Une conférence d'Adolphe Franck à Lyon
Extrait des Archives Israélites, 1er janvier 1870
From the Income of the Bequest of Lee M. Friedman 93, Harvard College Library. Numérisé par Google Books


M. AD. FRANCK, A LYON.

Sollicité par la Société de l'enseignement professionnel, le célèbre professeur du Collège de France, l'honorable M. Ad. Franck, s'est rendu à Lyon, et a fait, dimanche 28 novembre, une conférence dans la salle de l'ancienne Bourse.
Le sujet annoncé était celui-ci :

LA CHARITE ENVERS SOI-MEME.

Cette salle, si vaste pourtant, ne l'était pas assez pour contenir tous ceux qui voulaient entendre le savant professeur, l'auteur érudit de la Kabbale.
A une heure, un auditoire nombreux et choisi attendait le professeur et le saluait par de sympathiques applaudissements, à son entrée.
C'est dans un langage élégant et accessible à toutes les intelligences qu'il a traité son sujet d'une manière vraiment remarquable.

Il a cité, tout en commençant et avec beaucoup d'à propos, ce texte du Lévétique (sic).

Aime ton prochain comme toi-même.
Et, suivant lui, la sagesse des nations affirme une vérité juste, en disant : charité bien ordonnée commence par soi-même.
Il a étudié la charité envers soi-même, au point de vue moral. L'homme à qui Dieu a donné l'intelligence, doit en profiter et la cultiver, il doit se perfectionner par l'étude, se rapprocher de son Créateur par le savoir et la science, et aussi par la bonté et l'urbanité. Il doit maîtriser ses passions. Et partant de là, il est arrivé aux devoirs du mari vis-à-vis de la compagne de sa vie et aux devoirs des parents envers leurs enfants dans la sainte et importante mission de l'éducation.

Qu'il était beau l'orateur, qu'il était éloquent et touchant à la fois, lorsqu'en parlant de la manière d'élever les enfants, il a avec un courage digne d'éloges, vertement tancé les familles qui croient prouver l'amour pour leurs enfants en flattant toutes leurs volontés, en tolérant tous leurs caprices, et les voient grandir ainsi sans les garantir contre les coups du sort.
Élevez-les  plutôt, s'est-il écrié, en les habituant un peu aux privations que l'homme, dans bien des circonstances, est obligé de s'imposer, et initiez-les aussi aux mille travers qui peuvent l'atteindre dans le cours de son existence.
Qu'ils apprennent de bonne heure à sentir, à comprendre le sort des malheureux et des déshérités de la fortune.

Et M. Franck a fait part à son auditoire d'un récit que lui fit un jour Joseph Karam.
Un Pacha, de je ne sais plus quel pays, avait un jeune fils qui était appelé à lui succéder plus tard dans le gouvernement de ses sujets. Un jour, il le fit déshabiller et lui ordonna de se coucher à plat ventre. Sur un signe, l'exécuteur des hautes œuvres entra et lui appliqua un certain nombre de coups de bâton sur la plante des pieds. C'est le genre de châtiment que le chef a coutume d'infliger, dans ce pays, à ses sujets, pour certains délits, et souvent par pur caprice.
Et remarquez bien, ajouta malicieusement et entre parenthèses le spirituel professeur, que ce n'est que dans ce pays-là que le gouvernement se permet quelque fois des caprices…
"Qu'elle faute ai-je donc commise ?" disait l'enfant à son père, surpris du châtiment qu'on venait de lui infliger sans rime ni raison.
"Aucune, répondit le père avec bonté ; mais je tenais à ce que tu sentisses toi-même les effects de ces traitements barbares et que tu n'en fisses usage, lorsque tu règneras, qu'à la dernière extrémité."

Il y avait là beaucoup de mères et de pères qui élèvent les petits garçons comme des gands bien au courant de la mode du jour, et les petites filles comme des poupées : petits messieurs et petites demoiselles arrogants et raides déjà à cet âge.
Quels hommes voulez-vous donc faire avec une éducation de ce genre, quelles femmes, mon Dieu, quelles mères, allez-vous former avec des petites filles, trop tôt initiées aux désastreuses et dangereuses exigences de la toilette et de la mode. Vous ne songez même pas, parents aveugles, que vous les rendez incapables de traverser avec honneur les grandes épreuves de la vie.

Adolphe Franck par Jules Bastien-Lepage 1878
Ah ! monsieur le professeur Franck, vous aurez accompli une bonne œuvre à Lyon, le 28 novembre, si vous êtes parvenu à convaincre, je ne dis pas tous, mais seulement quelques uns des pères et des mères qui vous ont écouté avec une si vive attention et vous ont applaudi comme vous méritiez de l'être.
Ils ne pratiquent pas la charité envers eux-mêmes les hommes égoïstes qui ne voient qu'eux dans le monde, qui ne pensent qu'à eux, qu'à satisfaire leurs désirs personnels, sans songer à leurs semblables, et pour qui la patrice est la place de la Bourse, et Dieu leur coffre-fort. Ceux là ne connaîtront jamais le bonheur que procure une noble action accomplie. A leur dernière heure, il est bien à craindre qu'aucune larme ne coulera sur leur lit de mort.
L'orateur n'a flatté personne, il n'a pas épargné l'Empereur de toutes les Russies qui se dit lui-même autocrate, sans se souvenir qu'il a à côté de lui une nation et au-dessus de lui un Dieu !

D'unanimes applaudissements ont prouvé à l'éminent professeur, combien ont été goûtées ses théories sur la charité envers soi-même.
Cette remarquable étude restera longtemps dans la mémoire de ceux qui ont eu la bonne fortune de l'entendre, et elle laissera certainement une vive et salutaire impression dans leur esprit.

Cela ressemblait trop à un sermon, disaient les uns ; on dirait une prédication, disaient les autres. Chicanes que tout cela. Sermon, Prédication ou Conférence, que  nous importe. Pourvu qu'on nous dise de bonnes choses, pourvu qu'on cherche à moraliser les masses et les grands du monde, pourvu qu'on cherche à élever l'âme et montrer la voie du devoir à ses contemporains, comme le fait M. Ad. Franck, nous saluerons toujours avec respect et admiration d'aussi belles paroles et l'homme éminent qui les dit si bien.

Le Salut public de Lyon, dans son numéro du 4 décembre, termine ainsi sa bienveillante et juste appréciation de cette conférence :
"C'était un spectacle consolant pour ceux qui s'intéressent au progrès de la raison publique, de voir un israélite comme M. Franck, un des représentants les plus éminents d'une religion jadis proscrite et persécutée, exposer éloquemment, devant un auditoire chrétien, les grands principes qui président au développement de la vie sociale, et éveiller un écho sympathique dans le cœur de chacun de ceux qui l'écoutaient. Ce seul fait ne prouve-t-il pas que les préjugés ont fait leur temps, que les haines sont éteintes, et que si le passé a eu parfois de mauvais jour, il est permis de mieux augurer de l'avenir."

Cette remarque est d'un homme généreux, d'un ami du progrès des temps modernes. Mais tout cela, pour nous, hommes de notre temps et de notre époque, nous paraît tout naturel et dans l'état normal des choses.
Plus de 20,000 électeurs de Paris viennent d'envoyer notre cher Crémieux au Corps Législatif, sans songer le moins du monde à sa religion ; ils n'ont vu que son grand talent, son grand caractère, ses services rendu à la démocratie et à l'humanité. Si la Gazette de France y a mêlé le nom de juif, que nous importe à nous, nous n'avons pas à nous occuper de ces gens du passé, nous sommes les hommes de l'avenir.
Toute une génération qui a admiré et applaudi les remarquables compositions, des chef-d'œuvres de Halevy et de Meyerbeer, ne s'est pas inquiété si ces grands génies étaient nés chrétiens ou juifs. Le talent et le génie n'ont ni religion ni patrie ; ils appartiennent au monde entier et le monde les admire.

Quoi qu'il en soit, on a remarqué qu'à cette conférence il n'y avait pas un seul prêtre ; mais nous y avons vu des pasteurs protestants, notre honorable Grand-Rabbin, quelques membres et M. le Président de notre Consistoire. Ils ont bien fait ; Rabbins et pasteurs ne peuvent que gagner à assister à une Conférence de ce genre, aussi bien dite que noblement pensée, et MM. du Consistoire israélite ont dû être fiers de voir que, s'il se glisse parfois dans les administrations du Culte, on ne sait ni comment ni pourquoi, quelques ignares et quelques nullités, elles comptent, par compensation, des hommes de mérite et quelquefois d'un talent hors ligne comme M. Ad. Franck.

ROSENFELD.
Lyon, décembre 1869


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