LA SAINT-NICOLAS
Gustave KAHN
Extrait de Terre d'Israël pp. 190-196



C'était en temps de froid hiver, il y a trois quarts de siècle, dans une petite ville de l'Est.
Tous les soirs, vers huit heures, le petit Léon voyait sans déplaisir disparaître la desserte et sa grand'mère jeter sur la table un vieux tapis, brodé, au milieu de sa prairie vert pâle, d'un vol d'oisillons déplumés par le temps. Puis Mme Rose Mosès, sa mère, disposait sur un coin de ce tapis un large carré de noir et luisant papier d'emballage. Décenché par ce signal, le petit Léon posait sur ce carré une grammaire et une grande feuille de papier. Dans ce silence, la grand'mère Esther et Mme Rose prenaient place et mettaient en oeuvre les grandes aiguilles à tricoter, tandis que Léon se prenait à relire, les lèvres bougeantes, une page de sa grammaire. Quant à M. Mosès, le père de famille, quoiqu'il eût disposé près de la lampe son fauteuil et son journal, il semblait attendre quelque chose, sans impatience d'ailleurs. Dans le silence de la rue, on entendait un pas pressé. Alors seulement M. Mosès allumait sa pipe de bruyère et allait ouvrir la porte en disant : "Bonjour, monsieur Schneider, l'enfant est prêt."

Sur ces invariables paroles, M. Schneider murmurait machinalement : "Et la santé ?", ôtait son chapeau et son paletot, puis acceptait le petit cigare que lui tendait, boîte ouverte, M. Mosès. Alors seulement M. Mosès dépliait son journal, qu'il ne lisait point, car il écoutait, avec délices, le petit Léon triompher de son texte grammatical. Tout le monde lui disait que son fils était intelligent. Nul n'en était plus persuadé, et, pendant l'exécution des différents exercices que commandait M. Schneider, la grand'mère et Mme Rose ne cessaient de correspondre en sourires attendris.

Il y avait deux raisons pour que la leçon d'hébreu eut été fixée à huit heures du soir, après le dîner. M. Mosès estimait que la leçon d'hébreu devait être donnée dans le recueillement. Or, à cette heure-là, les affaires étaient interrompues, les commis partis. On était seuls dans l'arrière-boutique-salle à manger. L'autre raison, c'était que M. Schneider était moins exigeant pour la rémunération de ce travail, le soir.
Le jour, il était fort occupé à diriger, avec son jeune frère, une petite école. Souvent, il devait même lui en laisser tout le soin, car il était aussi chantre dans les oratoires israélites des villages de la banlieue, sacrificateur dans ces mêmes parages, invité à des repas de noces dont il rehaussait le charme par de piquantes anecdotes. Il tenait aussi quelques comptabilités chez des Pollacks. Il économisait fortement dans l'espoir de pouvoir un jour s'installer à Paris, Eldorado sillonné de Pactoles. II parlait de Paris avec enthousiasme à M. Moses, résolu, lui aussi, à s'y transporter pour munir le petit Léon de maîtres de plus en plus choisis. Tous les deux économisaient. C'est pourquoi le cigare de M. Schneider, celui que lui offrait M. Moses, était l'unique de sa journée et ce cigare était invariablement un cigare à deux pour trois sous.

Ce soir-là, la neige tombait douce et drue. L'heure des affaires étant passée, personne ne s'occupait d'en diminuer ni d'en froisser l'épais tapis. La neige s'étalait à sa guise, nivelait le trottoir et la chaussée. Tout à l'heure, le jeune Léon avait passé de longues et exquises minutes à regarder les flocons de duvet blanc bleuir puis se dorer en glissant au long de la lanterne vive du reverbère. Puis il s'étonna de voir paraître, sur le carré de papier d'emballage à côté de sa grammaire, une corbeille d'oranges, des tasses, un sucrier. Il y avait quelque chose d'anormal dans l'air !

Quand il ouvrit sa grammaire, son père lui dit avec un bon sourire : "Ne te presse pas trop". C'était une atmosphère de bienveillance générale, comme ouatée, ce qui encouragea Léon à demander à son père un livre d'images et celui-ci lui tendit, comme toujours à cette même requête, un dictionnaire de l'Alsace avec vues de villes et reproductions d'armoiries où l'imagination de l'enfant aimait à galoper en retrouvant tant d'anecdotes familières dont on lui avait rebattu les oreilles (et qu'avait contées un tel de Wasselonne ou un tel de Mutzig) sans qu'il en fût encore lassé. Tout de même, il s'apercevait que l'heure passait dans le silence.
- Quel temps ! dit Mme Moses.
- Quel temps ! répéta M. Moses.
- C'est la saison, dit Mme Esther qui, après avoir regardé la pendule, se mit à peler des oranges. —
- Cela le retarde, dit Mme Moses.
M. Moses lui jeta un regard de mécontentement ce qui ne manqua point d'étonner Léon qui menait de front, avec sa souplesse enfantine, des rêveries et la stricte observation de ce qui se passait autour de lui.

Saint Nicolas en Alsace (image d'Epinal)

Mais voici des coups dans la porte. Ah ! ce n'étaient pas les deux coups vifs, habituels, de M. Schneider. Il y eut trois coups larges, sonores, espacés, solennels.
M. Mosès se précipita et Léon l'entendit prononcer : "Fermez vos parapluies pour entrer. Tenez ! mettez-les là et fermez bien la porte". Et il rentra.

Derrière lui, ce fut un grand vieillard. Son costume, Léon en avait vu de semblables à des livres illustrés, peuplés d'histoires, de contes de fées, et nulle part ailleurs. Il y avait vu, tout pareils, des magiciens, la baguette tendue ; mais ces magiciens n'avaient pas de lunettes. Le plus curieux, c'était qu'à côté de ce vieillard chauve, perruqué de neige, le col de la simarre rouge ourlé d'hermine ou de neige, se présentait un tout petit vieillard, d'un mètre de haut à peine, orné aussi d'une grande perruque neigeuse, et à la simarre rouge, au col d'hermine ou de neige, qui aidait le plus grand vieillard à porter un paquet que, gravement, sans une parole, les deux magiciens se mirent à déficeler. Il en sortit, le papier gris tombé comme un nuage qui s'étend, un petit cheval mécanique. Si l'attention de Léon ne fut pas captivée pour l'éternité, seule une nouvelle merveille s'y opposa.

Les deux magiciens s'approchèrent de la table et y firent tomber un tas de bonbons emmaillotés à petites franges tordues, où Léon reconnut les pistaches et les caramels dont la grand'mère Esther le bourrait quand elle était contente. En ouvrir un, en extraire un inoffensif pétard et en arracher un fracas minuscule fut, pour l'enfant, l'affaire d'un instant, comme de s'assurer que le cheval mécanique obéirait, pour avancer et reculer, à une simple pression de la main.

Tout de même, Léon était encore pétri d'étonnement lorsqu'il vit son père tendre la boîte à cigares, passer l'allumette... Néanmoins, comme sa mère l'avertissait de remercier aimablement saint Nicolas, il ne comprenait plus. Il toucha à nouveau la terre ferme du raisonnement, quand son père prononça, du ton le plus simple : "Asseyez-vous donc, monsieur Schneider". Et le petit vieillard, ayant, d'un coup sec, arraché sa longue barbe blanche, Léon reconnut le petit Botzung qu'on invitait parfois à venir galopiner avec lui dans le grenier et que, pour l'instant, la grand'mère Esther se mit à farcir de pralines.
M. Schneider, lui, prit un siège sans rien rejeter de ses oripeaux. Il conservait sa gravité habituelle. Léon s'aperçut bien que c'était grande fête, car défilèrent thé, gâteaux, fruits, vin fin et, exceptionnellement, M. Mosès offrit à M. Schneider un deuxième cigare.

Mais, en intermède, M. Schneider articula : "Mon petit Léon, ce n'est pas une raison pour que tu ne récites pas ta leçon". Léon lui conta, d'une façon brève, ses impressions sur la sortie d'Egypte ; Saint Nicolas en rectifia le cours de quelques menues observations. Il fit lire à Léon quelques lignes de texte hébreu qu'il interrompit, en concluant : "Nous en resterons là: pour aujourd'hui". Puis il prit congé en emmenant le petit Botzung, et Léon entendit son père dire, avant de refermer la porte : "Il neige encore ! Ouvrez vos parapluies".

Pendant que le saint Nicolas juif s'en allait par les rues, où il allait sans doute rencontrer ses confrères chrétiens, nolisés, selon la coutume d'alors, pour apparaître aux enfants la main pleine de cadeaux, Léon questionna son père, car il sentait le besoin de vérifier ses croyances : "Saint Nicolas, papa, c'est un vrai saint !"
"Bah ! dit le père, saint Nicolas, devant comme derrière, c'est M. Schneider ! Mais cette fête de saint Nicolas est une bonne fête et il n'y a pas de raisons pour que tu n'aies pas les mêmes plaisirs que les autres enfants de la ville". Il ajouta, avec un regard circulaire sur toute la famille : "C'est ça le progrès".

Comme il était modeste et qu'il n'avait pas à rendre de comptes, il ne révéla point que c'était lui-même qui avait imaginé d'ajouter cette branche de commerce aux métiers variés de M. Schneider, assez largement indemnisé ce soir-là, pour qu'il songeât à accroître et renouveler l'exercice de cette nouvelle spécialité.

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