Orgue et Bima
Jacques Kohn
Cet article a été écrit à la suite de l'incendie de la Synagogue de Mulhouse, le 10 avril 2010



L'orgue de la synagogue de Mulhouse - © M. Rothé
Le drame qui vient de frapper douloureusement une communauté de la province française, dont la synagogue a été partiellement détruite par un incendie qui s'est déclaré à la suite, semble-t-il, d'un court-circuit dans la soufflerie de l'orgue, nous fournit l'occasion de revenir sur un point d'histoire, à savoir la fatalité qu'ont constitué, au dix-neuvième siècle, l'introduction dans certaines synagogues de l'orgue et le déplacement de la bima, l'estrade où est lue la Torah, également appelée almémor ou téva.

C'est en 1810 qu'a été installé pour la première fois, à Seesen (Basse-Saxe, Allemagne), un orgue dans une synagogue, soit plus de trente ans avant les synodes des rabbins libéraux qui se sont tenus à Braunschweig en 1844, à Francfort en 1845, et à Breslau en 1846, au cours desquels a été signé l'acte de naissance du judaïsme réformé allemand.
La réaction des rabbins de stricte observance ne s'est pas fait attendre, et dès 1819 a été édité à Hambourg un ouvrage intitulé אלה דברי הברית (Elé diverei ha-Berith), publié avec le soutien des autorités rabbiniques d'Allemagne, de Pologne, de France, d'Italie, de Bohême-Moravie et de Hongrie et appelant à résister à la "nouvelle religion" (דת חדשה).
Le frontispice de ce livre annonce clairement son objectif : – אסור לשנות סדר התפלה הנהוגה בישראל, מן ברכות השחר עד אחר עלינו לשבח, ומכ'ש שאין לגרוע ממנו.
– אסור להתפלל סדר התפלה בלשון אחר חוץ מלשון הקודש, וכל תפלה הנדפסת שלא כתקונה ושלא כמנהגינו היא פסולה ואסור להתפלל מתוכה.
– אסור לנגן בבה'כ בשום כלי שיר (ארגעל) בשבת ובי'ט אפילו ע'י אינו ישראל.

(Il est interdit :
– De rien changer au texte des prières en usage en Israël, à partir du début de celles du matin jusqu'à ‘Alènou, et à plus forte raison d'y opérer des suppressions.
– De prier dans une autre langue que l'hébreu, tout livre de prière qui a été imprimé autrement que selon la tradition et selon nos usages étant inapte à être utilisé et ne pouvant servir à la prière.
– D'utiliser dans les synagogues des instruments de musique, comme un orgue, le Shabath et les jours de fête, même si c'est un non-Juif qui en joue.)


Ce n'était qu'un début, et le conflit commença bientôt de faire rage dans toutes les communautés d'Europe et des Amériques, surtout dans celles de rite achkenaze.

Parmi les autorités rabbiniques qui ont pris part à ce différend, citons Jacob ETTLINGER d'Altona (1798-1871), l'un des maîtres de Samson Raphaël HIRSCH, Séligman Baer BAMBERGER de Wuerzbourg (1807-1878), ainsi qu'en France Salomon KLEIN de Colmar (1814-1867), et surtout Moïse SOFER de Presbourg (1762-1839), plus connu sous le titre de ‘Hatham sofèr.
C'est lui qui va prendre la tête du mouvement qui s'opposera à la réforme et qui s'efforcera de préserver les valeurs de la stricte observance des mitswoth. Il voyait en effet dans la réforme une tendance qui faisait le lit d'une "christianisation" du judaïsme.
La position du judaïsme "orthodoxe" s'appuyait pour une grande part, surtout en Europe de l'Est, sur sa méfiance envers les idées issues de la Révolution française et les risques qu'elles faisaient courir à la préservation de notre spécificité, mais également sur des données halakhiques qu'il fallait préserver à tout prix :
Jouer de la musique pendant Shabath, de même qu'en faire jouer par un non-Juif, est un "travail" (chevouth) interdit.
Cette interdiction est formulée de la façon la plus nette par Rambam/Maïmonide (Hilkhoth Shabath 23, 4) et par le Shoul‘han ‘aroukh (Ora‘h ‘hayyim 338 et 339).


Bima de la synagogue de Mulhouse - © M. Rothé
Rappelons en outre qu'il existe depuis la destruction du Temple de Jérusalem une interdiction d'utiliser des instruments de musique, à la seule exception des cérémonies de mariage (Choul‘han ‘aroukh Ora‘h ‘hayyim 560, 3).
L'utilisation de l'orgue dans les synagogues se heurte encore à une autre interdiction, celle d'imiter les usages en honneur chez les non-Juifs (ולא תלכו בחקת הגוי אשר אני משלח מפניכם - Lévitique 20:23).

Cette querelle entre réformateurs et tenants de la stricte observance s'est aujourd'hui quelque peu apaisée, en raison surtout du fait que le judaïsme de type "consistorial" s'est beaucoup rapproché, ces dernières décennies, du courant "orthodoxe", lequel a cessé par conséquent d'être sur la défensive.

Il est une autre querelle entre réformateurs et "orthodoxes" qui a fait couler jadis beaucoup d'encre : celle de la bima (également appelée almemar, ou téva dans la tradition sefarade).
La Guemara (Souka 51b) décrit la grande synagogue d'Alexandrie, au centre de laquelle était installée une estrade de bois.
Le Tour (Ora‘h ‘hayyim 150) explique que cette estrade était placée au centre afin que chacun puisse entendre le ‘hazan. Rambam (Hilkhoth Tefila 11, 3) est du même avis et explique que la bima doit être placée au milieu afin que les fidèles puissent mieux entendre la prière collective. Cependant, rabbi Yossef Karo (Késsef Michné, ibid.) considère que, de nos jours où les synagogues sont de petite taille, il n'est pas nécessaire que la bima soit placée en leur milieu, et son opinion est suivie par un grand nombre de communautés séfarades.
Le Rema, en revanche, déclare que la bima doit être au centre de la synagogue (Ora‘h ‘hayyim 150, 5). Le ‘Hatham sofèr (Responsa, Ora‘h ‘hayyim, ch. 26) explique que la bima est à comparer à l'autel sur lequel on offrait jadis de l'encens et qui était situé au centre du Temple. Aujourd'hui nous récitons nos prières sur la bima, et nous défilons autour d'elle à Soukoth. Aussi devons-nous la placer au centre, et il est interdit de changer son emplacement.

Le ‘Aroukh ha-choul‘han (Ora‘h ‘hayyim 150, 9) tient pour un grave péché de changer les coutumes d'antan, car cela reviendrait à faire injure aux Maîtres qui les ont instituées. Le ‘Hafets ‘hayyim (ibid., Biour halakha) estime que tout changement d'emplacement de la bima constitue une imitation des cultes non juifs qui placent leurs autels en position surélevée et en avant de leurs lieux de prières, et il leur applique le verset : "Israël a oublié Celui qui l'a fait, et il a construit des temples..." (Osée 8, 14).

Il existe un usage, en vigueur dans beaucoup de synagogues, consistant pour le ‘hazan à se placer sur la bima, non seulement pour la lecture de la Torah, ce pourquoi elle a été instituée à l'origine, mais aussi pour marquer que certaines parties de la prière ne font pas partie de leur ordre normal. C'est le cas, par exemple, pour la kabbalath Shabath.
Le problème de la bima a constitué pendant longtemps une cause de frictions aiguës entre les Juifs de stricte observance et les Juifs réformés.

Il convient toutefois de souligner que les traditions séfarades sont beaucoup moins rigoureuses dans ce domaine que celles des achkenazes. Peut-être est-ce dû au fait qu'elles se sont moins affrontées aux religions chrétiennes, dont beaucoup de lieux de culte sont construits avec des "autels" surélevés, contre l'imitation desquels se sont vigoureusement élevés les rabbins. Pareille architecture n'existe pas dans les mosquées.


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