Le paganisme chez Hermann Cohen et chez Franz Rosenzweig
Professeur Roland GOETSCHEL
Extrait de Rosenzweig Yearbook 7, 2013, avec l'aimable autorisation de l'auteur


H. Cohen a explicité ses vues sur le paganisme à partir du mythe dans son essai Religion und Sittlichkeit où il place les origines historiques de la religion dans le mythe : "La religion est née dans ses motifs élémentaires à partir du mythe." (1)

Le mythe en tant que phénomène historique est la racine de la religion. Son contenu est la nature. Il est orienté avant tout vers l'âme des choses, ver les âmes dans toute la nature. L'âme est la première abstraction que se donne l'homme de la nature, "der Naturmensch". Elle est la Lebenseinheit, le principe d'unification du vécu, à travers lequel il aperçoit d'une manière globale son être en tant qu'unité (2). Elle n'est en dernier ressort qu'une désignation pour la totalité du sentiment vital immédiat de l'homme. L'homme mythique pense tout ce qu'il se représente tel que lui-même comme "animé" spécialement là où il suppose une vie identique ou semblable à la sienne. Ainsi naissent les représentations des dieux: l'âme se trouve objectivée dans les dieux. Ils sont partout des êtres animés :
"L'âme et Dieu s'appartiennent l'une l'autre dans la conscience originelle de l'homme. C'est pourquoi le contenu du mythe est en dernier ressort la divinité et le monde des dieux." (3)

L'éthique pense l'homme comme coupé de l'être animiste de la nature et donc comme scindé également des dieux. L'éthique renvoie l'homme à sa propre essence. Tant que le mythe perdure dans la culture, l'homme en tant que point de référence de la moralité se trouve négligé :
"C'est l'être et le règne des dieux qui forment en permanence son contenu propre et essentiel" (4) La moralité deviendra le fondement d'une religion démythologisée lorsque le monothéisme posera contre la multiplicité des dieux le concept du Dieu unique. L'abîme la plus insondable qui puisse être détectée dans la culture en général sépare ces deux concepts. Il ne peut plus s'agir de pure distinction numérique entre unité et multiplicité, ni même de la subordination du panthéon des dieux à un Dieu supérieur. Il ne peut s'agir que d'une différence substantielle dans le concept de la divinité.

Les prophètes d'Israël ont fondé ce que le concept de l'unité de Dieu avait de spécifique.
Le concept monothéiste de Dieu qui atteint son sommet chez les Nebi'im se trouve tout spécialement légitimé dans la revendication d'avoir opéré une coupure décisive entre mythe et religion. Les prophètes reconnurent Dieu comme l'idée du Bien. Dans les paroles de Michée souvent citées mais qui nécessitent d'être appréhendées, on discerne en vérité la différence entre le Dieu nouveau et les autres dieux :
"Car je t'ai fait connaître, à toi homme, ce qui est bien et ce que le Seigneur requiert de toi: rien d'autre que d'accomplir le droit, l'amour de la fidélité et la modestie en accompagnant son Dieu." (Michée 6:8) (5)
C'est pourquoi Cohen écrit dans sa Religion de la Raison :
"Les dieux doivent être anéantis car ils ne sont pas l'être mais des images. Le culte des idoles est le culte des images. Le culte divin, est en revanche la révérence pour l'être veritable. La lutte contre les dieux est donc le combat de l'être contre l'apparence, la lutte de l'être originaire contre les copies sans archétype." (6)

C'est donc l'opposition entre religion et mythe que vient signifier la différence entre le paganisme et le monothéisme.

Très différente est la perspective de Rosenzweig qui est très éloigné de la conception habituelle du paganisme telle qu'elle se trouve présentée par exemple chez Max Brod: Le paganisme n'est absolument pas un vulgaire épouvantail qui, sur le plan de la philosophie de la religion, renverrait les adultes à leurs peurs d'enfant ; c'est pourtant l'usage qu'en a fait l'orthodoxie des siècles passés, et, curieusement, c'est aussi l'usage qu'en fait Max Brod dans son récent ouvrage bien connu. Le paganisme, c'est au contraire, ni plus, ni moins que la vérité sous sa forme élémentaire, bien sûr, invisible et non-révélée. C'et ainsi que partout où il n'est pas élémentaire mais entier, partout où il n'est pas invisible mais constitue une figure, partout où il n'est pas invisible mais prétend être révélation, le paganisme devient mensonge. Néanmoins, dans la mesure où il reste élémentaire et secret au sein de la totalité, du visible, de la révélation, le paganisme est permanent, au même titre que les grands objets de la pensée, les "substances", le sont au sein de l'expérience réelle, non concrète et non substantielle (7).

C'est cette permanence du paganisme dans le présent que souligne ici Rosenzweig En fait, toute la première partie du Stern a pour objet le paganisme :
"Voilà la raison pour laquelle le premier volume de l'Etoile de la Rédemption doit nécessairement déboucher sur une philosophie du paganisme précisément parce qu'on tente d'y dégager les contenus élémentaire de l'expérience dépouillée de ces combinaisons dont la pensée préférerait s'occuper. En obéissant là encore à la même déduction constructive de ces trois "substances", ce premier volume élabore cette philosophie du paganisme à partir de figures historiques et, ce, au détriment de ce que la modernité chérit, donc au dépens des religions de l'esprit extrêmes-orientales.(8)"

Rosenzweig parlant de Dieu, du monde et de l'homme et plutôt du divin, du mondain et de l'humain, écrit alors :
"Où trouverait-on de telles figures essentielles mais à qui pourtant feraient défaut la vérité, la vie ou la réalité ? Un Dieu qui ne serait le vrai Dieu, ni réel, un monde qui ne serait ni vivant, ni veritable, des hommes qui ne seraient ni concrets, ni animés? Et qui, chacun, ne sauraient rien, n'attendraient rien des deux autres. Des ombres alors, qui n'habiteraient pas le même espace que notre réalité, notre vie, et hanteraient pourtant tout se qui se passe au sein même de cet espace ? En ayant recours à ce qu'il sait de Spengler, le lecteur pourra trouver ici réponses à ses questions. Chez Spengler, la notion de culture apolliniennes embrasse précisément les Dieux, les monde et les hommes dont nous venons de parler. A travers le terme "euclidien", Spengler définit exactement la séparation essentielle ; la "transcendance" de l'une par rapport à l'autre de ces figures dont on parle ici. A ceci près que Spengler, comme toujours, interprète à tort ce qu'il a correctement observé. L'Olympe mythique, le cosmos plastique, le héros tragique ne sont nullement abolis du seul fait qu'ils sont révolus, ils ne sont pas même révolus au sens strict : le vrai Grec, lorsqu'il priait, n'a pourtant pas été écouté par Zeus ou Apollon mais bien par Dieu, et ce n'est pas au sein du cosmos qu'il a vécu, mais au sein du monde créé dont le soleil éclairait Homère; il n'était nullement un héros de tragédie antique, mais un pauvre homme comme nous. Bien que ces trois figures n'aient jamais été concrètes, elles sont pourtant au principe de toute notre réalité. Dieu est aussi vivant que les Dieux de la mythologie, le monde créé est tout autant le monde réel, et non simple "apparence", que les finitudes, aux frontières dictées par des impératifs plastiques, où croyaient vivre les Grecs, où ils souhaitaient vivre en tant qu'être politiques, et qu'ils créaient autour d'eux en tant qu'artistes. L'homme auquel Dieu s'adresse est tout autant un homme concret, et non une quelconque demeure abritant des idéalités, que le héros de la tragédie figé dans son défi. Les figures spirituelles, qui au cours de l'histoire, n'ont été définies que par Spengler dans sa notion de "culture apollinienne" et qui, ainsi, seulement deviennent visibles, toute vie les recèle dans la mesure où elles en sont secrètement les principes invisibles ; peu importe que cette vie soit plus ancienne ou plus récente, peu importe qu'elle soit devenue elle-même une figure historique ou soit restée inaperçue aux yeux des historiens. (9)"

Qu'est ce donc que le mythe pour Rosenzweig ?

Car voici l'essence du mythe : une vie qui ne connaît rien au-dessus ni en-dessous d'elle ; qui ne connaît pas de choses dominées, ni de dieux dominants, une vie purement en soi, que les porteurs de cette vie soient des dieux, des homme ou des choses. La loi de cette vie est l'accord entre l'arbitraire et le destin, accord interne qui ne résonne pas au delà de lui-même et qui revient sans cesse en lui-même. La passion de Dieu, qui se donne libre cours, se brise sur la digue intérieure du commandement obscur de la nature. Les figures du mythe ne sont ni de simples puissances ni de simples essences : ni l'une ni l'autre ne réussiraient à les rendre vivantes: c'est seulement dans la compénétration mutuelle de la passion et des décrets du destin qu'apparaissent ses traits les plus vivants : sans raisons dans la haine comme dans l'amour, car il n'existe pas de raison dans leur vie ; sans recours, car il n'existe pas de recours auquel ils auraient à faire droit: leur effusion est sans direction, freinée seulement par l'arrêt du destin: leur nécessité n'est pas défaite par la libre force de leur passion, et pourtant toutes les deux, liberté et essence, confondues dans l'unité mystérieuse du vivant – voilà le monde du mythe.(10)"

"Dieu n'a pas créé la religion, mais bien le monde et lorsqu'il se révèle, le monde continue d'exister bien qu'il ne soit véritablement créé qu'après cette révélation. Cette apocalypse détruit le vrai paganisme, le paganisme de la création et ses néants, elle ne laisse plus advenir que le miracle de la conversion et de la renaissance. Elle est toujours présente et si elle est passée, c'est à partir de ce passé qu'est l'histoire humaine, la Révélation à Adam. En tant que Révélation "en tout temps réitérée", elle est au centre du deuxième volume, comme le paganisme en tant que "permanent" était au coeur du premier.(11)"

Le deuxième volume traite de la réalité visible et audible, donc, révélée, tandis que le premier traitait de ses conditions secrètes, muette et obscures. Il n'y est pas encore question des figures historiques de la révélation dans leur diversité, ni du judaïsme et du rejeton qui a surgi à ses antipodes, le christianisme. C'est uniquement parce que judaïsme et christianisme renouvellent la "révélation faite à Adam", c'est dans cette mesure seulement que la pensée nouvelle est juive ou chrétienne. D'autre part, c'est uniquement parce que le paganisme, à travers ses figures historiques, a oublié ou renié cette révélation faite à Adam qui était tout aussi peu païen que juif ou chrétien, que ce paganisme historique figé en une figure, n'est nullement perpétuel ; il ne participe aucunement de la réalité précisément en raison de son autonomie et parce qu'il est devenu forme en soi. Il est juste que les temples des dieux soient tombés en ruines, il est juste que leurs images taillées se dressent dans les musées. Il est possible que leur culte, pour autant qu'il ait fait l'objet d'une liturgie n'ait été qu'une gigantesque erreur ; mais l'oraison jaculatoire jaillie vers eux d'une poitrine oppressée, les larmes versées par le père carthaginois qui offrait son fils à Moloch ne peuvent pas rester inaperçues. Ou bien faut-il attendre que Dieu ait attendu sur le Sinaï, voire sur le Golgotha ? Non, aucun chemin ne part du Sinaï ou du Golgotha, sur lequel on pourrait à coup sur rencontrer Dieu qui ne peut pas davantage refuser d'aller à la rencontre même de celui qui cherche sur les sentier muletiers de l'Olympe; Aucun temple n'est assez proche de lui pour que l'homme puisse se rassurer à l'idée d'une telle proximité, aucun n'est assez éloigné que son bras ne soit capable d'atteindre aisément; aucun horizon dont il ne puisse venir, aucun d'où il soit contraint de surgir; aucun bout de bois où il ne choisirait une fois d'élire domicile, aucun Psaume de David qui toujours parviendrait à son oreille (12).

"Ce n'est pas un hasard si la Révélation, quand elle sortit dans le monde, ne prit pas le chemin de l'Orient mais celui de l'Occident. Les "dieux de la Grèce" vivants, étaient de adversaire plus digne pour le Dieu vivant que les fantômes de l'orient asiatique. (13)"

C'est à propos du héros, du héros tragique, que les réflexion de H. Cohen se rencontrent à nouveau celle de Rosenzweig.

Quel est le contenu de l'histoire tel qu'on l'écrit ? Cohen répond :
"Toute l'histoire n'est que l'histoire de l'esprit propre aux seigneurs (Herren) dans lequel les temps se reflètent. L'histoire n'est que le reflet, la lumière réfléchie; la source de la lumière ne se trouve que dans l'individu. (14)"

Autrement dit, ce que les historiens placent au centre de leur compréhension des évènements ce sont les grands hommes, confondus avec les puissants. Les historiens continuent à se montrer tributaires d'un culte du héros individuel qui tire ses racines de la mythologie :
"Le culte du héros n'a pas seulement requis et influencé la religion mais aussi la politique. D'après une nouvelle conception, la polis devrait être fondée principalement sur lui et par lui. Le héros a conservé sa validité, au-delà de la mythologie, en tant qu'individu comme force conductrice (treibende Kraft) de l'histoire. (15)"

Ce renvoi au mythe est décisif pour Cohen :
"La mythologie se trouve mue par la peur de l'individu, pas tellement en raison de ses péchés, mais en raison de son destin, au mieux, à la suite de ses péchés. Mais toujours, il s'agit de l'existence (Dasein) de l'individu ; si elle a une fin, et qu'est ce qui adviendra de lui à la fin, ce qui fait que cette fin n'est pas vraiment une fin…L'art a contribué de manière importante à cette mythologie de l'individu et la force originelle mythologique de la religion en a été nourrie, en même temps que le dérèglement de la métaphysique pour cette transcendance s'en est trouvé renforcé. Le destin devint, comme dans la poésie dramatique, non seulement la puissance sombre à laquelle on ne pouvait échapper, mais toutes les questions concernant l'essence de l'homme ont été ramenées à cette source extérieure. C'est cela me caractère immoral de cette pensée du destin. Et le drame lui-même reconduit encore le mythe, en tant qu'il rend en effet les héros des êtres souffrants, mais pas moins pour des êtres agissants. Il s'agit dans sa souffrance elle-même, par laquelle il se trouve soumis au destin, cependant en même temps, comme à propos de son propre vouloir, contre ce destin. (16)"

Si nous nous tournons à présent vers Rosenzweig, nous verrons qu'il tient des propos analogues. C'est ainsi qu'il écrit à propos de la tragédie antique :
"En effet l'homme païen, le Soi était certes clos sur lui-même; mais pour autant il n'était pas enfermé ; il était visible ; il ne trouvait pas d'accès pour venir au monde, mais le monde avait accès à lui, et bien qu'il fut muet, on pouvait l'interpeller. Dans la tragédie antique, le choeur est-il autre chose que cette irruption du monde extérieur dans le héros, cette interpellation adressée à la figure muette comme le marbre ?
… Malgré son mutisme, le héros muet était présent dans le monde. Parce qu'il l'était uniquement pour cela, un monde en général, quel qu'il soit, était possible dans le paganisme, bien que le héros fût là. Car s'il se tenait là comme un bloc en son sein, il n'était pas purement et simplement soustrait à ses effets : la cape pour le rendre invisible et l'anneau de Gygès sont si inquiétants et si funestes en définitive parce qu'ils font éclater toutes les structures des mondes. (17)"

Le paganisme du chrétien

Où se trouve aujourd'hui le paganisme ?
Dans la philosophie idéaliste bien entendu, mais également dans le christianisme.
Rosenzweig le marque bien lorsqu'il martèle :
"…Or, ce sont des dangers-spiritualisation du concept de Dieu, apothéose accordée au concept de l'homme, panthéïsation du concept de monde – que le christianisme ne dépassera jamais. Aussi peu qu'il ne dépassera jamais la scission des Églises en devenant l'Église de la vérité de l'Esprit, du Fils de l'homme et du Royaume de Dieu : chacune s'enfonce, l'une dans l'espérance, l'autre dans la foi, la troisième dans l'amour, et doit négliger chaque fois les deux autres forces pour vivre d'autant plus fortement dans la sienne seule et pour gérer sa part de l'oeuvre de renaissance du pré-monde né dans le paganisme. Le christianisme fait jaillir ses rayons dans trois directions différentes. Le point extrême où il parvient lors de sa marche au-dehors dans l'espace n'est pas un point simple, mais comme le pré-monde où se trouve le païen, une réalité triple. Mais entre les trois totalités du pré-monde, la Révélation avait jeté les ponts solides et elle avait relié les trois points dans l'ordre unique et inébranlable du jour de Dieu. Dans ces trois points, le christianisme accomplit son extériorisation dans le Tout, et en eux se rassemblent de nouveau les rayons dispersés lors de la marche dans le temps: la spiritualisation, la divinisation et la mondianisation; or comme nous le verrons plus loin, ces trois points sont devenus impossibles à relier entre eux, certes, contrairement aux trois point du paganisme, ils sont fortement ordonnés entre eux; depuis longtemps, et pour toujours, le "peut-être" s'est tu; mais le christianisme n'offre plus ou n'offre qu'incomplètement, une connexion fluide qui ramènerait ces trois réalités séparées dans une unité… (18)"

"C'est seulement en tenant la main du Fils que le chrétien ose comparaître devant le Père: c'est seulement par le Fils qu'il croit parvenir au Père. Si le Fils n'était pas un home, il ne serait d'aucune utilité au chrétien. Il ne peut s'imaginer que Dieu même, le Dieu saint, puisse s'abaisser jusqu'à lui comme il le réclame, s'il ne devient lui-même homme. La part indélébile de paganisme présente au coeur de tout chrétien vient là au jour. Le païen désire être environné de dieux humains, il ne lui suffit pas d'être homme lui-même: il faut encore que Dieu soit un homme. La vitalité que précisément le vrai Dieu en commun avec les dieux des païens ne devient crédible aux yeux des chrétiens que lorsqu'elle prend chair dans une personne spécifique à la fois divine et humaine. Mais tenant la main de ce Dieu devenu homme, il marche ensuite à travers la vie avec la vie avec la même confiance que nous et – à la différence de nous – il marche plein de force conquérante; car la chair et le sang ne se soumettent qu'à leur semblable, la chair et au sang, et précisément ce "paganisme" des chrétiens les rend aptes à convertir les païens. (19)"

Comme l'écrit magnifiquement Margaret Susman dans son article paru dans le Der Jude : "Donc, la communauté de sang seule fait le juif en tant que juif alors qu'alors que chaque chrétien, en tant qu'attaché à sa patrie terrestre, est païen de naissance et ne réussit à appartenir au christianisme que par une conversion intérieure, par une conversion, qui se tient sous le signe de la croix. Ainsi le judaïsme a-t-il le paganisme à l'extérieur de soi, le paganisme que le chrétien porte en soi et doit surmonter d'abord seulement à travers l'histoire et qu'il ne peut jamais surmonter complètement. (20)"

Cependant nous ne reconnaissons ainsi le Créateur et le Rédempteur que d'après leur connexion dans la révélation. C'est seulement à partir du Dieu de l'amour que nous contemplons le Créateur et le Rédempteur. "C'est pour autant que luit l'éclat de cet instant d'amour divin pour autant seulement que nous apercevons ce vient avant et qui vient après. Le pur "auparavant", le pré-monde créé à l'origine est trop sombre pour que nous puissions déjà y reconnaître la main du Créateur. Et le pur "après", le sur-monde de la Rédemption, est trop lumineux pour que nous soyons capables d'y voir la face du Rédempteur…(21)"

"Le Dieu païen n 'est pas mort, mais il est maître seulement de ce qui est mort, et certes seulement de ce qui est mort, seulement du Néant. C'est seulement dans le royaume des morts que cette société des dieux exerce son pouvoir. Ailleurs, ils ne règnent pas: ils vivent. Mais comme Seigneurs de seul Néant, ils deviennent eux-mêmes des … néants. Néants, les dieux des païens, s'écrie le psalmiste. Ils ne sont pas morts, sûrement pas, en témoigne la foi de leurs adorateurs. Des dieux auxquels croit un monde vivant ne peuvent être moins vivants que cette terre elle-meme. Mais dans leur vitalité, ils sont aussi chancelants, aussi soumis au tout-puisant peutêtre que ce monde et que leurs adorateurs. Il leur manque la charpente osseuse de la réalité, l'orientation sans équivoque, l'assise sûre, le savoir de la droite et de la gauche, du haut et du bas qui ne sont entrés dans le monde que par la Révélation. Aussi malgré toute leur vitalité, ce sont des "néants" – car comme eux, sont ceux qui les firent, quiconque met en eux sa foi, Et à leur nature crée, à leur vie cachée sous les voiles de la demeure céleste, le Psalmiste oppose sans transition ce qui distingue son Dieu de ces néant : il a fait le ciel. (22)"

Sa lettre à G. Oppenheim du 30. 5. 1917 marque bien cette assurance et cette certitude qui est celle de la révélation (23) : "Et nous reconnaissons ainsi de nouveau que l'ultime savoir au sujet de l'essentialité de Dieu, tel que nous pouvions le comprendre à la lumière du sur-monde, rejoint l'expérience que nous avons pu faire déjà tous les jours dans le monde, en tant que nous sommes ses créatures et ses enfants; mais s'il est ainsi, nous somme en droit de nous risquer encore une fois en arrière, avec cette connaissance ultime de son essence, dans cette non-connaissance, dans la connaissance de son néant où nous avons pris notre point de départ. Dans ce néant, le paganisme avait immédiatement découvert un Tout, le Tout de ses dieux, a cité où ils abritent leur vie au regard du monde. Il s'était contenté de ces dieux et n'avait rien demandé de plus. Mais la révélation nous a appris à voir dans ces dieux, le Dieu caché, le Caché qui n'est rien d'autre que Celui qui n'est pas encore révélé. Le paganisme avait réellement découvert dans ce néant un Tout. Quant à nous, y voyant le néant, nous étions seulement en droit d'espérer y trouver le Tout. Le monde païen devint nos yeux le pré-monde, la vie des dieux païens devint la vie préalable cachée de Dieu. Le néant de notre savoir sur lui devint pur nous un néant au riche contenu, le présage mystérieux de ce dont nous avons fait l'expérience dans la Révélation. Cette obscurité du néant perd alors la puissance autonome qu'elle aurait voulu posséder auparavant. Que Dieu soit le néant, voilà qui devient une proposition aussi impropre que l'autre qui voulait qu'il soit la vérité. Mais la vérité s'est dévoilée comme le pur accomplissement de ce dont nous faisons l'expérience dans l'amour de Dieu dans un présent tangible et visible: sa Révélation;à son tour, le néant ne doit pas être autre chose que l'évocation anticipée de sa Révélation La proposition Dieu est "néant", exactement comme la proposition Dieu est "vérité", ne résiste pas devant la question de l'essence, du "qu'est ce que ?" (24)"

La voie chrétienne et la voie juive : rayonnement et incandescence

"L'opposition entre puissance créatrice et amour qui révèle était encore présente au sein de l'inversion originelle qui faisait passer du Dieu caché dans le paganisme au Dieu révélé dans la révélation, et pour le judaïsme au sens strict, elle était présente dans les convulsions imprévisibles qui marquaient les passages de l'une à l'autre; or cette opposition disparait dans la chaleur intérieure d'un coeur juif pour devenir l'invocation de Dieu comme "notre Dieu et le Dieu de nos pères" … Les voies du christianisme, qui lance endehors ses rayons et les ramène de nouveau dans l'unité, avait embrassé en elles le paganisme; dans le judaïsme, le paganisme reste totalement en arrière, totalement dehors ; la braise qui se consume au-dedans ne sait rien des ténèbres qui au-dehors environnent l'Étoile. Le sentiment juif a totalement enfoui la Création et la Révélation dans l'espace le plus intime existant entre Dieu et son peuple. (25)"

Et encore: "Au paganisme qui a été saisi dans les voies du christianisme, la Loi tourne le dos, elle ne le connaît pas et ne veut pas le connaître. (26)"

"Dans la mesure où il disperse ses rayons au-dehors, le christianisme court le risque de se volatiliser dans des rayons particuliers, très éloignés du noyau divin de la vérité. Le judaïsme qui se consume au-dedans court le risque de rassembler sa chaleur en son propre sein, loin de la réalité païenne du monde. Dans le christianisme, les dangers avaient nom : spiritualisation de Dieu, humanisation de l'homme, mondanisation de Dieu ; ici ils s'appellent dénégation du monde, mépris du monde, étouffement du monde. (27)"

C'est là, en effet, la différence la plus profonde entre l'homme juif et l'homme chrétien : car de soi ou du moins par sa naissance, le chrétien est… un païen, tandis que le juif est juif. "Aussi la voie du chrétien doit-elle être une voie d'extériorisation de soi, il doit toujours se détacher de son soi, se renoncer lui-même pour devenir chrétien. Au contraire, la vie du du juif ne doit justement le conduire hors de son Soi ; il doit s'enfoncer de plus en plus profondément dans sa vie propre ; plus il se trouve, et plus il se détourne du paganisme qu'il a au dehors et jamais au dedans comme le chrétien, plus aussi, il doit devenir juif par conséquent. Il naît certes juif, mais la "judaïcité" est une chose dont lui-même faire l'expérience au cours de sa vie. (28)"

"Le judaïsme attesté par l'"Ancien" Testament et l'attestant lui-même par sa propre vie, le judaïsme donc est l'unique noyau: ce centre incandescent alimente invisiblement les rayons qui deviennent visibles dans le christianisme et qui s'éparpillent pour entrer dans la nuit du pré-monde et du sous-monde du paganisme. (29)"

"Les dieux éternels du paganisme que nous évoquions et en qui le paganisme se survivra jusqu'à la fin éternelle, l'État et les arts, le premier étant l'idole des dieux objectifs, les seconds des dieux personnels, tout ceci est jeté dans les chaînes par le vrai Dieu… Dans la lutte pour le temps, l'État et l'art devraient s'épuiser mutuellement: l'État voudrait conjurer son cours et l'art voudrait s'exercer contre lui ; mais le combat est lui-même aplati dans la nature dominée par Dieu : dans l'éternité de la vie et de la voie, le monde et l'homme trouvent une place l'un à côté de l'autre; là ils sont envahis par Dieu sans être pour autant divinisés. (30)"

Pourtant un tournant est pris par Rosenzweig lorsqu'il prépare son cours prévus pour le troisième trimestre au Freie Jüdishe Lehrhaus. Le titre du cours est "Die Wissenschaft von der Welt" ("La Science du Monde"). Son but, c'est d'appliquer les catégories théologiques de l'Étoile de la Rédemption, en particulier la catégorie de la création à l'analyse des problèmes posés par le monde moderne. La notion d'une nature dialectique de la révélation qui culmine dans la définition de la révélation comme antireligion a été élaboré dans la courte période qui va du 26 mars au 22 avril 1922. Elle se découvre dans une lettre à Rudolf Hallo du 27 mars1922. Il y proclame que le judaïsme n'est ni une culture, ni une religion, et ajoute : "La révélation a seulement ce résultat: rendre ce monde à nouveau non religieux. (31)" La révélation biblique est distinguée de toute religion païenne non par une caractéristique spécifique mais par sa véritable essence. D'après Rosenzweig, toute expérience humaine est nécessairement profane, immanente au monde et non divine. Les cultures et les religions qui sont des produits de l'esprit humain sont radicalement opposés à la révélation biblique qui enseigne l'absolue transcendance de Dieu le créateur. D'où le paradoxe : le monde de la création doit être interprété comme une réalité purement profane, la création doit être identifié avec la nature, c'est ce qu'écrit Rosenzweig : "La révélation a rendu la nature à nouveau manifeste." Dans la dialectique entre culture et nature, la culture (i.e. religion) dénie la nature, et la révélation dénie la religion, rétablissant le monde dans son statut d'origine : "Partout la nature créée est devenue culture, la révélation a rendu la nature à nouveau manifeste. (32)"

Comme le souligne Stéphane Mosès, ce schéma est aux antipodes de celui qui est proposé par le Stern. Originellement le monde païen était un monde enchanté, quand la science arriva, elle désenchanta ce monde, finalement l'homme en diffusant la révélation au monde, amenait ce monde au sacré… Les trois stades de ce schéma dialectique semblent maintenant être avancé d'un cran : le saint païen n'est plus le premier stade de l'histoire de l'humanité ; la norme, le premier stade, est celui du monde créé en tant que pure nature, préalable à toute culture religieuse ; c'est ensuite que vient la religion, qui obscurcit et couvre de son ombre cette connexion immédiate avec la nature. Le rôle de la révélation ne serait pas de sacraliser le monde, mais à nouveau de le désacraliser.(33)

Dans son journal, daté du 4 mai 1922, Rosenzweig écrit : "Tant que l'homme ne connaît rien du tout de Dieu, tant qu'il se contente chacune de ses révélations comme elles lui surviennent, il n'a rien encore d'un païen. C'est seulement avec la théologie que le paganisme se montre réellement, c'est-à-dire lorsque l'homme commence à donner à ses expériences la forme de projections et de substantations. Alors, il se met à adorer les anges que Dieu lui a envoyé. Adventavit religio! A cela, il n'y a qu'un seul remède : Dieu lui-même doit se révéler (au lieu de lui révéler quelque chose) Il fournit ainsi à l'homme un but vers lequel dirigera ses projections et ses substantialisations, rendant du même coup toute "religion" impossible. (34)"

La première situation que la "religion" couvre de son ombre est celle d'un monde immédiatement significant. La signifiance immédiate est en effet celle d'une nature divine, mais précisément dans la mesure où elle précède toute culture, et toute religion, toute institution humaine. On retrouve là, la vieile idée de révélation naturelle, une situation originelle de l'humanité, avant qu'elle ne soit corrompue par la chute dans la réflexion et dans la culture, aurait directement perçue la nature comme manifestation de Dieu. Alors, la révélation biblique aurait comme fonction de délivrer le monde des religions, qui, comme un épais rideau, s'interpose entre Dieu et la nature, en restaurant la nature dan sa signification originelle.

Il se confronte ensuite à la thèse de Freud développée dan son Totem et Tabou. Ce qu'il retient de la thèse freudienne, c'est l'idée fondamentale d'après laquelle le totem, en langage biblique une idole, est un substitut : "L'expérience de la paternité serait une authentique révélation de Dieu, précisément parce que Dieu n'est pas "contenu" en elle. (Un père peut être le représentant de Dieu aussi longtemps que l'homme ne le nomme pas "Dieu"). Ce n'est que le "substitut du père", le totem, qui est adoration d'idole. Ce n'est que par rétrospection à partir de la révélation que l'idole apparait comme substitut de Dieu. En elle-même, dans son origine, elle est substitut de réalité Elle déforme la réalité à un tel point que Dieu ne peut plus envoyer ses messagers ; maintenant Dieu doit se révéler lui-même, il doit établir sa propre religion (qui est simplement une anti-religion) contre la religionitis de l'homme. (Le second commandement est aussi non-païen que le premier) (35)"

Ce qu'il retient de Freud, c'est que le symbolisme religieux s'interpose comme un rideau entre Dieu et le monde. Contre cette compréhension du rôle des symboles religieux, Rosenzweig pose une relation naturelle à la réalité du monde, qui, dans sa vivante immédiateté, a le caractère d'une authentique révélation. Le but du monothéisme biblique est d'éliminer le symbolisme projectif en vue de re-doter l'expérience naturelle avec un caractère spontanément divin.

La définition de la révélation comme anti-religieuse va à l'inverse de celle qui est énoncée dans l'Étoile de la Rédemption. Là, les rites et le symbolisme religieux du judaïsme et du christianisme étaient présentés comme le véritable organon de la révélation. Dans son journal, Rosenzweig semble avoir été sensible à l'ambiguïté fondamentale du symbolisme lui-même. Le symbole à la fois révèle et dissimule la réalité qu'il reflète, il rend l'objet manifeste tout en le cachant. Les symboles religieux ont précisément comme fonction de représenter la réalité spirituelle, mais en les re-présentant, ils les obscurcissent. Dans l'Étoile, Rosenzweig considère les symboles religieux dans leur transparence, comme des manifestations de la vérité. Dans son Journal de 1922, il met l'accent sur leur opacité. Pour Rosenzweig, ce qui rend la révélation juive anti-religieuse c'est peut-être précisément la conscience d'une ambiguïté, le fait que pour le monothéisme juif, Dieu est toujours au-delà des signes qui le manifestent.(36)

Ici on peut paradoxalement rapprocher à nouveau Rosenzweig d'Hermann Cohen concernant le culte des idoles, comme le montre ce passage : "L'opposition entre le Dieu unique et les dieux ne se limite pourtant pas à une différence arithmétique : elle s'exprime dans la distinction d'une idée invisible et une image tangible… Toute image a une copie, mais de quel archétype l'image de Dieu voudrait-elle être la copie ? Y a-t-il seulement un archétype de Dieu qui tienne dans une représentation ? Les images des dieux devaient nécessairement être des image d'autre chose à quoi elles conféraient la signification d'un Dieu. On voit ici réapparaître la contradiction entre le Dieu unique et tout être présumé. Les images des dieux ne peuvent pas être représentantes de Dieu, elles sont au contraire vouées à n'être que des images d'objets tirés de la nature.(37)"

Concluons avec un extrait de la lettre, qui exprime la quintessence de sa pensée, qu'il adressa à Martin Buber le 27 août1922 : "C'est ainsi que je l'entend avec le paganisme. Il est comme élément innocent, parce que inévitable. Il devient obstacle, réaction, adversaire s'il se constitue, il fonde un règne (Reich) propre; il devient véhicule, force, promesse, s'il entre dans le règne de Dieu."


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