Comment témoigner de l'innommable ?
Jusqu'à cent-vingt ans Boris !!
chronique de Georges Federmann


"Un malaise confus s'éveille en moi, une résistance due au fait que ces montagnes qui sont partie intégrante de notre monde intérieur sont maintenant ouvertes et mises à nu ; à cette répugnance se mêle un sentiment de jalousie, non seulement parce que des yeux étrangers se promènent en ces lieux qui furent témoins de notre captivité anonyme mais parce que les regards des touristes ne pourront jamais (j'en ai l'intime conviction) se représenter l'abjection qui frappa notre foi en la dignité et en la liberté de l'homme. Mais en même temps, et oui, venant d'on ne sait où, une modeste satisfaction, inattendue et un peu inopportune, s'insinue en moi, celle de savoir que les Vosges ne sont plus le domaine secret d'une mort solitaire et lente mais qu'elles attirent les foules nombreuses qui, bien que manquant d'imagination, n'en sont pas moins prêtes à compatir au destin incompréhensible de leurs fils disparus" Boris Pahor (1), qui a fêté ses 100 ans le 28 août 2013 à Trieste, est un rescapé du Struthof et de Dachau. Il témoigne là de manière magistrale dans un livre pudique, lucide, digne. Un des ouvrages indispensables sur la déportation et l'internement.

Complexité de la Mémoire.

J'ai essayé de réfléchir au rapport à la Mémoire.
Je me suis rendu compte que la Mémoire était plurielle, souvent sélective et opportuniste aussi parfois.
Et je me suis donc attaché à essayer de lui être le plus fidèle possible en développant plus qu' "un devoir de mémoire" , "un devoir de Connaissance" (2).
J'ai beaucoup travaillé sur le drame de ces 86 cobayes juifs gazés en 1943 au Struthof. Après avoir été "sélectionnés" à Auschwitz afin que leurs squelettes constituassent la collection d'un futur Musée de la Race, à Strasbourg (3).
En Mémoire et en Connaissance (de cause) nous avons pu faire apposer une plaque à l'Institut d' Anatomie où les restes de ces victimes avaient été entreposés entre août 1943 et décembre 1944 (4). Il existe aussi un Quai Menachem Taffel, à Strasbourg toujours, depuis mai 2011.

Le Droit à l'Oubli

J'ai accueilli au cabinet, de nombreux traumatisés psychiques, rescapés des conflits du 20ème siècle (2ème guerre mondiale, Indochine, Algérie, Irak, Kosovo, Afghanistan, Côte d' Ivoire…) et ai pris la mesure de la difficulté de témoigner, de rendre compte de l'horreur.
Elle reste ineffable et indicible et laisse la victime sans voix et souvent sans voie.
J'ai essayé de traduire cette impossibilité dans quelques textes et ai pris conscience de la nécessité de s'imposer "le droit à l'oubli" pour une très grande partie des victimes (5).

Les témoins sont rares contrairement à l'idée ancrée, aujourd'hui, de la fluidité et de l'évidence du témoignage. Les Primo Levi, Robert Antelme, Georges Semprun masquent la masse des "Revenants" muets et murés dans un silence respectueux et dans une expectative irréfragable face à l'ampleur de la tragédie.
Car toute tentative de définir l'indicible est nécessairement une sorte de trahison.

L'internement et la familiarité avec la mort et la douleur innommable les a fixés "là-bas".

Depuis, ils sont des "Revenants"… Pour toujours.
De même, il n'y aura jamais pour moi "d'anciens nazis" ni d'ailleurs, "d'anciens déportés". On reste nazi et déporté à perpétuité.

À la lecture des témoignages rares mais qui sont devenus "des classiques", on éprouve le sentiment de l'intemporalité de l'horreur, mais aussi celui de l'élan vital et de la volonté de créer et de maintenir à tout prix du lien entre les hommes, "après Auschwitz" (6), chez les plus résilients.

Mais je rédige ce texte pour Espoir à un moment où "plus d'un jeune Allemand sur cinq ne sait pas qu'Auschwitz était un camp d'extermination". (Le Monde du 30 janvier 2012).
Cela ne peut manquer de nous interroger sur "la valeur" du témoignage ; sa force, sa portée, sa permanence, son élaboration nécessairement douloureuse, sa construction.

À quel lecteur, à quel auditeur s'adresse-t-il ?
Comment ceux-ci se représentent-ils le génocide, sa réalisation mais aussi toute son élaboration et sa préparation ?
Ont-ils essayé de s'identifier aux victimes, non pas pour se réapproprier leur expérience et leur témoignage et se substituer à elles, mais pour sensibiliser les générations futures à ce qu'ont pu être les "appels", les Sonderkommandos, les "Musulmans" (7), le froid, la faim, la soif, la puanteur, le renoncement à la pudeur et à la solidarité ?

Ont-ils essayé de s'identifier aux bourreaux et notamment aux médecins - à partir du principe que l'exercice de la médecine est universel et intemporel -, et de la proposition de Primo Levi : "L'oppresseur reste tel, et la victime aussi : ils ne sont pas interchangeables, il faut punir et exécrer le premier (mais si possible, le comprendre), plaindre et aider la seconde, mais tous deux, devant le scandale du fait qui a été irrévocablement commis, ont besoin d'un refuge et d'une protection, et ils vont instinctivement à leur recherche. Pas tous, mais les plus nombreux, et souvent pendant toute leur vie." (8)

En ce qui concerne le témoin, le public d'aujourd'hui n'attend-t-il pas précision, détails, logique et tension dramatique ?
Le public est persuadé que le contenu du témoignage coule de source.
C'est ne pas prendre la mesure de la violence, de la honte, et de la culpabilité qui aliènent la victime : honte des souffrances innommables subies, honte des humiliations, mais peut-être avant tout, honte pour le bourreau aussi qui, seul, contrairement à la victime, s'est exclu de fait du champ symbolique collectif de l'humanité.
Qu'est-ce qui impose à un témoin, à "un Revenant" de prendre la parole, d'écrire, d'être interviewé, d'aller dans des classes ?

Suivons Jorge Semprún, qui en 1994 reconnaît dans L'Écriture ou la vie (Gallimard, 1994, pp 204 et 205 : "Il est vrai qu'en 1947 j'avais abandonné le projet d'écrire. J'étais devenu un autre, pour rester en vie. (…) J'avais choisi une longue cure d'aphasie, d'amnésie délibérée, pour survivre."

La négation est aisée.

Et c'est là que la posture du négationniste surgit.
Sur son blog, Robert Faurisson a, à nouveau, nié l'existence "de la prétendue chambre à gaz homicide du Struthof" et l'exécution "en plusieurs fournées" de 86 juifs ne serait qu'une rumeur.

Le négationnisme a poussé certaines victimes muettes jusque là mais scandalisée par tant de mauvaise foi à témoigner très tardivement comme Mme Stern.
Anne-Lise Stern ne commence à écrire sur son expérience d'internement qu'en 1978-1979, en réaction à la déclaration de Darquier de Pellepoix, "À Auschwitz, on n'a gazé que les poux" : "Même les plus silencieux, les plus adaptés et apparemment oublieux parmi les camarades déportés n'ont pu le supporter" (9) À y réfléchir, on connaît peu d'internés qui ont pu élaborer durant leur vie autour de la question des effets de ce traumatisme. Et il faut bien reconnaître que pendant très longtemps, le public ne voulait rien en savoir. Ceux qui ont pris la parole se sont finalement adressés à leurs petits-enfants.
Mais la plupart se sont imposé "le droit à l'oubli". Se taire pour emporter dans sa tombe l'innommable entraîne des effets probables d'amertume, d'irritabilité et de rancoeur, de honte et de culpabilité vis-à-vis de soi.
On va se considérer comme lâche ou indifférent, étranger à ses compagnons d'infortune, et en même temps on portera pour toujours cette douleur lancinante et brûlante.

Mais une fois le témoignage donné, il s'agit de différencier dans sa propre vie sa capacité à agir, pour que cela "ne se répète plus jamais". Et à ce moment-là le défi est énorme, parce qu'il s'agit de rester vigilant aux effets de toutes les stigmatisations dans le monde moderne. On peut alors, si on est pris en défaut, se considérer, là aussi, comme un traître à sa propre cause.

Les effets de la verbalisation vont dépendre ensuite de la façon dont les dépositaires (les lecteurs) vont utiliser le matériel. Vont-ils en faire un usage mémoriel sacralisé ? Ou un usage vital, qui va leur permettre de s'inscrire dans la vigilance civique quotidienne, et de rappeler la modernité d'Auschwitz.

Il n'est pas impossible que le témoignage isole encore plus celui qui l'offre, dans la mesure où après avoir conceptualisé tant bien que mal l'innommable, on risque de se sentir dépossédé de ce qu'on a offert à partager, et même trahi par les dépositaires (pas assez vigilants dans le quotidien) ou par le rituel mémoriel (alibi de la normalité des pouvoirs).
Mais dans tous les cas de figure, l'on doit trouver la bonne distance par rapport à la prégnance du bourreau. Il inflige le traumatisme tout d'abord, puis ses actes vont, en quelque sorte, dicter les modalités de la réminiscence ou de l'oubli.

Le témoignage est coûteux.
L'oubli aussi.

D'où l'importance de favoriser "le devoir de Connaissance" et sa transmission pédagogique dans les écoles, inlassablement. Et surtout de donner aux générations futures les outils intellectuels critiques nécessaires à l'approche de l'histoire.
Peut-être en favorisant l'écriture de l'histoire par l'ennemi d'hier ou en écrivant sa propre histoire avec lui.
Je pense à la magnifique expérience de l'écriture du manuel d'histoire commun franco-allemand publié sous le titre Histoire/Geschichte pour la rentrée 2006/2007.
Je pense aussi au projet de voir l'histoire d'Israël écrite par les Palestiniens et celle de Palestine par les Israéliens.

La loi Gayssot réprime le délit de négationnisme et a des effets juridiques régulateurs indéniables mais comporte deux défauts.
Tout d'abord elle porte atteinte à la liberté sacrée d'expression et ensuite elle peut amputer l'ambition de s'impliquer dans la transmission de la portée pédagogique de l'Histoire.
Au fond le révisionniste nous rend service.
Il va nous obliger à rendre notre rapport à l'Histoire vivant et à échapper autant que faire se peut à tout dogmatisme dans le respect de la mémoire des victimes et dans la nécessité de tenter de comprendre les mobiles du bourreau.

G Y Federmann
En hommage à la mémoire de Pierre Azelvandre.

Notes

  1. 1 Boris PAHOR, Pèlerin parmi les ombres, La Petite Vermillon, 1996, pp. 13 et 14
  2. "Un devoir de Connaissance" - L'intérêt pour "la déportation d'homosexuels à partir de la France dans les lieux de déportation nazis durant la 2ème guerre mondiale au titre du motif d'arrestation No 175" est récent. Il a fallu attendre 2001 et le rapport de Claude Mercier à la Fondation pour la Mémoire de la Déportation : voir sur le site "Mémoire juive et Education
    Le Cercle Européen des Témoins de Jéhovah anciens Déportés et Internés (CETJAD), peu connu, consacre ses recherches à faire justice et mémoire de la résistance "des témoins de Jéhovah face à Hitler" sous la direction de Guy Canonici.
    De même la thèse du Dr Raphaël Toledano qui révèle le nom d'une partie des 189 Roms "sélectionnés" à Auschwitz pour servir de cobayes aux expériences sur le typhus du professeur Haagen, au block 5 du Struthof, dont 29 périrent et parmi lesquels on retrouve Ferdinand Sarkösi (24/ 02 / 1904- 12 / 11 / 1943) et Franz Sarközi ( 13 / 07 / 1892- 23 / 11 / 1943) ne date que de 2010.
  3. Georges Yoram Federmann, Le parti-pris de l'étranger, X-Alta, No 2/3 Novembre 1999, pp 141 à 154/
    L'horreur de la médecine nazie. Struthof, 1943 : qui se souviendra de Menachem Taffel ?,Quasimodo, No 9 Printemps 2005 , pp. 109 à 126/ Rivesaltes : 70 ans de rétention, Siné Hebdo, du 26 novembre 2008, No 12, p7/ Médecine et crimes de masse, Mortibus, novembre 2009, No 10/11,pp 241 à 260/ Avant-propos à Péché Mortel de Behé et Toff, Les Intégrales chez Vent d' Ouest, 2010 / Chemin de mémoire et chemin de croix, L'autre Voie , No 9,2013, http://www.deroutes.com/AV9/memoire9.htm
  4. http://www.malgre-nous.eu/spip.php?article2882
  5. Georges Yoram Federmann, Préface à : Les Auschwitz , pp. 19 à 24, Rodéo d'Ame édition, 2012.
    Georges Federmann, Que reste-t-il de nos souffrances, Psychiatrie Française, No 3-1996 pp104 à 109 et sur le site http://www.malgre-nous.eu/IMG/pdf/souffrances-gf.pdf
  6. "Auschwitz" constitue le paradigme de l'horreur et de l'absurdité et 1942 la date qui symbolise sa conception par l'Homme et la mise en oeuvre de "la solution finale".
  7. "musulman" : terme utilisé par les internés dans les camps d'extermination pour désigner leurs camarades d'infortune ayant renoncé à lutter pour survivre et s'offrant à la mort en position de prière mahométane
  8. Primo Levi, Les naufragés et les rescapés, Quarante après Auschwitz, p.25
  9. Anne-Lise Stern, Le Savoir-déporté : camps, histoire, psychanalyse, Seuil, 2004, p.220


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