LE CHATEAU D'ATHWILLER
Gustave KAHN
Extrait de Terre d'Israël pp. 93-107

I

Terre d'IsraelJean Schreiter revenait de la campagne de Chine, permissionnaire. Il descendit prestement de la patache qui le cahotait durement depuis Saverne. La petite place de Wondebronn n'avait pas changé depuis quinze ans qu'il ne l'avait revue. C'était même toujours le vieux Yokel, mais encore plus gris, plus hérissé, plus déjeté, qui sortait des remises du Lion d'Or pour donner la musette aux chevaux.
Jean Schreiter lui dit bonjour, familièrement. Le vieux répondit machinalement. Il n'avait pas reconnu Jean Schreiter. Celui-ci poussa la porte du Lion d'Or. Il y avait dans la salle de l'auberge quelques tètes de fumeurs qui ne lui étaient pas inconnues. Ils ne se dérangèrent pas pour le regarder. En entrant, suivant le vieil usage, Jean Schreiter les salua et leur souhaita bonne santé. Ils émirent un grognement de bienvenue sans lever les yeux de leurs cartes. Encore que décorée par les mouches de frises et d'arabesques, une glace renvoyait à Jean Schreiter quelque peu de son image et il comprit bien qu'il lui fallait se présenter s'il voulait être reconnu.

Grand, sec, nerveux, là figure en buis sculpté, les yeux très creux, le nez allongé du maigrissement des joues, vieilli par ses campagnes de Crimée, d'Italie, du Mexique et de Chine, qu'avait-il gardé de l'aspect juvénile de ce Jean Schreiter qui, dans cette salle immuablement enfumée, avait bu tant de bière et de schnaps et chanté tant de chansons ?
Le costume aussi était bien modifié. Au lieu de porter la casquette de chasse, la veste de futaine aux larges boutons de métal, le pantalon serré de hautes guêtres de cuir, il apparaissait maintenant coiffé d'un bonnet de police aveuli, vêtu d'une tunique défraîchie, miroitante aux coudes et d'un pantalon rouge bouffant rentré dans les molletières jaunes, au-dessus de guêtres d'un blanc fatigué.
La sardine sur ses manches, les brisques, la médaille militaire, ses quatre médailles de campagne n'étaient point de nature à le signaler tout particulièrement à l'attention. Il y avait, à ce moment, vers la fin du second Empire, tant d'Alsaciens pavoisés des mêmes trophées !

Jean Schreiter demanda de la bière et du fromage, posa à côté de lui son bagage, c'est-à-dire sa capote roulée en baudrier, sa musette et l'étui de fer blanc contenant les papiers du permissionnaire. Monté sur cette table de chêne, jadis, il alternait avec le garde général Forster, de chanter lieds ou chansons comiques. Le gros Weill, aux larges bajoues, assis en face de lui et qui le regardait vaguement de deux gros yeux bleus blafards, sans le reconnaître, lui avait prêté de l'argent aux taux onéreux, et il se souvint que le voisin actuel de Weill, l'épicier Muller, lui avait jadis coupé le crédit. Non ! Il ne se ferait pas reconnaître de ces bonshommes ! D'ailleurs, il avait affaire. Il paya. Si modique fut son débours, cela creusait encore son pécule très épuisé. Bah ! il trouverait quelque argent, tout près, chez le notaire.

Dans l'étude crasseuse, Strausser, le clerc boîteux, bègue et chassieux de Me Seliversohn, dès les premiers mots, leva les bras au ciel.
Sans doute, il existait un compte Schreiter !
Sans doute, un registre bien tenu faisait foi que les frais de gérance et de paiements d'intérêts avaient rongé, à peu près, le minuscule capital. Certainement, malgré que l'entretien du château d'Athwiller demeurât très coûteux, il demeurait une petite soulte à l'actif Jean Schreiter. Hélas ! lui, Strausser, simple clerc, ne pouvait avancer sur ces avoirs anciens la moindre somme au créancier, car Me Seliversohn, parti, le matin même, pour marier sa fille, à Colmar, ne lui avait laissé aucune disponibilité.
- Que diable ! monsieur Schreiter, on prévient, on écrit, on ne tombe comme cela à l'improviste que pour apporter de l'argent, pas pour en retirer.
Il fallait avoir une huitaine de patience, attendre le retour du notaire !
Puis, pour changer de conversation, apercevant la médaille de Chine de son interlocuteur, Strausser opina :
- Vous avez dû avoir chaud, là-bas !

Il espérait quelque récit de campagne qu'il eût colporté au café du Commerce et au Lion d'Or. Mais Schreiter ne consentit pas à combler cette espérance. Il repartit. Dix kilomètres le séparaient d'Athwiller. Il s'y rendrait.


C'était par une jolie route d'Alsace, blanche et poudreuse, bordée de vert. Au fond des collines sombres, Schreiter apercevait des petits clochers ardoisés sur des pans étroits de tours rosâtres. Un boqueteau d'arbres apparut, puis un large vignoble qui avait été sien, les champs qu'il avait vendus, la fabrique de billes dont il s'était défait, puis le lavoir et la grand'rue d'Athwiller (l'unique rue, parmi quelques ruelles). Au bout de la grand'rue, en clôture d'horizon, le château : une longue bâtisse, sans caractère ni ornement, un grand rez-de-chaussée, un étage bas, son château.

Jean Schreiter pénétra dans la rue. Il s'arrêtait à la coupée des ruelles toutes pavoisées, à l'orée, d'un spacieux tas de fumier. Il circulait à travers les petites maisons basses toutes coiffées d'un énorme toit de tuiles plates à plusieurs rangs de menues lucarnes. Il ne se hâtait pas. Peut-être trouverait-il au château le gardien placé par le notaire et qui pourrait lui donner à dîner ? L'absence du notaire devant durer huit jours, le plus expédient, s'il ne retrouvait personne au village, serait peut-être de franchir à pied la petite étape qui le séparait de Strasbourg, où, sans doute, il joindrait, sans peine, quelque vague cousin.

Ses dix kilomètres l'avaient fatigué et altéré. Il avisa la devanture du cabaret, que tenait toujours Samuel Nathan, qu'on appelait le vilain Samuel pour le distinguer d'un Samuel Nathan plus à l'aise, et aussi parce que, grand, squelettique, les yeux troubles et globuleux, la casquette vissée à la nuque, il était vraiment fort laid. Ce cabaretier s'enquit d'un air grondeur de ce que son hôte désirait prendre en spécifiant que le choix du rafraîchissement ne pouvait désigner qu'un verre d'un excellent vin blanc, sa seule fourniture actuelle ; pour les nourritures, il disposait de fromage, de pruneaux et de poires tapées. Le cabaretier se taisait devant ce sous-officier chevronné ; des sucres d'orge pisseux dressés dans des verres opaques hérissaient sa devanture de perchoirs à mouches. C'était grâce à cette offre de nourriture substantielle que toutes les mouches du pays ne vrombissaient pas autour de Schreiter.

Ayant servi un verre de vin blanc, le vilain Samuel articula lentement et comme parcimonieusement (car les paroles ne se mettent pas sur la note) :
- Sergent, il me semble que je vous connais.
- Jean Schreiter, répondit brièvement le sergent.
La main de Nathan se porta à sa casquette, aux fins de l'ôter, car les Schreiter avaient été riches ; mais Nathan se souvint aussitôt que Jean Schreiter s'était ruiné, de sorte que son geste se termina en une sorte de caresse assujétissante que reçut la casquette.
- Déjà sergent ! murmura-t-il avec un respect affecté.

Jean Schreiter comprit l'ironie du propos. Depuis qu'il revoyait son pays, malgré la familiarité apprise au régiment et quelque avilissement militaire de sa conscience, il se sentait quelque peu redevenir le jeune bourgeois d'autrefois, engagé à la suite de ruineuses fredaines. Il ne daigna point expliquer à ce macaque qu'un certain amour de la fête et de l'indiscipline lui coûtait souvent ses galons, l'obligeait à les reconquérir. Il se borna à payer sa dette et, la main sur la porte, demanda :
- A propos, trouverais-je quelqu'un au château ?
- Des rats, des souris, des chats et le vieux Federmann.

- Mimelé ! Mimelé ! appela à mi-voix le vilain Samuel quand Schreiter fut parti.
Mimelé arriva, pomme d'api très colorée sous son serre-tête noir.
- Voici Jean Schreiter revenu, simple sergent.
- Et tu ne lui as pas parlé d'acheter le château ?
- Avec quoi ? Tu as de l'argent ?
- Mais il y a des amis, des associés possibles. Je suis sûre qu'il n'a pas le sou et qu'il vendrait pour une croûte de pain !
- Hypothèque, murmura Nathan. Hypothèque à purger !
- Et après. Tu aurais bien pu m'appeler plus tôt. J'aurais eu l'idée de lui offrir à dîner. J'y cours.
- Non ! S'il a faim, il reviendra ; il sera encore plus maniable, laisse-moi faire !
- C'est parce que je t'ai toujours laissé faire que tu es resté gueux comme Job. Si ton cousin, le beau Samuel, exigeait que tu lui pàies ton loyer, comment paierais-tu ?

Rien n'irritait le vilain Samuel autant que la plus légère allusion à la prospérité de son cousin, le beau Samuel.
Il écuma :
- Tais-toi, vieille "kougel", âne rouge !
- Je cours après lui, je vais lui parler.
- Et moi, je vais t'écraser contre le mur ! Il était brutal, Mimelé gronda :
- A ton aise.
Néanmoins, elle jetait un fichu sur ses épaules.
- Où vas-tu ?
- J'ai promis à Rivkelé d'aller la voir.

Rivkelé c'était la tante riche, la mère du beau Samuel. L'homme n'osa pas insister. Il alla s'asseoir derrière son espèce de comptoir et reprit, pour se donner une contenance, la lecture du vieil almanach strasbourgeois, "Le Messager boîteux", son unique aliment intellectuel.

Jean Schreiter monta jusqu'au château. La grille en était solidement verrouillée, mais il y avait tout à côté une brèche dans le mur, mal obturée de quelques planches qu'il déplaça, écartant des branchettes de noisetiers exubérants ; puis, traversant un petit parterre d'orties, il arriva au perron. Une marche en était descellée. La porte était close. Les vitres avaient été remplacées par des plaques de tôle. Il fit le tour de la maison. Le loquet de la cuisine céda sous sa main. Le désordre même de cette cuisine prouvait qu'elle était utilisée. Quelques hardes y pendaient, minables. Il se remit à parcourir la maison.

Toutes les chambres étaient vides. Des panneaux de papier peint capricieusement déchirés et verdis de moisissures pendaient jusqu'au sol.
A l'escalier de bois, Schreiter chancela et dut s'appuyer au pilier de départ de la large rampe. Il venait de se revoir tout enfant, glissant à califourchon de l'étage, sur cette rampe, de toute sa vitesse.
Il se reprit, monta jusqu'à la chambre, où ses premières années avaient été dorlotées, puis parcourut le grenier où il avait joué si souvent parmi les vieux bahuts hors d'usage, les malles bordées de cuivre et de poils, les pièces de toile et les sacs de fruits séchés.

Il redescendit au jardin, devenu un hallier. Une piste pourtant y était ménagée. Il sourit. C'était le chemin qui mène à la Bruche, qui, pour quelques mètres, passait par la propriété. Sans doute, le gardien avait-il entretenu cet accès pour aller pêcher tranquillement le goujon ou la truite.
Autrefois, un petit pont enjambait l'étroit cours d'eau. Il n'en était point demeuré de trace. Schreiter revint lentement, escorté d'images d'enfance qui se levaient autour de lui, en brusques évocations successives des morts aimés, de lui-même, en robe courte, en chants, en danses, en petits pugilats avec des garçonnets de son âge.

Tant de souvenirs l'assaillaient que sa fatigue s'accrut. Il rentra dans la cuisine, où il lui avait semblé apercevoir un escabeau. Le siège était si vétuste qu'il n'osa y demeurer. Le perron lui parut le seul endroit propre à s'y asseoir quelques moments. Peut-être, le gardien viendrait-il ? Peut-être, pourrait-il obtenir une botte de paille et une couverture pour se coucher dans une chambre déserte.

A travers la grille, des gens du village qui passaient le regardaient furtifs et hostiles. II ne les reconnaissait pas. Il ne semblait pas qu'il dût rencontrer, dans son pays natal, la moindre bienveillance. Le paysan est dur à l'homme ruiné. Il cacha sa tête dans ses mains. Sa fatigue était si forte qu'il s'endormit et ses souvenirs d'enfance contiunèrent à enluminer son rêve.

II

II se réveilla ou plutôt il perçut qu'on le réveillait. Sur le paysage assombri et doré, le soleil déclinait. Un grand beau garçon se tenait devant lui :


- Eh bien ! Schreiter, comment cela va-t-il ?
Le timbre jovial de la voix, aussi bien que le sourire permanent des yeux un peu bridés, la casquette invariablement rejetée sur la nuque, fixèrent immédiatement les souvenirs de Schreiter :
- Bonjour Samuel, dit-il, la main tendue. Tu passais par ici ?
- Mais je passais un peu partout, ce qui n'est pas long à Athwiller. Je rentrais de course. La maman m'a dit : "Jean Schreiter est dans le village" J'ai répondu : "Je vais chercher Jean Schreiter. Tu mettras une assiette de plus". Et Dieu sait si tu tombes ! La maman a fait tuer une oie, ce matin. Il ne faut point faire attendre la maman. Là-dessus, elle est susceptible. Allons !
- Je te remercie. Comme tu dis, cela tombe justement très bien, Samuel. Je ne savais pas du tout...
- Si j'étais là ?
- Non ! dit en souriant Schreiter, si je mangerais ce soir.
- Ni où tu coucherais. Tout cela est prévu. Allons!

Ils reprirent la rue, l'unique rue. Devant le cabaret du vilain Samuel, quelques villageois, sur le banc de pierre, buvaient du vin blanc. Le salut déférent accordé à la prospérité financière du beau Samuel se nuançait de blâme. Allait-il ramasser les gueux, maintenant ? Le cabaretier voyait plus loin. Sa grimace semblait. dire : "Avec du comptant, on fait de bonnes affaires !" Son esprit envieux voguait vers l'hypothèse. Le beau Samuel allait-il s'installer bientôt dans le château acheté par lui, réparé, remis à neuf, meublé ? Pouvait-on savoir avec un homme qui toutes les semaines, à Strasbourg, passait à la banque pour ses affaires. Samuel et sa mère au château (encore que ce château ne fût qu'une grande bâtisse), les nombreux juifs du village, tous, ses cousins, en crèveraient de jalousie.

Alphonse Lévy : La chope

Le beau Samuel poussait son ami dans la salle à manger. Schreiter eut un sourire de plaisir en voyant combien cette petite pièce heureuse contrastait avec la vaste salle à manger lugubre du château. Il en éprouvait de la joie pour son hôte. La pièce était habillée de bois clair, à mi-hauteur. Sur la nappe blanche, deux verres attendaient devant chaque assiette, en face de carafes, l'une d'or blond, l'autre d'escarboucle. Par déférence au désir de son fils, Rivkelé avait embauché sa vieille cousine Leselé pour servir le dîner.
- Si tu veux passer un moment dans ta chambre, dit Samuel.
Schreiter vit qu'on lui avait réservé à l'étage une belle pièce avec un lit d'acajou à grands rideaux blancs, les murs décorés de quatre chromos en couleur représentant la vie de Guillaume Tell.

Après le dîner, copieux, égayé d'histoires militaires que contait Schreiter et de "tu as bien connu un tel, de Bouxwiller, ou un tel, de Wissembourg !" suivis d'anecdotes qu'émiettait Samuel, après la pipe et le verre de quetsch, la maman s'était retirée. Après un moment de silence, Samuel reprit :
- Qu'est-ce que tu comptes faire, Schreiter ?
- Retourner au régiment.
- Tu n'as pas une permission un peu longue ?
- Que veux-tu que j'en fasse ?
- Et le château ?
- Je te dirai presque aussi : "Que veux-tu que j'en fasse. Il est si délabré !"
- Pas tant que ça ! Au fait, pourquoi l'as-tu gardé ?
- Des rêves! Si j'avais attrapé l'épaulette! Si j'avais obtenu d'être en garnison à Strasbourg, m'y marier, voir pousser sur la pelouse du château des petits Schrei­ter !... Des rêves. Le veux-tu ?
- Quoi ?
- Le château.
- Mais, que voudrais-tu en échange du château ?
- Une petite rente, pour quelques années. Jusqu'à ce que j'attrape la retraite.
- La rente de quinze mille à quatre, cela ferait six cents francs.
- Cela ferait bien à côté de la solde. Mais pendant combien de temps me servirais-tu cette rente ?
- Mais tout le temps, à moins que tu ne manges tes quinze mille francs.
- Tu te proposes de me payer le château quinze mille.
- Cela vaudrait peut-être un peu plus mais je ne peux pas y mettre davantage.
- Le notaire m'a écrit qu'il ne trouverait pas amateur à six mille.
- C'est qu'il a mal cherché.
- Si je touche quinze mille francs, dit Schreiter, je me connais, c'est la bombe, c'est la perte de mes pauvres galons. L'argent ne me vaut eien... Si tu m'achètes le château, tu l'habiterais ?
- Non, certes.
- Qu'en ferais-tu ?
- Retaper et vendre.
- Avec bénéfice ?
- Peut-être, un peu ! Dans combien de temps dois-tu te réengager ?
- Un an.
- Tu pourrais donc reprendre la vie civile dans un an?
- Oui, mais je ne le ferai pas. Donne-moi encore un peu d'eau-de-vie, veux-tu ?

Samuel remplit les deux verres.
Schreiter reprit :
- Garde-moi jusqu'au retour du notaire et puis nous irons à Wonderbronn et je te ferai une donation.
- Mon vieux, dit Samuel, ce genre d'affaires, cela se traite le matin. Encore un coup de quetsch et nous dormirons là-dessus.

Le lendemain matin, quand Schreiter descendit de sa chambre, sans faire de bruit, pour ne réveiller personne, il fut surpris de trouver dans la salle à manger Samuel, à côté de sa mère, devant d'énormes bols de café au lait fumant.
- Qu'est-ce que tu prends, le matin ? demanda Samuel.

- Du café noir, de préférence.
Il n'osait ajouter qu'il l'additionnait toujours d'un peu d'eau-de-vie ; mais Samuel savait vivre et, à côté du bol de café noir il plaça la fiole de quetsch et un petit verre, malgré le regard un peu noir de la maman.
- Je t'emmène, si tu veux, proposa Samuel. J'ai affaire à Stiehl ce matin, J'attelle la carriole.
- Ça va ! je te remercie ; avec plaisir.

Maison villageoise en Alsace

La carriole fila sur la route plantée de peupliers. Devant une petite maison basse, fleurie de vignes, Samuel arrêta sa voiture :
- Tu peux venir, tu ne me gênes pas.
Une femme, grande, brune, agréable, se tenait sur le seuil.
- Entrez, messieurs.
- Mme Hamman, dit Samuel, en présentant Schreiter.
Trois tasses de café apparurent comme par enchantement sur le guéridon central d'un petit salon campagnard.
- Madame Hamman, j'ai conclu sans vous, pour votre maison de Sterlebourg. Vingt mille !
- C'est merveilleux. Merci ! Avez-vous pensé au remploi ?
- Mais oui !
- Le cheval est mal attaché, s'écria Schreiter.
Le cheval était bien attaché, mais Schreiter était discret.

- Madame Hamman, dit Samuel, vous n'allez pas rester veuve toute votre vie !
- Ça dépend.
- Vous avez vu mon ami Schreiter ?
- II ne m'a pas reconnue. J'étais petite quand il m'a rencontrée.
- C'est un très bon garçon.
- Panier percé !
- Ça dépend de qui tiendrait les anses. Vous savez, il a toujours son château. C'est délabré. Le notaire le convoite à bas prix et s'arrange à ne pas vendre ni louer. Il faudrait trois mille francs pour remettre à peu près en état. J'ai bien regardé. II n'y a que des abîmures.
- Et alors ?
- Eh bien ! vous avez de la fortune, Schreiter pourrait ne pas se réengager. C'est un homme énergique. Il vous aiderait à faire valoir vos biens. C'est franc comme l'or. Il n'a jamais péché que par désintéressement ! Pensez-vous que, depuis hier, il insiste pour me faire donation de son château.
La veuve sourit.
- En somme, c'est un cadeau que vous me faites.
- Deux cadeaux ! un château et un mari. Solidité garantie pour les deux.
- Je ne dis pas non... on verra.

Samuel rappela Schreiter. Après quelques propos indifférents, ils prirent congé.
La carriole les ramenait à Athwiller.
- Tu me fais faire un drôle de métier, pour un marchand de biens, dit Samuel à Schreiter.
- Et lequel ?
- Celui d'agent matrimonial !
- Entre qui ? s'écria Schreiter ébahi.
- Entre Mme Hamman, qui sera ravie d'habiter le château d'Athwiller, et Jean Schreiter, qui ne réengagera pas et viendra faire valoir le bien de Mme Hamman, laquelle désire se remarier avec un brave homme !
- Ah ! dit Jean Schreiter, on verra !

Et Samuel comprit à son accent que c'était tout vu

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