains nues qui, par la puissance de sa vision et de sa pensée, va, de ses mains nues, détourner le cours de l'histoire et à vrai dire, préparer la fondation de l'Etat d'Israël. Au premier choc qui va bientôt révolutionner toute sa personne, Herzl est animé par une résolution désormais inflexible : il faut qu'il fasse quelque chose pour le salut des Juifs. Que sera ce quelque chose ? La première idée de Herzl rejoint celle d'Aboulafia. La seule force capable de mettre un terme au sanglant calvaire judaïque, c'est celle de l'Eglise. Lui, l'homme Herzl, ira donc voir le Pape pour lui proposer une alliance entre les Juifs et les Chrétiens, pour le salut des humbles et des pauvres et pour la rédemption, non seulement des Juifs, mais du monde entier. Théodore Herzl écrit alors une longue lettre à l'Archevêque de Vienne pour lui proposer un plan général de la réconciliation de l'Eglise et de la Synagogue et de la réintégration des Juifs au sein de l'Eglise. Théodore Herzl n'hésite pas à franchir ce pas ; il prendra la tête d'une croisade universelle pour obtenir la conversion des Juifs et leur entrée au sein de l'Eglise Catholique qui, de son côté, mettrait un terme à l'enseignement du mépris, un terme aux injures et aux malédictions dont les Juifs sont abreuvés par les antisémites. L'Eglise reconnaîtrait la légitimité du Judaïsme et, enrichie par les Juifs ainsi convertis, elle serait en mesure d'assurer ce qui, au yeux de Herzl, constitue l'imminente vocation du XXème siècle, la salvation du genre humain. Théodore Herzl est saisi par cette vision qu'il décrit avec minutie dans les premières pages de son journal. Lui-même, Théodore Herzl, en engageant les Juifs du monde entier au baptême, y conduirait ses propres enfants, l'événement aurait lieu dans la grande joie des retrouvailles. Il entend le son des cloches des cathédrales sonner allègrement l'événement, et lui, Herzl, comme Moïse sortant d'Egypte, conduirait les enfants d'Israël vers la Terre promise de l'Eglise…

Je ne sais ce que l'Archevêque de Vienne pensa de l'épître de Théodore Herzl, ni ce qu'il en fit. Herzl dût bientôt reconnaître l'inanité de son projet. Il se dirigera encore vers une autre voie, pensant que le salut des Juifs pourrait venir par le triomphe universel du socialisme. Ce n'est qu'ensuite qu'il découvrira l'autre voie, celle de la rédemption des Juifs par leur retour en Terre Sainte et par la fondation de l'Etat d'Israël. Théodore Herzl, dans les neuf ans de sa vie publique, posera, nous l'avons dit, les fondements du futur Etat Juif, mais il n'oubliera jamais son idée première, celle de la réconciliation de l'Eglise et de la Synagogue. Il est significatif de noter que l'une des dernières démarches de sa vie le conduit au Vatican où il s'entretient avec le Cardinal Merry Del Val, Secrétaire d'Etat du Vatican et avec le Pape Pie X. A l'un et à l'autre, Théodore Herzl expose son plan de la création d'un Etat Juif en Terre Sainte ; à l'un et à l'autre, il demande pour la réalisation de son programme le concours et les secours de l'Eglise. Le temps n'était pas encore venu pour la réconciliation, mais le temps de la condamnation était passé. Le Pape et le Secrétaire d'Etat écoutent Théodore Herzl avec attention, avec sympathie et c'est comme à regret que l'un et l'autre lui disent : "Non possumus". Pour Pie X, il faudrait d'abord que les Juifs reconnaissent Jésus afin que l'Eglise puisse reconnaître Israël. Herzl n'est pas condamné comme Aboulafia, s'il n'est pas encore accueilli comme le sera demain Jules Isaac.

L'appel de Herzl qui s'écrasa contre un mur de silence, retentit il y a moins d'un demi-siècle. Daniel Halevy, l'un des compagnons de Jules Isaac, parlait de l'accélération de l'Histoire. Lorsque l'on considère le chemin parcouru par l'humanité pendant le dernier demi-siècle, on est en vérité, pris de vertige. Pendant les dernières décades, l'humanité a sans doute acquis plus de pouvoir, plus de savoir, plus de richesse, plus de puissance enfin, que n'en ont détenu toutes les autres générations. Cette constatation est indiscutable lorsqu'on considère la puissance de destruction que détiennent les hommes de notre temps. En 1963, les arsenaux contiennent l'équivalent de 100 tonnes de TNT pour chacun des trois milliards d'hommes qui sont nos contemporains. Cent tonnes ! On compte largement dès qu'il s'agit de destruction. Mais il y a aussi en notre temps plus de puissance créatrice, plus de nourriture, plus de machines à construire et à sauver le monde et, dans un certain sens, aussi plus de conscience, plus de sagesse, plus de sainteté, au service d'incomparables possibilités de salut. Et ce qui, du temps d'Aboulafia ou de Théodore Herzl, pouvait apparaître comme chimérique ou utopique, devient tout à coup une réalité tellement inéluctable, qu'elle semble bien conditionner notre survie.

Il neige dehors, les toits sont blancs, les rues recouvertes de glace ou de verglas, cependant c'était bien aujourd'hui que nous devions nous réunir pour célébrer la mémoire de Jules Isaac. Car ce n'est pas seulement ceux qui sont réunis dans cette salle, en ce jour, qui célèbrent cette mémoire, mais j'entends par le monde entier un concert général de louanges inscrites dans les faits et dans les évolutions de notre temps, qui montent vers cet homme qui peut-être parce qu'il n'était ni Juif, ni Chrétien, a su, à la fois forcer la prise de conscience des Juifs et des Chrétiens et, ce faisant, accéder à la vraie grandeur et à la fécondité de son destin et de sa vocation.

Paradoxe de l'histoire juive ! Ce sont des enfants d'Israël presque entièrement détachés du tronc ancestral, comme Théodore Herzl le Viennois, comme Edmond Fleg le Gènevois ou comme Jules Isaac de France, qui auront eu en notre temps l'importance la plus grande pour préparer les évolutions de l'histoire juive contemporaine. Rien apparamment ne destinait Jules Isaac pour réussir là où Aboulafia et Théodore Herzl avaient si complètement échoué, et cependant, l'histoire de Jules Isaac avant 1940 n'était qu'une préparation à l'exercice de sa vraie vocation, à l'accomplissement de son destin exceptionnel. Ses études d'historien, le rôle qu'il joue auprès de Péguy pendant l'Affaire Dreyfus, ses combats entre les deux guerres en faveur de l'unité européenne, sa vaste culture d'historien et les travaux spécialisés qu'il écrit, tout cela semble bien avoir été des exercices préparatoires, comme les gammes que l'on fait avant l'heure de la grande symphonie, avant l'heure où devait se jouer son destin, le destin de l'homme Isaac, marqué pour ouvrir la voie de la réconciliation judéo-chrétienne.

"Israël est comme l'olivier, il faut que son fruit soit broyé pour qu'il donne son huile délectable". Ainsi en aura-t-il été de Jules Isaac.

On a pu discuter tel ou tel aspect de sa pensée, revenir sur telle ou telle de ses affirmations ou de ses formules. Ce qui est irréversible, c'est à la fois le déchirement de cet homme sensible et fervent en face des déferlements de la violence hitlérienne et de l'abîme que la persécution ouvre sous ses pas : son épouse, sa compagne, son inspiratrice, celle qui fut dès le premier jour l'âme de son âme, est arrêtée par la Gestapo en compagnie de sa fille et toutes deux sont assassinées dans l'horreur des camps de la mort. Pour Jules Isaac, c'était davantage que de mourir lui-même, c'était pour lui, Isaac, recommencer le sacrifice d'Abraham et le mener jusqu'au bout. Car sa femme et sa fille meurent parce que lui, l'époux et le père, s'appelle Isaac. Ouvrons en sa première page Jésus et Israël et lisons cette dédicace bouleversante :

"A MA FEMME, A MA FILLE, mortes tuées par les Nazis,
tuées simplement parce qu'elle s'appelaient Isaac"
Ce livre Jésus et Israël est davantage qu'une étude historique des rapports de l'Eglise et de la synagogue. C'est le cri d'une conscience indignée, d'un cœur déchiré. Ce livre contient une question et une réponse. Il semble constituer la réponse d'Abraham faite à Isaac, non pas sauvé à l'heure du sacrifice, mais lui aussi tué, tué par les Nazis, tué en la personne de sa femme, de sa fille, tué en la personne de toutes les victimes qui sont mortes comme sa femme, comme sa fille, tué enfin dans l'horreur du geste et de l'acte du bourreau.
Marche paradoxale de l'histoire d'Israël ! De même qu'un journaliste, auteur de pièces de théâtre qui font courir sur les boulevards, homme mondain, riche et menant brillante vie rue Monceau à Paris, Théodore Herzl, appelé par l'Ange, deviendra le vrai fondateur de l'Etat d'Israël ; ainsi l'ange accule et crucifie Jules Isaac au mur des grands destins. Car, à peine la tombe de Jules Isaac vient-elle de se fermer que déjà sa voix, dont il nous faut enfin connaître la grandeur, est entendue et son message déjà est devenu la loi du monde nouveau qui se construit autour de nous.

Il ne m'appartient pas de revenir ici sur le contenu de ce livre que vous avez tous lu, sur ses conclusions quant à la nocivité d'un certain enseignement du mépris. Il ne m'appartient pas de rappeler le rôle que Jules Isaac a pris dans la définition des dix points de Selisberg, ni quel a été son rôle et son activité de fondateur d'un mouvement nouveau, celui de l'Amitié judéo-chrétienne. Dans son œuvre, comme dans ses actes, Jules Isaac se contente d'être lui-même, d'appliquer sereinement la méthode historique à l'analyse d'un problème concret, celui des sources de l'antisémitisme et des rapports entre l'Eglise et la Synagogue. Son enseignement dépasse cependant celui du professeur. Jules Isaac n'est pas seulement un savant tranquille : il est un témoin déchiré, crucifié. Une écharde est plantée dans sa chair, d'où l'extraordinaire ferveur et l'incroyable fécondité de son appel. Ayant fondé les Amitiés judéo-chrétiennes, frappé par le monstrueux déchaînement de l'antisémitisme, c'est au monstre lui-même, l'antisémitisme, qu'il décide de s'attaquer. Il dénonce l'enseignement du mépris qui a façonné un juif de légende et pratiquement abouti à un système d'avilissement appliqué par les princes qui se prétendent chrétiens, puis, avec une inconcevable cruauté, par les autres. C'est là contre qu'il a entrepris de réagir en assignant lucidement un but au sillon qu'il creuse : obtenir un redressement de l'enseignement chrétien concernant Israël.

C'est sa mission qui le sauve de la mort. Sa femme et sa fille arrêtées, il était allé se livrer à la Gestapo pour les suivre dans leur déportation. Un incroyable concours de circonstances l'avait alors sauvé et c'est comme un message de l'au-delà qu'il reçoit de sa femme qui lui demande de rester en vie pour accomplir sa mission.

Auteur de Jésus et Israël dont le retentissement est considérable en France et dans le monde, inspirateur de dix points de Selisberg, fondateur des Amitiés judéo-chrétiennes, par deux fois, Jules Isaac ira à Rome, pèlerin déchiré qui entend rendre témoignage en personne auprès de l'Homme blanc. Il rencontre Pie XII en 1949 et Jean XXIII en 1960. A l'un et à l'autre, il expose le drame et, de l'un et de l'autre, il requiert une réforme de l'enseignement chrétien en ce qui concerne les Juifs. Il est le premier sans doute à avoir défini un programme positif et précis de redressement de l'enseignement chrétien concernant Israël. Il est le premier sans doute à avoir su saisir le vieux démon anti-juif où il avait une prise et l'ayant saisi, il a su, en vérité, l'étreindre, l'exorciser. C'est incontestablement lui qui inspire à Pie XII la première mesure d'amendement de la prière pro Judaeis et le rétablissement de l'agenouillement des Chrétiens au moment de cette prière dans la liturgie du Vendredi Saint et c'est lui, aidé par les anges rencontrés sur sa route qui avaient compris l'importance de son action, qui remet entre les mains de Jean XXIII le dossier qui aboutira au schéma sur les Juifs qu'adoptera bientôt le Concile du Vatican.

En juin 1960, Jules Isaac est, non seulement reçu, entendu, par le Chef de l'Eglise et par plusieurs dirigeants de la Curie Romaine, mais il a le sentiment à ce moment-là d'être compris. Il sait qu'il vient de forcer certains barrages et d'ouvrir une voie nouvelle, de commencer en fait une révolution d'importance mondiale et dont les conséquences seront à la mesure de l'Histoire. Prenant congé du Pape Jean XXIII, qui produit sur lui la plus profonde des impressions, Jules Isaac avait demandé au Souverain Pontife : "Puis-je avoir quelque espoir ?" - "Vous avez droit, répliqua Jean XXIII, à davantage que de l'espérance."
C'est après sa rencontre avec Jules Isaac que le Pape confia l'examen des questions soulevées par lui au Cardinal Béa, chef du grand Secrétariat pour l'Unité chrétienne. Ainsi le train était lancé sur ses rails. De retour à Aix-en-Provence, Jules Isaac, sans y monter en personne comme il disait, pouvait à loisir en suivre le cheminement et, en toute discrétion, aider à sa marche.

Lorsque les Amitiés judéo-chrétiennes en étaient à leur débuts, voici une quinzaine d'années seulement, elles suscitaient de part et d'autre bien des sourires sceptiques ou ironiques. Les sages de ce monde haussaient les épaules en se demandant à quoi tout cela menait, chez les uns et chez les autres, on pensait parfois qu'il s'agissait, non pas d'amitié, mais de calcul : calcul des Juifs en vue d'échapper aux sales conséquences de l'antisémitisme ; calcul chez les Chrétiens soucieux de trouver enfin une bonne voie d'accès auprès des Juifs afin de les convertir. Et peut-être bien que pour quelques-uns, l'Amitié judéo-chrétienne n'était que cela. Mais pas dans la vérité et dans la nudité des choses.

Dans la vérité des choses, un destin commun unit les hommes de la Bible, les hommes qui ont entendu la voix du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. La communauté de ce destin est telle que ce qu'elle met d'identité entre Chrétiens et Juifs, entre héritiers du Message de la Bible, est plus important que tout ce qui sépare et tout ce qui déchire.
Au Cardinal Merry Del Val demandant que les Juifs reconnaissent d'abord le Christ afin que l'Eglise reconnaisse Israël, Théodore Herzl avait répondu par une parabole admirable, celle du pèlerin qui, sur sa route affronte une tempête qui veut lui arracher son manteau – plus la tempête se déchaîne et souffle le vent et davantage le manteau colle au corps. La tempête s'épuise et cesse, sans que le pèlerin ait lâché sa pelisse, au contraire, la tempête s'épuise, apparaît le soleil et, aux premiers rayons de sa lumière et de sa chaleur, le pèlerin de lui-même enlève son manteau. Théodore Herzl ajouta à l'intention du Cardinal Merry Del Val : "Souriez les premiers, vous verrez fondre la résistance."

La tempête a culminé dans l'horreur des camps de concentration et des fours crématoires et voici que le ciel semble revenir à la sérénité des grandes rencontres. Jérusalem ressuscite et à l'heure de cette résurrection, il semble que le voile qui recouvrait le visage de la Synagogue sur les parvis des églises médiévales se soulève et qu'enfin les yeux aveugles de la Synagogue s'ouvrent de nouveau aux réalités du monde et voici que le monde et l'Eglise peuvent voir enfin, non seulement la lumière du regard d'Israël, mais son vrai visage. Jules Isaac a été l'un de ceux qui ont soulevé ce voile et permis cette rencontre et c'est cela qui fait son incomparable grandeur, car la rencontre de l'Eglise et de la Synagogue ne concerne pas seulement les Juifs, mais conditionne sans doute, en notre temps et de nos jours, le vrai salut des hommes. "Car si leur rejet a été la réconciliation du monde, que sera leur retour, sinon une résurrection d'entre les morts ?" demandait Saint Paul.

Nous sommes à l'heure où Jérusalem ressuscite, où le Concile a fait entendre au monde un nouveau message concernant les Juifs et où un Pape quitte le Vatican pour rendre à la Terre-Sainte la visite que Rome reçut voici vingt siècles de Pierre le Galiléen. Ceci nous donne, il me semble, la vraie mesure de Jules Isaac dans l'histoire de notre temps et constitue à soi seul le véritable hommage rendu par l'Histoire à l'homme Isaac.

Quant à nous, les épigones, sachons du moins demeurer fidèles à l'appel de Jules Isaac et soyons vigilants afin que le grain semé dans les larmes aboutisse à la joie des ultimes moissons, à l'heure où visiblement, s'il nous est permis de reprendre l'expression d'Ezéchiel : "la fin arrive".

Vers le site d'André Chouraqui

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