Mutations d'une communauté
Fin du judaïsme ?
Roland Goetschel
paru dans INFORMATION JUIVE en1991

Roland Goetschel, militant communautaire connu, professeur de littérature juive post-biblique - chaire qu'a occupée le regretté professeur André Neher - à l'université de Strasbourg II, nous a adressé le texte suivant dans lequel il aborde un problème qui est aujourd'hui au centre de la préoccupation de beaucoup.

Le regretté Georges Friedmann a publié, il y a un quart de siècle, un petit livre intitulé Fin du peuple juif ? qui fit quelque bruit à son époque. On peut se demander s'il ne conviendrait pas d'écrire aujourd'hui un autre livre qui s'intitulerait cette fois : "Fin du judaïsme ?".

Amulette placée au-dessus du lit de la parturiente pour protéger l'accouchement - papier découpé, Allemagne vers 1850

Je vois d'ici certains de mes lecteurs frémir devant un questionnement aussi sacrilège. La communauté juive française a-t-elle jamais fait preuve d'autant de vitalité ? Numériquement, la première d'Europe occidentale, elle peut se targuer légitimement, après avoir pansé les plaies de l'après-guerre, et grâce à l'apport de sang frais provenant des communautés d'Afrique du nord transplantées en France, d'avoir édifié un réseau dense d'institutions : synagogues, centres communautaires, écoles juives de toutes sortes, et cela aussi bien à la suite d'initiatives individuelles ou associatives que par l'action persévérante d'organismes nationaux comme le Consistoire et le FSJU. Les activités culturelles ne semblent pas, non plus, mal se porter si l'on compulse la liste impressionnante des cercles d'études, des colloques en tout genre, des livres qui paraissent concernant les juifs et le judaïsme.

D'où vient alors que pour beaucoup, parmi lesquels je me range, un sentiment de malaise grandissant affleure devant l'état actuel des choses à l'intérieur de la communauté, état de choses qui ne se limite pas à notre pays, et qui se trouve encore exacerbé en Israël ?

TRADITION ET MODERNITE

La génération qui a reconstruit le judaïsme français dans l'après-guerre, sous l'impulsion du président Meiss, du grand rabbin Kaplan, de Robert Gamzon, d'André Neher, et de bien d'autres, avait conçu plus ou moins explicitement le projet d'une nouvelle communauté où chacun pouvait se retrouver. Ce projet se voulait à la fois solidement enté en son judaïsme par la redécouverte et l'étude des textes traditionnels : Bible, Talmud, mystique reformulés en dialogue avec le monde contemporain en toutes ses formes d'expression. L'Ecole d'Orsay, issue des E.I.F., avec à sa tête Léon Ashkenazi fut en son temps une des plus belles concrétisations de cet effort. On renouait là avec le Torah im Derekh Erets de Samson Raphaël Hirsch, autrement dit avec effort pour accorder tradition et modernité avec une différence fondamentale par rapport au coryphée de la néo-orthodoxie : le refus de constituer une Austritgemeinde, de faire scission à l'intérieur de la communauté. C'est cette même vision d'une communauté juive ouverte, consciente de ses valeurs et où chaque juif pourrait trouver sa place, qui était présente à l'esprit des directeurs des premières écoles juives implantées dans les années cinquante.

Comment les choses ont-elles évolué par la suite ?
Il nous semble que plusieurs facteurs ont joué de manière concomitante. En premier lieu, le départ en Israël à la suite de la guerre des six jours de beaucoup de responsables : rabbins, universitaires, dirigeants communautaires dont le départ a été une perte d'importance pour la communauté, même si ce déficit n'est pas apparu immédiatement comme tel. Le second facteur a été bien entendu l'arrivée massive de nos frères d'Afrique du nord avec leurs us et leurs coutumes. Le troisième facteur est sans nul doute la percée foudroyante opérée en France par un judaïsme de style ultra-orthodoxe. Il existait certes de tout temps en France un judaïsme qui s'intitulait lui-même "de stricte observance" dont le plus beau fleuron était la communauté parisienne de la rue Cadet aux destinées de laquelle présida le rabbin Elie Munk et qui se situait dans la mouvance de S.R. Hirsch. Cette communauté avait au demeurant des relations amicales avec le Consistoire ; un de ses membres éminents, Charles Gutwirth, siégea jusqu'à sa disparition, dans les instances consistoriales. Sous les auspices du grand rabbin Ernest Weill de Colmar, une yeshivah s'installait également à Aix-les-Bains où les élèves, à côté du Talmud, poursuivaient normalement le cycle des études secondaires et qui recrutait dans le milieu traditionaliste.

Les choses bougent à partir de la fin de la décade des années 60, surtout après 1967. Un certain nombre de jeunes formés d'abord en France dans les institutions précédentes ou dans les mouvements de jeunesse séjournent dans les yeshivoth ultra-orthodoxes de Gateshead, de Jérusalem ou de Bné Beraq et sont poussés par les responsables de ces bastions du judaïsme haredi à revenir en France pour y créer de nouvelles institutions conformes a l'idéologie de ce milieu : jardins d'enfants, écoles, yeshivoth, kolelim. Cette poussée connaît un grand succès. Mais celui-ci s'accompagnera d'effets pervers telle que la création de jardins d'enfants concurrentiels, le démantèlement des écoles juives existantes à partir du second cycle, la séparation des garçons et des filles... Bientôt d'ailleurs les professeurs d'enseignement juif et certains directeurs des anciennes écoles juives se recruteront majoritairement dans ce milieu. Le tout s'accompagne par un effacement progressif du prestige et de la fonction du Séminaire israélite de France au moment même où la communauté française ressent intensément le besoin de rabbins d'un troisième type au-delà du modèle Zadoc Kahn ou M. Liber (qui n'ont pas démérité loin de là) et du modèle bahour yechivah incapable de dialoguer avec des juifs dont un nombre grandissant a passé par l'enseignement supérieur.

LE RENOUVEAU DE LA SUPERSTITION

La dernière étape du processus se déroule actuellement sous nos yeux. La minorité haredi profitant de l'indifférence de beaucoup, de la passivité des autres, s'est emparée d'une bonne partie des leviers de commande de la communauté juive de France. Il ne nous semble pas que cette situation soit très saine et elle me paraît, à moyen et long terme, grosse de dangers pour le judaïsme et la communauté. Le monde haredi aussi dynamique qu'il soit ne représente qu'une minorité à l'intérieur de la communauté. Ce qui caractérise les juifs de France qui se sentent concernés par le judaïsme sans parler des indifférents qui constituent le plus grand nombre, c'est la diversité. Il existe aujourd'hui en France des juifs de toute obédience : religieux ou non-religieux, pratiquants ou non pratiquants, orthodoxes ou libéraux. Comment peut-on imposer sans violence, aux uns et aux autres, le choix d'une minorité aussi respectable qu'elle soit ? Ce qu'un groupe minoritaire a réalisé, un autre groupe minoritaire pourra le défaire demain en usant des mêmes procédés.

L'extrémisme de l'ultra-orthodoxie ne fait que nourrir celui de l'ultra-laïcisme et vice-versa. Ce que souhaite l'immense majorité des gens concernés n'enveloppe aucun mystère. Ils souhaitent à la fois un judaïsme authentique et convivial, mais qui ne coupe pas les juifs des autres et permette au juif d'occuper sa place dans la cité. Un judaïsme authentique, c'est un judaïsme où l'on étudie les grands textes du judaïsme, tous les grands textes de la tradition sans en oblitérer aucun. Non seulement la Mishnah et le Talmud, et dans le Talmud l'Aggada comme la Halakha, mais aussi la Bible et ses commentateurs anciens et modernes, la philosophie juive comme la mystique avec tous les autres fruits de notre verger. Bien entendu, une telle étude ne saurait se couper de la connaissance des mondes dans lesquels ont surgi tous ces écrits : comment prétendre comprendre quelque chose à la Bible en ignorant tout des cultures du Proche Orient ancien ? Comment lire Maïmonide sans parler d'Aristote, des piétistes rhénans sans mentionner les tarifs pénitentiels du monachisme chrétien médiéval ?

On aura compris qu'une véritable éducation et une véritable culture juive pour un juif de notre temps, de tous les temps, ne saurait se couper de l'acquis de toutes les sciences, qu'elles soient molles ou dures, en s'éclairant d'elles quitte à se confronter avec elles. Or c'est exactement l'inverse qui se produit. L'étude se réduit dans certains milieux le plus souvent à celle du Talmud dans une pure perspective juridique, triomphe de l'esprit analytique d'une subtilité admirable mais stérile. Lorsqu'une personnalité de l'envergure du rabbin Adin Steinsaltz qui a passé son existence à mettre le Talmud à la portée de tous et à diffuser avec amour et profondeur le message du Sinaï, se voit l'objet de tous les soupçons par les inquisiteurs au petit pied de l'intégrisme yérosolomitain fut-il francophone, il y a lieu de s'inquiéter. Lorsque dans certaines écoles juives, on demande au professeur d'histoire de s'abstenir de parler de préhistoire et que l'on écarte par pudibonderie des planches anatomiques de certains manuels de sciences naturelles, cela donne envie de hurler. Je ne pense pas que la foi et l'éthique juives aient beaucoup à gagner à de telles pratiques.

Le corollaire de cet obscurantisme, c'est la voie ouverte à toutes les régressions et particulièrement à un renouveau de la superstition au sein du judaïsme. Parler de superstition, c'est toucher à un sujet délicat. Le terme est en général polémique et désigne des croyances, des attitudes, des pratiques que soit les représentants en titre d'une certaine religion, soit, à d'autres époques, les philosophes (pensons au poids du terme à l'époque de l'Aufklärung) jugent contraires à la vraie religion. En un sens, le judaïsme en tant que monothéisme éthique est de fondation opposé à toutes les modalités de superstition, ainsi à l'époque biblique dans sa lutte contre l'idolâtrie et encore la magie. Mais, il est vrai également qu'au cours du temps, les rabbins ont toléré au niveau de la religion populaire bon nombre de pratiques et de croyances comme celles relatives aux démons, l'usage des amulettes et de toutes sortes de rituels magiques aux moments-clés de l'existence tels que la naissance, la circoncision, le mariage, la mort. Seuls quelques grands esprits, tels Maïmonide (voir le Guide des égarés ch. 111,46) ou Ibn-Ezra (dans son commentaire sur le traité Qedoshim) ont osé s'opposer de front à tout ce fatras.

Aujourd'hui, il apparaît qu'avec le repli sur soi prôné par d'aucuns, s'amorce également un retour à la superstition. Il est difficile d'entrer dans un restaurant kasher à Paris sans découvrir sur les murs le portrait de tel ou tel rabbi qui acquiert ainsi auprès des gens simples le statut d'un saint. En Israël, le fils de tel maître réputé pour son authentique charisme, n'a-t-il pas repris, si je puis m'exprimer ainsi, le fond de commerce de son père alors que rien, dans son savoir ni dans sa pratique, ne semblait le prédestiner à jouer ce rôle ? On a vu en France également telle ou telle figure faire le tour des communautés en se donnant toutes les attributions d'un rabbin thaumaturge sans que personne n'y trouve à redire. Il y a là une régression vers les formes les plus archaïques du religieux qui ne laissent pas d'inquiéter.

La balle est à présent dans le camp de la majorité silencieuse qui souhaite un judaïsme à la fois vivant et ouvert. Que faire alors dans l'immédiat ? D'abord soutenir des institutions dans lesquels se trouvent maintenu un espace pour la liberté de l'esprit. Ensuite, participer à la vie des instances communautaires pour qu'elles ne se trouvent pas monopolisées par une sensibilité quelle qu'elle soit. Enfin, réclamer un Séminaire de la qualité d'une Yechivah University. C'est en sachant dire haut et fort ce qu'ils pensent de la situation actuelle que les juifs de ce pays agiront en sorte que le judaïsme en France non seulement ne dépérisse pas mais devienne bientôt une lumière pour les nations.
Or la-Goyim, sinon à quoi bon !
R. G.

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