Adolphe Franck
de LIOCOURT
dans le contexte de la Lorraine du 19ème siècle
1810 - 1893
par Jean DALTROFF


Carte postale d’époque du village de Liocourt. (Collection Mairie de Liocourt)
Liocourt est un petit village situé dans le département de la Moselle et la région lorraine. Il fait partie du canton de Delme.
Cette localité de 143 habitants est située entre Metz et Nancy à 290 mètres d’altitude à proximité de Delme (4 km). La forme du village et le style de construction des maisons est un héritage du passé. C’est un village-rue avec une ou deux rues secondaires parallèles ou perpendiculaires se greffant sur l’axe principal. La rue principale a ses maisons basses en grès ou en calcaire et la couverture traditionnelle : toits peu inclinés couverts de tuiles romaines.
Ce village mentionné depuis 1219 était tenu en fief des comtes de Salm depuis 1436. Il dépendait du bailliage de Saint-Mihiel, fief mouvant de la baronnie de Viviers depuis 1573, et fief du comte de Salm à cause de sa baronnie de Viviers de 1596 à la Révolution française (1). Par décret du 27 janvier 1790, Liocourt se rattache au département de la Meurthe jusqu’à 1871. En 1871 suite au traité de Francfort, l’empire allemand intègre Liocourt au département de la Moselle qui le restera jusqu’à nos jours.

Mais dans quel contexte historique les Juifs et la famille d’Adolphe Franck se sont-ils installés à Liocourt ?
Quelles sont les particularités du parcours de jeunesse d’Adolphe Franck à Liocourt ?
Quelle est l’importance de l’instruction juive primaire en Lorraine dans le premier quart du 19ème siècle ?

Des développements à partir surtout de documents d’archives et de sources imprimées vont nous permettre d’apprécier la formation initiale d’Adolphe Franck de Liocourt dans le contexte de la Lorraine au début du 19ème siècle.

Liocourt dans le contexte de l’Histoire des Juifs de Lorraine

La présence des Juifs de Lorraine à la fin du 18ème siècle

La Lorraine fut en 1790, avant la Corse, l’avant-dernière province à être réunie à la nation française. Elle comprenait depuis des siècles une population juive comme l’atteste la vie passée à Metz de Rabbeinou Gershom. Gershom ben Yehouda de Mayence (vers 960, Metz-1028 Mayence) surnommé Méor ha Gola "luminaire de l’exil" fut en effet l’un des plus grands rabbins, talmudistes, légalistes et décisionnaires du monde juif. Metz était célèbre dans le monde ashkénaze pour le renom de ses savants de l’époque médiévale, les ‘Hokhmei gedolei Loter (rabbi Eliezer, rabbi David et rabbi Juda).

Au début du 13ème siècle, les Juifs de Metz privés de la protection de l’évêque disparaissent de la ville. La bataille de Nancy en 1477 est suivie de l’expulsion des Juifs du duché de Lorraine. C’est dans la seconde moitié du 16ème siècle que s’amorce un retour des Juifs en Lorraine. En 1552, Henri II transforme Metz en ville militaire. La présence de la plus importante garnison du royaume entraîne des besoins en argent, en chevaux et en fourrage que les Juifs apparaissent à même de satisfaire. Dès le début du 17ème siècle se forme à Metz une communauté juive avec une synagogue et un cimetière. Cette communauté regroupée dans le quartier de Saint-Ferroy connaît une importante croissance dans la première moitié du 18ème siècle pour atteindre 8,5% du total de la population de la ville en 1739.

En fait, dans la région lorraine, Metz fait figure d’exception. Cette ville accueille des rabbins illustres comme Arié Loeb ben Asher né en Lituanie, appelé le "Schaagath Arye" en poste à Metz en 1765 en provenance de Francfort jusqu’à 1785. Son école talmudique est l’une des plus réputée du royaume et forme de nombreux élèves. C’est aussi à cette époque qu’a lieu la création d’une imprimerie hébraïque par Moïse May. C’est aussi à Metz qu’un premier journal est imprimé en yiddisch, la Zeitung, de 1789 à 1790. Cela confirme la vitalité intellectuelle de la communauté de Metz à la veille de l’émancipation des Juifs de France (2).

Le 18ème siècle voit l’officialisation de la présence juive dans la région. Dans la province des Trois-Évêchés, les Juifs sont tolérés à partir de 1718. Pour la Généralité de Metz, on dénombre 49 implantations légales en 1785. Dans le duché de Lorraine, le nombre des ménages est porté en 1733 par la régente Elisabeth à 180, répartis en 52 localités et après le rattachement du duché de Lorraine à la France en 1766, des Juifs s’établissent en nombre par des dérogations individuelles.

À la fin de l’Ancien Régime, environ 40 000 Juifs résident dans un royaume de 26 millions d’habitants formant un agrégat de "nations" (3). Il y a environ 20 000 Juifs en Alsace, près de 7000 Juifs en Lorraine, 3000 dans les communautés espagnoles et portugaises du sud-ouest, 2 000 dans la province d’Avignon et du Comtat venaissin et 500 Juifs à Paris.

En Lorraine, à la veille de la Révolution française, on compte 90 familles à Nancy et une trentaine de familles à Lunéville. À Metz, on comptabilise 2223 personnes sur 33 595 âmes soit 6,2 % de la population de la ville. C’est la dispersion et la faiblesse numériques qui caractérisent ce judaïsme lorrain, Metz excepté. On les trouve dans le Pays messin (Vantoux, Ennery etc.), dans la partie germanophone de l’ancien duché (Boulay, Puttelange, Frauenberg), dans le comté de Créhange (Créhange, Pontpierre). La plupart des communautés comptent seulement une dizaine de familles comme celles de Delme voir moins : six à Liocourt et cinq à Donnelay (4).

Les Juifs de Liocourt avant la Révolution Française et au début du 19ème siècle
Intéressons-nous maintenant à la famille d’Adolphe Franck et au personnage en lui-même.

Adolphe Franck et sa famille au début du XIX siècle à Liocourt
  1. Les ancêtres d’Adolphe Franck
    L’ancêtre d’Adolphe Franck, son arrière grand-père, se nommait Abraham Franck originaire d’Allemagne. Il s’est marié à Metz en 1731 à Olick Hesse, fille de Samuel Hesse demeurant à Metz et de Guitteles Halphen et s’installe ensuite à Liocourt. Sa signature en hébreu finit par les mots "Sofer stam" (= scribe) (12). C’est donc déjà, un homme cultivé qui avait un savoir. Il avait pour fonction de produire des articles de culte à partir d’écrits saints sur parchemin : Séfer-Torah, tefillin et mezouzoth.
    Le grand-père d’Adolphe Franck, Samuel Franck, marchand né en 1741 et est décédé le 9 juillet 1819 à Liocourt. Il figure sur une liste de citoyens de 1807 comme s’étant installé dans le village de Liocourt en1742 (13). Une description du 20 janvier 1794 nous révèle un personnage âgé de 52 ans, "mesurant 5 pieds et 3 pouces (1m60), cheveux et sourcils châtain, barbe grise, nez grand, yeux bruns et visage oval" (sic) (14).
    Sa grand-mère paternelle se prénommait Marie Daltrophe née en 1747 est morte le 30 juillet 1804 à Liocourt sous le prénom de Marion (15). Son grand-père maternel s’appelait Samuel Francfort né en 1756, marchand de chevaux et décédé à Liocourt le 12 juin 1828 et sa grand-mère maternelle s’appelait Sara Daltrophe, née en 1760 et décédée à Liocourt le 2 mai 1817.

  2. Acte de naissance d’Adolphe Franck :
    ADM, Registre des naissances 1810 Liocourt, 5MI 412/1.

    Les parents d’Adolphe Franck
    Son père n’était autre que Salomon Franck né à Liocourt le 3 juin 1781. Voici la description qui nous en est faite le 19 janvier 1794 (16) : "cheveux et sourcils noirs, yeux jaunâtres, visage oval". En 1801, Salomon Franck est marchand de tissus (velours sur coton, toile, mousseline) qu’il fait venir de Metz (17). Il est marchand épicier en 1808. Il apparaît comme négociant en 1812 dans une vente de pré à un cultivateur sur le ban du village (18). Il est conseiller municipal de Liocourt pendant plus de vingt-cinq ans et figure à 65 ans sur la liste des notables israélites de la circonscription de Nancy en 1844 (19). Il meurt le 15 novembre 1850 à Liocourt.
    L’épouse de Salomon Franck, Catherine Francfort voit le jour à Liocourt le 24 juin 1781 et décède dans la même localité le 21 mars 1835.
    Salomon Franck a eu au moins deux frères dont Cerf Franck, marchand qui épousa en 1806 Brunette Fribourg de Denting (20) et décédé le 2 septembre 1817 à Liocourt à l’âge de 40 ans et Joseph Franck époux de Catherine Vormus (21).
    Les parents d’Adolphe Franck se sont mariés à Nancy le 20 décembre 1798 (22). Ils étaient très jeunes puisque les mariés avaient tous les deux 17 ans. L’acte stipule que "Sont comparus pour contracter mariage Salomon Franc, âgé de dix-sept ans, né à Liocourt le 3 juin 1781, marchand domicilié à Liocourt, canton de Delme, département de la Meurthe, fils de Samuel Franc, marchand boucher domicilié à Liocourt et de Marie Daltroph. D’autre part, Catherine Francfort, âgé de dix-sept ans, née à Liocourt le 24 juin 1781, domicilié à Nancy, rue de la Constitution, fille de Samuel Francfort, marchand de chevaux et de Sara Daltroph, lesquels futurs conjoints étaient accompagnés de Samuel Franc, âgé de cinquante-sept ans, marchand boucher, père au futur marié. Samuel Francfort, âgé de quarante-deux ans, père de la future mariée et tous deux domiciliés à Liocourt. Samuel Franc et Samuel Francfort ont déclaré à hautes voix consentir aux mariages de leurs enfants mineurs. Salomon Franc et Catherine Francfort ont été déclarés à hautes voix se prendre mutuellement pour époux." (23)

  3. Les frères et sœurs et la naissance d’Adolphe Franck
    Adolphe Franck est issu d’une famille modeste de huit enfants. Il a quatre frères et trois sœurs :
    Adèle Franck est née le 8 novembre1800 à Liocourt.
    Gabriel, voit le jour 21 juin 180 et décède en 1819 à Liocourt à l’âge de 17 ans.
    Minette est née le 1er mai 1808 à Liocourt.
    Quant à Isidore et Jérôme, ils naissent le 9 juin 1815 à Liocourt. On retrouve Isidore Franck avec la fonction de conseiller municipal et secrétaire de mairie depuis le 5 novembre 1843 (24). Il fut le président de la communauté de Liocourt durant de nombreuses années et habitait à Paris (Grenelle) en 1867 (25).
    Amélie voit le jour le 2 novembre 1816 à Liocourt
    Et enfin Benjamin est né en 1822 à Liocourt et meurt en 1830 à Liocourt à l’âge de 8 ans.

    Adolphe Franck est donc né à Liocourt (Meurthe) le 1er décembre 1810. La date du 9 octobre 1809 comme indiqué dans toutes les biographies consacrées à ce personnage est erronée (26). L’acte de naissance précise que "Vers les onze heures du soir, devant l’adjoint délégué au Maire de la commune, chargé de l’état-civil de Liocourt, sont comparus Salomon Franck, marchand épicier demeurant à Liocourt, lequel nous a présenté un enfant de sexe masculin né le 1er décembre 1810 de lui et de Catherine Francfort, son épouse. Il a déclaré vouloir donner le prénom d’Adolphe déclarations faites en présence du grand père maternel et de l’oncle maternel" (27).

Adolphe Franck épousa Pauline Bernard (née en 1808) en 1839 (28). Le couple a eu trois enfants, à notre connaissance :
Jules-Emmanuel Franck né le 7 octobre 1843 à Paris 8ème. Il fit une carrière de secrétaire général de diverses préfectures, de sous-préfet de Vervins (Aisne) et devint même préfet des Basses Alpes du 10 au 28 novembre 1870 (29).
Amélie mariée le 17 mai 1866 à Charles Hayem.
Marguerite (30).

Notre troisième partie va évoquer sa formation initiale dans le contexte de l’enseignement juif en Lorraine.

La formation initiale d’Adolphe Franck à la lueur de l’enseignement juif en Lorraine dans le premier quart du 19ème siècle

La formation initiale d’Adolphe Franck

Deux faits sont fondamentaux dans la formation initiale d’Adolphe Franck :

Les biographies établissent qu’Adolphe Franck aurait été élève de l’ "école rabbinique" d’Alaincourt. Il s’agit sans doute d’une erreur car il n’est fait état d’aucune présence juive à Alaincourt en 1808. Le nom Alaincourt mal compris ou mal orthographié correspondrait à Liocourt où il y avait un instituteur pour les Juifs qui, on va le voir, a sans doute joué un grand rôle dans la formation initiale d’Adolphe Franck.

En règle générale, le rapport à l’instruction juive était variable d’une communauté juive rurale de Meurthe à l’autre. Le rapport du sous-préfet J. Noël de l’arrondissement de Château-Salins, au préfet de la Meurthe en date de mai 1806, souligne que la population de l’arrondissement de Château-Salins s’élève à 78 familles pour un total de 400 individus. Ce rapport établit aussi que les Juifs de l’arrondissement n’avaient pas de synagogues organisées n’ayant ni de rabbin ni de ministre-officiant. Ils organisent leur culte dans des oratoires car ils ne sont pas assez nombreux et pas assez riches. À Liocourt, Chambrey, Dieuze, Vergaville et Maizières-les-Vic beaucoup d’enfants, juifs vont à l’école de la commune. À Delme, Donnelay, Vic et Château-Salins, ils ont des maîtres d’école, ils envoient encore quelques garçons dans les écoles publiques.
Il souligne encore que

"les Israélites scrupuleux répugnent de les y envoyer, car nos écoles sont plutôt des écoles catholiques que des écoles publiques. À l’entrée et à la sortie, on y fait des prières suivant la religion romaine, on y enseigne le catéchisme de la même religion, les livres avec lesquels on enseigne à lire sont de la même religion ; les juifs, les anabaptistes, les luthériens, les calvinistes, sont repoussés de nos écoles. L’éducation des enfants juifs est aujourd’hui un peu mieux soignée que du passé ; si les juifs sont encouragés, si leur religion est assimilée aux autres, si les ministres du culte romain travaillent à détruire les préjugés du peuple contre cette malheureuse nation, ainsi que la charité chrétienne et la philosophie le veulent, elle serait bientôt régénérée (32)."
Le témoignage du sous-préfet de Château-Salins révèle une ouverture généreuse pour la conduite des Juifs dans leur vie privée avec notamment des encouragements dans leur rapport à l’éducation.

En 1808, Château-Salins avec 52 juifs n’avait pas d’instituteur juif alors que Blâmont avec 54 juifs en avait un, Oury Birier et un chantre, Gotschot Coblentz. Delme avec une communauté juive de 105 personnes soit 20 % des habitants du village n’avaient pas d’instituteur mais avait eu un chantre en 1793 Simon Nathan fils d’un négociant originaire de Prague. Il assurait les prières quotidiennes et vraisemblablement les rudiments de l’instruction juive (33). Dieuze, avec une population juive de 57 habitants pouvait se permettre d’entretenir un instituteur hébraïque Aron Lévy depuis 1782 et Donnelay avec 74 Juifs avaient deux précepteurs à sa disposition et un maire juif Lazare Lévy depuis l’an VIII (34).

À Liocourt, l’instituteur se prénommait Moïse Créhange. En 1808, il est nommé par l’administration de la communauté ministre officiant à Liocourt (35). Il s’est marié à Liocourt en mars 1813. Il est né à Vantoux le 23 septembre 1785 et avait comme père Simon Créhange marchand boucher au Pontiffroy habitant Metz et Anne Créhange. Il épouse Nanette Daltrophe, née à Château-Salins le 10 janvier 1790 et habitant à Nancy, fille de Louis Daltrophe marchand de bestiaux à Château-Salins et d’Odile Veil. L’acte relève que Moïse Créhange est "instituteur israélite à Liocourt depuis de nombreuses années" (36).

Adolphe Franck a sans doute appris à ses côtés les bases de l’instruction juive et peut-être à l’école communale du village les rudiments de la lecture, de l’écriture. Il a sans doute fréquenté la maison particulière qui fait office de synagogue dans le village. À l’instar d’Alexandre Weill qu’il cite dans son livre Philosophie et religion, paru en 1867,

"Selon l’usage qui règne aujourd’hui dans la plupart de nos campagnes, il (Alexandre Weill) n’étudiait que pendant l’hiver. Pendant toute la durée de la belle saison, Alexandre courait les champs à pied ou à cheval, passait les nuits dans la forêt voisine à garder les chevaux et les vaches de son père marchand de bestiaux. Il s’exerçait au pugilat avec ses compagnons, plus souvent battu que battant, parce qu’il se voyait habituellement seul contre tous" (37).
Son enfance a sans doute baigné dans cette atmosphère. Son père était marchand épicier, en contact avec la ville de Metz pour son commerce, son grand père maternel marchand de chevaux et l’un de ses oncles, marchand de bestiaux (38).

En 1831, la Préfecture autorise la communauté à installer une maison de prière dans un local qu’elle a acquis rue Haute. L’ancien local étant devenu trop petit pour ses 88 membres (39). La synagogue (9m de long sur 8m60 de large) est reconstruite vers 1840. Elle a subi des réparations en 1855. Une souscription faite par douze juifs de Liocourt dont Isidore Franck, l’un de ses frères a permis de réunir la somme de 104 francs pour "les frais de réparation de la synagogue" (40). Cet édifice a été aliéné en 1914. Il est encore visible au centre de Liocourt rue des Vignes et utilisée comme dépôt (41).

Il fait ensuite des études hébraïques préparatoires à Nancy auprès de Marchand Ennery. Celui-ci n’était pas un inconnu. Il est né à Nancy vers 1792 et suit les cours du grand rabbin Baruch Gugenheim. Pendant quelques années, il habite Mayence fréquentant l’école du rabbin Hirtz Scheuer et devient rabbin en 1811, titre confirmé par le Consistoire central en 1827. Il est d’abord précepteur dans des familles bourgeoises de Paris, puis assume la direction de l’école primaire israélite de Nancy à partir de 1819 tout en dispensant des cours de religion. Il publie à Nancy en 1827 un Dictionnaire hébreu-francais qui fera autorité. Il allait devenir grand rabbin de Paris en 1830 et grand rabbin du Consistoire central de 1846 à son décès en 1852 (42).

Le jeune Adolphe Franck fréquente cette école et cultive l’hébreu et le Talmud avec ardeur et poursuit par ailleurs sa formation profane. Destiné à la carrière rabbinique par pure piété filiale, dès l’âge de 14 ans en 1824, - c’était souvent la seule voie d’ascension sociale pour les enfants des familles les plus pauvres - il échoue à un concours pour rentrer à l’Ecole centrale rabbinique de Metz (43). Cette école fondée le 21 août 1829 était la continuatrice de l’ancienne yeshiva de Metz. Elle fut fermée durant la Terreur et rouverte par la communauté en 1821. Le Consistoire central la transforma en 1827 en "école centrale de théologie" habilitée à dispenser un diplôme rabbinique national. Pour être admis à l’école, il fallait entre autres alors être français, âgé de 18 ans, être porteur d’un certificat de bonne conduite, connaître la langue française, avoir des notions d’arithmétique, d’histoire géographie, posséder des principes de la langue hébraïque et être en état d’expliquer un texte du Talmud (44). Les études duraient cinq ans et se divisaient en études sacrées et profanes.

Cela situait le niveau qu’avait dû avoir Adolphe Franck au moment de s’inscrire au concours de l’école rabbinique de Metz. Le vainqueur est Salomon Ulmann de Saverne qui va obtenir la bourse et entrer à l’Ecole rabbinique de Metz en 1830 et devenir plus tard grand rabbin de Nancy et grand rabbin du Consistoire central à partir de 1853 (45).

C’est le tournant de l'itinéraire d'Adolphe Franck : il songe alors à la médecine avant de s’orienter définitivement vers la philosophie. Ayant achevé la classe de philosophie du Collège royal de Nancy, il étudie la philosophie, le droit et la littérature à l’Université de Toulouse où il défend en 1832 sa thèse de doctorat de lettres. La même année à l’âge de vingt-deux ans, il est reçu premier au concours de l’agrégation de philosophie.

À partir des ces deux données, posons-nous la question de l’enseignement primaire juif en Lorraine au début du 19ème siècle.

L’instruction des enfants depuis la Révolution française à 1820

La première législation destinée à permettre à tous les enfants de recevoir une instruction date de la Révolution française. Jusque-là, l’instruction des enfants relevait du choix des familles, qui pouvaient soit s’en charger directement en engageant des précepteurs, soit recourir aux institutions enseignantes dépendant des municipalités, de l’Eglise ou de maîtres de pension, soit s’en passer totalement (46).

Avec la Révolution française, on ambitionne de former un homme nouveau, car le peuple n’est plus désormais formé de sujets mais de citoyens. Le rôle de l’Etat dans l’éducation s’en trouve renforcé. Il doit devenir éducateur lui-même pour former l’homme "régénéré" de la société nouvelle. Mais l’Etat, faute de moyens, renoncera à prendre à sa charge l’instruction élémentaire : la loi du 25 octobre 1795, votée après la chute de la Montagne, la confie aux départements, ce qui revient à l’abandonner.

L’ordonnance du 29 février 1816 déclare que les communes sont tenues d’entretenir une école, mais l’Etat n’a alors aucun moyen de veiller au respect de cette obligation. Les écoles fondées à cette époque le sont par des initiatives privées prises soit par des congrégations religieuses soit par la fraction des classes dirigeantes qui participe au mouvement philanthropique. Favorables aux progrès, sous toutes ses formes, technique, scientifique et industriel aussi bien que social, les philanthropes pensent que l’instruction du peuple est nécessaire au développement national et ils patronnent un mode d’enseignement économique venu d’Angleterre le mode "mutuel". Ainsi à Metz, une Société pour l’Encouragement de l’instruction élémentaire fut fondée en 1818. Elle organisa une école mutuelle qui groupa vite 350 garçons. Elle permit au public d’assister aux leçons. Un cours normal fut créé pour 70 instituteurs et la société groupa bientôt 200 membres derrière le préfet, l’évêque et le Maire Monsieur de Turmel (47).

Parallèlement apparaissent les premières écoles normales d’instituteurs, sur le modèle allemand dans l’Est de la France. La loi Guizot du 28 juin 1833 systématise ces initiatives en imposant la fondation d’une école primaire de garçons par commune et d’une école normale de garçons par département et en renforçant les connaissances exigées pour l’obtention du brevet de capacité des instituteurs. Qu’en est-il de l’enseignement juif dans les écoles primaires en Lorraine ?

L’enseignement juif dans les écoles primaires en Lorraine

Berr Isaac Berr
À la suite de l’Emancipation des Juifs de France en 1791, il devient nécessaire d’organiser l’instruction laissée aux soins des précepteurs, d’instituteurs non-brevetés, des rabbins et des ministres officiants à l’image de Niedervisse, village à 30 kilomètres de Metz et à six kilomètres de Boulay. Cette communauté avait depuis 1793 un maître d’école et instructeur des enfants juifs, salarié par cette communauté juive, Isaac Isaac. Samuel Mayer "chantre de la synagogue et instructeur de la langue hébraïque" lui succède et reste à son poste de 1794 à 1811. L’instruction marque un retard dans les campagnes de Lorraine par rapport à ce qu’elle est à Metz ou à Nancy ou en Alsace (48).

En 1806 Berr Isaac Berr déplore l’absence totale d’instruction de la plupart des chefs de famille des bourgs ou des villages, du fait de la désorganisation du culte et de la disparition de l’enseignement traditionnel depuis la Révolution. Dans les communautés rurales, les jeunes juifs ne reçoivent jusqu’en 1830 pas d’autre enseignement que celui d’une école élémentaire traditionnelle (‘Heder) avec des rudiments du judaïsme et de l’hébreu, d’écriture et de calcul indispensable au commerce.

L’ordonnance royale du 29 février 1816 engage les communes à fonder une école là où il n’en existe pas. Elle est complétée par une décision relative aux écoles primaires du culte israélite du 18 mai 1816 où les frais ne sont pas pris en charge par la commune malgré une intervention du Consistoire central (49). Dès le 10 août 1819, le Consistoire central adresse aux consistoires départementaux des instructions suivantes :

"Que des écoles primaires s’ouvrent dans toutes les communes où il réside un nombre suffisant d’israélites. Que les enfants des parents indigents soient gratuitement instruits, qu’on inspire de bonne heure à ces enfants le goût et l’amour des arts des métiers et des professions utiles."

On le voit donc, les consistoires se voient attribuer la création et le contrôle des écoles primaires. Alors que les écoles hébraïques perdurent dans les petites localités rurales, la circonscription de Metz est la première de France à créer une école primaire israélite d’enseignement mutuel en 1818. Plusieurs écoles primaires sont fondées : Thionville, Sarreguemines et Nancy en 1819 avec à sa tête Marchand Ennery (50). En Alsace, l’école primaire israélite de garçons de Strasbourg ouvre ses portes en août 1820 en même temps qu’une école professionnelle, l’Ecole des arts et métiers. Après trois ans d’ouverture, elle a déjà 70 élèves. L’Ecole des Arts et Métiers à Metz date de 1824.

Progressivement, grâce à l’action des consistoires, des écoles primaires confessionnelles sont mises en place à l’exemple de celle de Metz, mais leur nombre reste limité par rapport au grand nombre des communautés dont la dispersion rend la scolarisation de tous les enfants difficiles. La loi Guizot oblige les communes à créer à entretenir une école primaire, tandis que chaque chef-lieu de département accueillera une école normale d’instituteurs. Le ministre de l’Instruction publique pourra, après avoir entendu le conseil municipal, autoriser à titre d’écoles communales des écoles plus particulièrement affectées à l’un des cultes reconnus par l’Etat. Les Consistoires sont en droit de demander la communalisation des écoles israélites qui bénéficieront de subventions municipales mais aussi des astreintes nouvelles : le contrôle des programmes et le recrutement des maîtres.

Il y avait, au mois de septembre 1833, une cinquantaine d’écoles juives dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, de la Moselle et de la Meurthe. Il existait deux grandes catégories d’écoles :
- Les clandestines comme à Nelling, et Montenach en Lorraine
- Les écoles primaires juives réglementaires comme Metz avec 110 élèves, Strasbourg avec 90 élèves, Haguenau, (83 élèves), Saint-Avold, Hellimer, Boulay, Courcelles, Forbach, Bouzonville, Sarreguemines, Thionville (51).
Les parents devaient payer des écolages qui servaient même dans les communes où des subventions étaient versées pour compléter le revenu du personnel. Le principe confessionnel de l’école était assez bien observé sauf exception : Les matières enseignées variaient d’une école à l’autre allant de quelques notions de lecture et d’écriture à toute la gamme des possibilités. À Strasbourg, on y enseignait les lectures française, allemande, et hébraïque, les principes de grammaire, la religion, l’arithmétique, la géographie et le dessin linéaire.

Dans les communautés non pourvues d’écoles israélites, l’habitude fut prise, probablement surtout à partir de la Monarchie de Juillet, d’envoyer les enfants à l’école communale, l’officiant du lieu ou un instituteur hébraïque donnant en complément l’enseignement religieux et les rudiments d’hébreu. Dans les nombreux villages de Lorraine, dépourvus d’école confessionnelle comme à Liocourt, les enfants juifs vont aux mêmes écoles que les autres enfants.

Nous pouvons dire que les étapes de la scolarisation et dans une moindre mesure de l’apprentissage des métiers (les deux éléments du programme "régénérateur") des consistoires ont été rapides surtout à partir de la Monarchie de Juillet qui les favorisa par des subventions publiques. L’éclosion hors de pair du talent du philosophe Adolphe Franck (52) a été le fruit original d’un rapport mixte à l’instruction :
- Celui d’un village avec un instituteur hébraïque complétant l’instruction communale
- Celui de l’école primaire israélite de Nancy complétée par un enseignement public qui devait normalement aboutir à l’Ecole centrale rabbinique de Metz.
Sa réussite dans le domaine littéraire peut se comparer au poète et éditeur Moïse Alcan, né en 1817, fils d’un magasinier des fourrages de Verdun et petit-fils d’un instituteur et mort à Metz en 1869. Il est le père de l’éditeur parisien Félix Alcan (53).

Que de chemin parcouru au moment où en octobre 1841 dans la longue et sombre classe de philosophie du lycée alors collège Charlemagne, le professeur Franck monta en chaire, vêtu de la robe, coiffé de la toque. Il avait 31 ans avec un corps émacié, un fin visage, anguleux et pâle, avec une voix très nette, mais grêle et légèrement voilée, acérée pourtant et pénétrante comme une lame. Il avait selon son élève Eugène Manuel et je cite :

"Une force de la vérité et la vertu communicative du maître en dehors même de tout dogme positif et un esprit très libre (54). De ce premier enseignement, date une croyance philosophique, très persistante en moi, à l’existence de Dieu, à la spiritualité et à la permanence de l’âme, à la liberté de l’homme, au progrès continu par l’idée du juste et du bien que nous partagions ensemble bien des années après" (55).
Cet hommage rendu par Eugène Manuel à son maître, montre à quel point sa formation à Liocourt et à Nancy lui ont sans doute permis de se forger, une force de caractère et une réflexion partagées entre l’ébranlement des idées nouvelles favorisées par la proximité de l’Allemagne et l’attachement à une tradition qui reposait sur une solide érudition qui va le suivre tout au long de sa vie et de son œuvre.

Repères chronologiques
  • 1731 : Mariage à Metz d’Abraham Franck et de Ollick Hesse, les arrières-grands parents d‘Adolphe Franck
  • 1742 : Installation de Samuel Franck, grand-père d’Adolphe Franck à Liocourt
  • 20 décembre 1798 : Mariage à Nancy des parents d’Adolphe, Salomon Franck et Catherine Francfort
  • Recensement de 1808 : la communauté juive de Liocourt compte 14 familles soit 65 Juifs, 19 % des habitants de la localité
  • 1er décembre 1810 : Naissance d’Adolphe Franck à Liocourt
  • 1813 : Mariage de Moïse Créhange, instituteur israélite de Liocourt qui va instruire en matières juives le jeune Adolphe Franck jusqu’à 1820 environ.
  • 1824 : Adolphe Franck fréquente l’école israélite de Nancy dirigée par Marchand Ennery
  • 1829 : Adolphe Franck échoue au concours d’entrée de l’Ecole rabbinique de Metz
  • 1832 : Adolphe Franck est reçu premier au concours d’agrégation de philosophie et obtient son doctorat ès lettres

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