Salomon GRUMBACH
1884 - 1952
par Edouard BOEGLIN
Extrait de l'Alsace, Dimanche 2 août 1992, avec l'aimable autorisation de l'auteur


Type du bon Alsacien qui n'a jamais pensé à la coupe de ses vêtements" S. Grumbach était réputé pour son "esprit fait d'inventions perpétuelles, des drôleries les plus inattendues, des cocasseries."
Grumbach

Décédé le 13 jullet 1952, celui qui fut député de Mulhouse, puis de Castres fut surtout un artisan de l'unité européenne. Portrait de l'égal, méconnu de Schuman ou de Monnet.

Nulle rue, nul lieu, nul édifice ne porte son nom. Au moment où l'Europe semble prendre un nouvel envol, la mémoire collective se souvient tant bien que mal (et plutôt mal que bien) de Robert Schuman et de Jean Monnet ; presque jamais d'Aristide Briand pourtant illustre pionnier de l'esprit européen. Silence total pour Salomon Grumbach qui fut pourtant, entre les deux guerres et après 1945, l'un des hommes politiques français les plus connus au plan international.
L'homme cumulait tous les handicaps : il était alsacien, juif et socialiste (ce dernier terme recouvrant une réalité bien différente de celle que nous connaissons aujourd'hui).

Salomon Grumbach naît à Hattstatt le 6 janvier 1884 dans le "Kreis" de Guebwiller, l'Alsace depuis 1870 étant annexée à l'Empire allemand. Dans l'une de ces familles israélites des campagnes alsaciennes si bien décrites par Freddy Raphaël, le petit Salomon vit une enfance modeste et studieuse :  son père est marchand de fromages, sa mère modiste, plus vraisemblablement couturière. Il sera d'entrée parfaitement bilingue et également imprégné de cultures française et allemande.
Cette dualité, on la retrouvera dans son attachement à l'Alsace et à la France. A cette dernière le lient son amour de la démocratie et sa conviction socialiste toute dressée contre le militarisme prussien.

LE TRIBUN

"Vous cherchez à réconcilier Bakounine et Marx. Pauvre Bakounine ! Pauvre Marx ! Je connais les oeuvres de Bakounine et j'ai trouvé dans ses livres beaucoup plus de clarté que je n'en ai trouvé dans votre discours".

"J'ai ici une lettre qui porte deux signatures inoubliables: celles de Rosa Luxemburg et de Kart Liebknecht."
Une voix à l'extrême gauche : "Ils sont morts"
Grumbach : "Vous, vous êtes bien vivant, mais vous n'êtes pas plus intelligent pour cela !"

"Je suis moi aussi, depuis 35 ans dans l'action, j'en ai connu d'autres défaites, d'autres défaillances, j'en ai connu des batailles perdues sans jamais avoir eu le sentiment que pour cette raison il fallait créer je ne sais quelle déception, je ne sais quel désespoir et la vie continuait..."        

Le président (du congrès) : "Je suis obligé de rappeler à Grumbach qu'il faut qu'il termine".
Grumbach : "Il faut que ce congrès… j'ai pris quatre minutes de trop ? Je les déduirai au moment où j'entrerai su ciel, et j'irai quatre minutes en enfer !"

"Je ne dirai pas avec Bracke "Vive les difficultés !" Je dirai "Nous saurons comprendre les difficultés, les vaincre, aller en avant". Et j'exprime seulement le regret de ne pas        être absolument sûr de pouvoir encore être là dans un siècle, pour voir quel sera le Congrès du Parti socialiste à ce moment !"
(Grumbach au congrès de Marseille, 1937)

A 18 ans, il adhère au Parti socialiste, le SPD allemand de l'époque, celui de Bebel, Kautsky, Rosa Luxemburg, Liebknecht ; autrement dit un parti clairement révolutionnaire. Son premier discours politique, à l'âge de 20 ans, il le tient à Colmar contre le militarisme prussien.

En 1908, il s'installe à Paris. est le correspondant du journal du SPD Vorwärts . Il devient l'un des spécialistes des problèmes internationaux de l'Humanité de Jaurès qu'il admire et qui l'apprécie Ses amis s'appellent Guesde, Marcel Sembat, Bracke-Desrousseaux, Renaudel, Albert Thomas. II n'est pas encore l'un des hommes politiques européens les plus connus; il est déjà l'une des signatures les plus lues et les plus appréciées en raison notamment de sa remarquable connaissance de la vie politique allemande. Or, depuis 1870, la France ne cesse d'être fascinée par la "ligne bleue des Vosges", rêve de l'Alsace-Lorraine ("N'en parlez jamais, pensez-y toujours").
Le 5 juillet 1912, un article de Grumbach intitulé En Alsace-Lorraine : un bilan paraît dans l'Humanité. Il fait sensation. En effet, le natif de Hattstatt s'en prend vigoureusement aux milieux cléricaux alsaciens qui se sont ralliés à la prussianisation de l'Alsace pour mieux combattre le socialisme.

II est déjà un inlassable artisan de la solidarité et de l'amitié franco-allemandes et comme Jaurès, dont il est l'ami, il y avait à cette époque, plus que du mérite. Août 1914 : c'est la guerre. Salomon Grumbach est obligé de quitter Paris, étant considéré comme citoyen allemand. Mais il refuse de porter les armes contre la France, se retire en Suisse où malade mais déterminé il assure la correspondance de l'Humanité.

Au lendemain de !a guerre, l'Alsace étant à nouveau française. Grumbach représente le Haut-Rhin au congrès de Tours de 1920 qui va consacrer la sciession mouvement socialiste et ouvrier France. C'est à cette occasion qu'il s'affirme comme l'un orateurs les plus remarquables de l'époque. N'ayant aucune prédisposition pour la langue de bois, il déclare au cours des débats : "Nous nous sommes opposés de toute notre force à l'adhésion sans réserve (Ndlr : à l'Internationale communiste), nous nous sommes opposés à devenir des esclaves de Moscou". L'on comprend aisément que les partisans des thèses léninistes l'aient, par la suite, empêché de reprendre une nouvelle fois la parole, ce qui… n'était pas facile.

Candidat dans le Haut-Rhin aux législatives de 1919 et 1924, Grumbach est battu. En 1928, dans la circonscription de Mulhouse-ville, il est élu au scrutin uninominal, au second tour. Immédiatement, il devient vice-président de la Commission des affaires étrangères.
Son itinéraire international au plus haut niveau peut commencer ; même sa défaite à Mulhouse face à une coalition de la droite classique et des autonomistes ne le freinera pas (1932) et son parti, conscient de la montée de l'autonomisme en Alsace qui lui enlève toute chance d'être réélu, l'enverra conquérir de haute lutte en 1936 un siège à Castres (Tarn).

Participant par ailleurs à toutes les conférences internationales socialistes, Grumbach qui, entre-temps est entré au comité directeur de la SFIO, fait partie dès 1934 de la délégation française à la SDN (la Société des Nations) dont il suivra les travaux jusqu'à la dernière assemblée plénière en 1939.

Cette année-là, lui habituellement si disert et si écouté sur la situation politique allemande, sur la politique extérieure, monte à la tribune du congrès de son parti pour dire en substance : "J'aurais tellement de choses intéressantes à dire sur la situation intérieure du parti, sur sa politique intérieure, sur la politique extérieure que je renonce a prendre la parole ". Grumbach sait que le temps des discours est révolu.

Deux ans auparavant, au congrès de Marseille (1937), il s'était écrié : "que deviendraient nos libertés, si nous laissions à Hitler et à Mussolini le terrain libre ? Vous ne voulez pas de défense nationale ? Laissez-les donc entrer en France et vous verrez ce qui restera !"

Anti-munichois, il sera par la suite l'un des rares parlementaires français à s'embarquer sur le paquebot Massilia pour aller organiser la résistance en Afrique du Nord En 1940, il est avec Vincent Auriol, Max Dormoy et Jules Moch, parmi les premiers parlementaires arrêtés et emprisonnés par le gouvernement de Vichy. Après huit mois de prison, il est mis en résidence forcée et surveillée à partir de 1941 à Mende (Lozère). Dès l'entrée des Allemands en zone sud, il s'évade et rejoint avec sa femme le maquis des Cévennes.
En février 1943, sur ordre de Vichy, il est à nouveau arrêté mais les gendarmes français qui sont des amis, le relâchent. Un an après c'est à la Gestapo et aux SS venus le chercher dans la montagne qu'il échappe de justesse.

Grumbach faisait, entre autre, chanter ses camarades (à droite sur la photo Guy Mollet, qui venait d'être élu secrétaire général du Parit socialiste).
© Archives de l'Office universitaire de Recherche socialiste).
A la Libération, il est élu à la première Assemblée constituante par le département du Tarn. A l'unanimité, il est désigné comme président de la Commission des affaires étrangères. Par la suite, il se voit confier la présidence de la Commission parlementaire d'enquête pour les zones françaises d'occupation en Allemagne et en Autriche.
Le 12 août 1946, Salomon Grumbach prend la parole à Hambourg au jardin des plantes devant... 75000 personnes ! C'est un aspect de sa contribution à la reconstruction du SPD moderne, celui de Willy Brand et Helmut Schmidt.
Et il fait achever le meeting par l'Internationale et "par une Marseillaise qui a été reprise par toute la foule". En 1946 et en Allemagne...
En 1947, Grumbach entre au Conseil de la République (le Sénat actuel). II préside... la Commission des affaires étrangères. II est en outre délégué de la France à tous les travaux de l'ONU à Paris.
En octobre de la même année, les Russes à Vienne le censurent en l'empêchant de s'exprimer à la radio autrichienne. Faut-il que Grumbach soit convaincant !

Atteint d'une affection osseuse à la hanche compliquée par un cancer, "il en supportait les douleurs qui étaient vives avec plus que du stoïcisme, du courage. La passion, le feu qui brûlaient dans ses articles étaient dans toute sa personne". Car dans les dernières années de sa vie, Salomon Grumbach se consacre pleinement à son métier de journaliste politique au Populaire, à son activité inlassable de militant de la paix.

II reste ce qu'il a toujours été, " peut-être le plus spirituel de Paris" mais que l'on n'a "pas une seule fois entendu dire du mal de quiconque".
Quelques semaines avant sa mort le 13 juillet 1952, Salomon Grumbach écrit à Robert Verdier : "l'année Prochaine, je pourrai marquer dans mon calendrier cinquante ans de présence dans le Parti socialiste, de présence ininterrompue, fidèle et joyeuse, malgré toutes les déceptions et défaites, collectives ou personnelles".
A ses obsèques le 17 juillet au cimetière du Père Lachaise, l'urne contenant ses cendres sera déposée à côté de celle de Jules Guesde. Parmi des milliers de personnes, toute l'Internationale socialiste sera présente mais aussi nombre de ces artisans de tous horizons de l'unité européenne. Et parmi eux, Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, autre grand artisan de l'Europe.

Tribun et éminence grise

Salomon Grumbach faisait les délices des caricaturistes. Selon Wellhoff, "ses discours étaient truculents, mais fortement charpentés". "Grumbach frappait du poing faisait retentir sa voix forte, que l'accent alsacien rendait plus sonore encore, transformant ainsi l'hémicycle en réunion publique socialiste".
C'est en 1932 que paraît un livre d'Edmond Wellhoff intitulé Tribuns et hauts parleurs. L'on y découvre les portraits de tous ceux qui comptent dans le monde politique et bien sûr, il y a le natif de Hattstatt désigné comme "l'homme des conférences". Description : "Il est petit, mais large ; il est chauve et pourtant les cheveux qui lui restent sont longs ; son profil est celui d'un empereur romain mais son sourire est charmant comme celui d'un simple brave homme.
"Sa physionomie est mouvante, ses expressions changent avec une facilité incroyable. Il est tour à tour César, Napoléon, Guizot, Pie XI, Grock et Little Tich à la grande joie de ses interlocuteurs. C'est une encyclopédie vivante : il a tout lu, tout vu, tout appris. Il a écrit des livres sur la doctrine socialiste, sur Dostoïevski, sur la politique intérieure et extérieure de la France et de l'Allemagne. Il pourrait "poser" au technicien, il "pose" au franc luron.
"On dirait qu'il ne s'approche qu'en dansant des graves questions qui agitent l'Europe, il ne les aborde qu'avec une pirouette". Selon Wellhoff, "jouant pour le moment les confident" et "semblant préférer les à-côtés aux honneurs et aux hauts postes", Grumbach est dés lors appelé à "jouer les grands rôles".
"Quand M. Briand réunissait la presse pour faire un communiqué, il ne cessait de regarder dans les yeux M. Grumbach comme pour quêter une approbation. Si le discours de notre grand ministre était aride, M. Grumbach l'égayait d'une plaisanterie qui faisait rire tout le monde.
"Ah! Grumbach, toujours le même" disait alors M. Briand. Quand il prononçait le nom du député de Mulhouse, le violoncelle de notre ministre devenait contrebasse. Il y avait une pointe d'affection dans son intonation"
(Wellhoff).


Personnalités  judaisme alsacien Accueil

© A . S . I . J . A .