Les Oubliés de l' Histoire - 2015
Georges Federmann


Quelle est l'origine de l'association Les Oubliés de l'Histoire ?

Les Oubliés de l'Histoire est composé de la réunion de plusieurs associations : l'Autre Cercle (1) qui est une structure de défense des intérêts des identités homosexuelles, Ras l' Front qui est une association créée au début des années 90 contre l'accroissement de l'influence des idées racistes du Front National, le Cercle Menachem Taffel créé en 97 à l'occasion du congrès du Front National à Strasbourg et qui était destiné à marquer l'affirmation de l'universalité de l'exercice de la médecine versus l'hygiénisme et la ségrégation en médecine et Aube, association d'usagers de la psychiatrie.
La décision d'unir ces associations aux intérêts convergents s'est fondée sur la volonté des membres de chacune d'entre elles d'affirmer le vœu de représenter (et d'en rappeler la mémoire) de tous les groupes stigmatisés par le système totalitaire nazi.
Très longtemps les commémorations officielles marquant la victoire sur le nazisme, le 11 novembre et le 8 mai notamment, étaient l'occasion d'un discours très général et très consensuel qui dénonçait le racisme de manière globale, mais qui n'avait jamais donné aucune place à la reconnaissance de la souffrance de chaque groupe et notamment les tziganes et encore les malades mentaux stigmatisés dès 1933-1934, les homosexuels, les témoins de Jéhovah.
Et de ce fait, il manquait les maillons chronologiques de la montée du nazisme qui permettraient aux jeunes d'en mieux saisir la logique totalitaire parce que progressive.
Selon nous la posture idéologique officielle ne permettait pas de comprendre l'absolue nécessité de s'opposer à la première stigmatisation au risque de voir toutes les autres se suivre en cascade !
L'association Ras le Front manifestait au milieu des années 90, le 11 novembre et le 8 mai, sous la direction de Véronique Dutriez en arborant les triangles que les nazis imposaient à leurs victimes.
Il y a eu ensuite l'action spectaculaire pour interrompre une messe à la Cathédrale de Strasbourg, à laquelle Act Up et Ras le Front avaient participé.
Et puis, petit à Strasbourg le travail de fond pour la reconnaissance de la déportation des homosexuels s'est imposé avec notamment le soutien et la référence au livre de Pierre Seel originaire de Mulhouse : Moi Pierre SEEL, déporté homosexuel (1994).


Comment se sont faites votre rencontre et votre décision de travailler ensemble sur ce projet ?

Les militants de chaque association se croisaient régulièrement dans les champs civique et politique en étant particulièrement attachés à l'expression de leur indépendance, soucieux de ne pas revendiquer d'adhésion à un parti politique.
Nous sommes tous des militants de la défense des Droits de l'Homme.
Nous sommes tous convaincus du poids que constitue le contre pouvoir de l'expression politique des citoyens.


Depuis quand l'association existe-t-elle formellement ?

2006.
Nous organisons cette année notre 12ème semaine d'information et de formation sur l'histoire et la mémoire.
Nous sommes attachés avant tout au "devoir de connaissance" qui prime dans nos esprits et nos actes sur "le devoir de mémoire" dont nous avons subi pendant très longtemps les effets d'une forme d'ostracisme et de discrimination.


Avez-vous rencontrés des difficultés auprès des autorités ?

Pas en tant qu'association des Oubliés de l'Histoire au contraire, elle nous a permis en représentant toutes les sensibilités, mais en n'en faisant surnager aucune, d'avoir de très bonnes relations avec la Mairie de Strasbourg, le Département et la Région.
C'est la qualité de nos propositions de conférences et notre détermination sans financement, mais pas sans soutien, au début qui nous a permis de nous imposer sur la place de Strasbourg.
Nous sommes particulièrement fiers aujourd'hui de l'organisation en collaboration avec le Mémorial du Struthof d'une visite guidée dans la vallée de la Bruche où se situent les camps de Schirmeck et du Struthof ; visite "en creux" qui insiste sur les parties de l'histoire et les lieux historiques qui ont été oubliées parfois volontairement.
Par exemple il n'existe aucune signalétique qui pourrait guider le visiteur vers le camp de Schirmeck qui a été le camp de redressement des réfractaires alsaciens !
S'agissant des relations avec la Préfecture, celle-ci nous a toujours renvoyés vers les Fédérations des Déportés.


Avez-vous rencontré des difficultés auprès des associations de Déportés ?

Incontestablement ce sont celles qui se sont montrées le plus réticent et méfiant dans le milieu des années 90, allant jusqu'à exprimer un racisme et une homophobie ouvertes et niant la déportation des homosexuels ou en en faisant une affaire strictement allemande comme si le nazisme n'était pas une leçon politique universelle.
A ce moment là s'est affichée très radicalement l'expression d'un rapport de force sur la question de savoir qui devait incarner la mémoire et selon quelles priorités.
Force est de constater qu'il y avait des déportations "nobles" celles des juifs et celle des résistants : les autres étant réduites à un rang mineur.
C'est cela que nous avons voulu interroger pour le transformer.


Si oui, de quel ordre et si oui ont-elles été résolues et comment ?

Il me semble clair que c‘est à force de persévérance et de travail que nous avons pu imposer la prise de conscience, qu'au delà du judéocide avaient bien existé d'autres formes de stigmatisation exercées par les nazis et qui chronologiquement l'avaient précédé.
J'ai pu personnellement exprimer ces positions historiques dans différents articles et j'insiste régulièrement sur le fait que les premières victimes des nazis, les sourds-muets, ont été les Allemands eux-mêmes et ce dès 1934 sous le contrôle des psychiatres et des anthropoloques.
Aujourd'hui je compare volontiers les sourds-muets de 34 en Allemagne, dont on peut se demander comment ils ont pu témoigner des effets morbides de la stérilisation, avec les enfants d'étrangers en situation irrégulière en France qui ne maîtrisent pas encore la langue.

Nous nous rendons compte aujourd'hui, notamment dans le cadre de la célébration du Yom Hashoah, (dont le Cercle Taffel a été proprement exclu depuis 2012) que les réticences du côté d'une partie des communautés juives sont toujours très vives car elles craignent la minimisation du judéocide et d'une certaines manière une forme de "révisionnisme par relativisation".
On se rend compte aussi que la question du lien qui est fait parfois par elles entre la célébration du judéocide et la soumission à la politique de l'État d'Israël créé une confusion préjudiciable pour le travail de mémoire.
Il faut dire aussi que l'absence de conscience de l'occident quant aux ressorts idéologiques ayant présidé à la création de l'état d'Israël, sont encore problématiques.
Je me demande toujours comment les Allemands juifs, ou les Juifs allemands, qui étaient plus allemands que juifs n'ont pas pu revenir sur leur terre d'origine après la guerre et je suis convaincu que les matrices du nazisme et celle de Vichy sont toujours à l'œuvre aujourd'hui et que l'antisémitisme, même s'il est masqué (je ne parle pas de l'antisémitisme affiché de l'extrême-droite) reste encore bien partagée à droite comme à gauche dans les partis démocratiques.
Il y a toujours un pavillon et une rue Leriche à Strasbourg alors que ce brave homme, éminent chirurgien, a été le premier président du Conseil Supérieur de l'Ordre des Médecins de 40 à 42 !
Excusez du peu.


Comment expliquez-vous que les malades mentaux fassent encore l'objet du silence dans la mémoire collective de l'Holocauste ?

Et bien je pense que c'est lié au fait qu'ils sont toujours stigmatisés aujourd'hui et toujours méprisés et que ce que nous enseignait Michel Foucault dans l'Histoire de la Folie concernant la punition divine frappant les maladies vénériennes et les maladies de l'esprit, est toujours à l'œuvre aujourd'hui et que la plupart des gens restent convaincus que ces maladies sont des maladies honteuses frappées d'un jugement moral.
Là encore la victoire supposée sur le nazisme ne nous a pas enseigné grand chose.


Quelles activités Les Oubliés de l'Histoire organisent-ils régulièrement?

Nos activités se concentrent spécifiquement sur la semaine qui précède le dernier dimanche d'avril où l'on commémore la libération des camps.
Au passage, cette date est distinguée du 27 janvier qui est spécifiquement la libération d'Auschwitz.
Nous organisons donc à ce moment là des rencontres publiques destinées aux strasbourgeois, des projections, des débats, des visites comme je disais, autour de tous les thèmes possibles marquant cette période.
Signalons que les Témoins de Jéhovah restent réticents à se joindre à nous quand ils n'organisent pas eux-mêmes les célébrations.
Nous commémorons aussi les persécutions des homosexuels et malades mentaux sachant que nous sommes hélas bien placés en Alsace pour avoir été en 43 témoins d'expérimentations sur l'homme au Struthof ainsi que par l'application du programme T4 un peu plus tardivement qu'en Allemagne, début 44 ici.


Pourquoi une telle association était nécessaire aujourd'hui ?

Nécessaire n'est peut être pas tout à fait le mot approprié, mais en tout cas elle est très utile car elle permet pour chacune des associations qui compose les Oubliés de l'Histoire de s'appliquer à défendre le principe de l'universalité des Droits de l'Homme et du principe que dès lors que l'on porte atteinte à l'un d'entre eux, que dès lors que l'on touche à une minorité, toutes les autres vont être progressivement menacés.
Je crois que c'est le Pasteur Martin Niemöller qui nous rappelle cette évidence et cette cascade et qu'au moment où il est arrêté , parce qu'il n'a pas réagi jusque là il n'y a plus personne pour le défendre.


Qu'apporte-t-elle qui soit unique en terme de Droits de l'Homme ?

Je crois qu'elle permet de défendre en même temps et sur le même front des causes qui sont défendues habituellement de manière communautaristes.
On retrouve souvent les tziganes de leur côté, les usagers de la psychiatrie bien seuls, isolés et encore stigmatisés et les communautés homosexuelles très actives parfois virulentes, elles aussi communautarisées, alors que là en dehors des Témoins de Jéhovah qui restent inaccessibles, nous sommes parvenus à revendiquer le fait "d'être tous des malades mentaux allemands ou d'être tous des tziganes, des homosexuels, pédés ou gouines".
Nous avons réussi à faire intégrer que toutes ces stigmatisations que les nazis ont imposées à leur victimes sont devenues des parts de notre identité collective aujourd'hui.
Nous sommes même partie prenante des cérémonies officielles !


Comment peut-on la placer dans le mouvement des usagers ?

Cette association, par son indépendance idéologique sert l'expression du contre-pouvoir des usagers et donc traduit une part de l'expression de nos droits et de nos devoirs par "ce devoir de connaissance" qui dépasse "le devoir de mémoire" et qui nous met dans la position de transmettre les mécanismes, les ressorts du nazisme et de faire de nous qui n'avons pas connu directement cette période, des passeurs vers les générations futures au moment où tous les témoins directs de l'époque disparaissent.


Comment voyez-vous le futur pour les Oubliés de l'Histoire ?

Le futur c'est de pouvoir trouver des relais chez les membres des nouvelles générations qui considèrent que nos combats ne sont pas trop anachroniques mais portent en eux une modernité qui peut leur servir dans l'accomplissement de leur devoir civique

Georges Yoram Federmann         

Notes :
  1. L' Autre Cercle s' est retiré de l' association, chemin faisant, pour se consacrer à d'autres priorités.


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