Colonel Emile MAYER
Stratège et Mentor de Charles de Gaulle
1851 - 1938
par Charles REICH


Emile Mayer est né à Nancy dans une famille lorraine d’origine allemande ; son grand-père était né à Francfort et sa grand-mère à Stuttgart. Son père Chailly Moise est l’un des premiers juifs reçus à Polytechnique en 1837 et prend le nom de Mayer en 1854 (1). Sa mère Flora Goudchaux, issue d’une vieille famille lorraine,est la nièce de Michel Goudchaux, qui fut ministre des finances sous la IIème République.
Comme une grande partie de la bourgeoisie juive nancéienne en ce début du 19ème siècle, il reçoit une éducation laïque assez proche de l’assimilation .
Il se définira, comme nombre de ses coreligionnaires de son époque, comme "un français israélite".

Une carrière militaire non conventionnelle.

Comme son père qui avait été reçu premier au concours, il entre à Polytechnique en 1871, toutefois il est reçu 148ème sur 150 admis. Dans sa promotion, le futur maréchal Foch est quant à lui reçu 78éme .
A la sortie de l'Ecole, il suit un apprentissage d’officier d’artillerie (2). Il est déçu par la médiocrité des professeurs et de leurs lacunes : ils n’enseignent que les batailles de Louis XIV ou de Napoléon et refusent d’étudier les batailles plus récentes comme la Guerre de 1870-1871 (3).
Il est promu capitaine en 1879 ; il le restera pendant vingt ans. Il commence à publier des articles dans des revues consacrées à la défense nationale, notamment sur les capacités de l’artillerie française.
Ses vues originales sur ces sujets ne sont guère appréciées par les milieux militaires ; de ce fait, il est contraint de faire publier certains de ses articles dans des revues spécialisées suisses (4).
Il est d’avis que les guerres du futur seront des guerres d’immobilité ou les troupes devront s’établir dans des tranchées. Ces anticipations seront très mal accueillies par l’establishment militaire ; il attendra très longtemps , avant de pouvoir bénéficier d’une promotion.
Il publiera en 1902 un article démontrant ses intuitions dans la Revue militaire suisse, texte passé à l’époque totalement inaperçu.Toutefois ,en pleine guerre de 14-18, le journal Le Temps le sort de son oubli en 1915, ce qui lui vaut une soudaine et rapide renommée.
Au gré des changements d’affectation, durant toute cette période, il ressent profondément sa"placardisation" : ses supérieurs ont le sentiment qu’il tient avant tout à se faire remarquer pour son originalité, sans jamais s’interroger sur la validité de ses idées iconoclastes.

L’affaire Dreyfus.

L’éclatement de l’affaire Dreyfus constitue une étape supplémentaire de son "ostracisation" par ses supérieurs.
Dans un premier temps, au début de "l’Affaire", il semble partager l’opinion générale concernant la culpabilité du capitaine Dreyfus : il est persuadé qu’un conseil de guerre composé de six officiers ne peut pas condamner sans preuves (5).
L’éclatement quelques années plus tard de l’affaire du "Bordereau" a pour effet de faire vaciller sa conviction quant à la culpabilité du Capitaine. Il réagit au début de ce retournement de situation avec une certaine prudence, car tout ne lui paraît pas entièrement clair dans cette affaire. En 1898, le suicide du commandant Henry, l’auteur des faux accusant Dreyfus, le fait basculer de façon définitive dans le camp des "dreyfusards".
La publication sous un pseudonyme quelques mois plus tard d’un article critique sur les méthodes peu scientifiques de l’armée française, entraîne une enquête interne à l’armée. On découvre qu’il en est bien l’auteur , ce qui entraîne sa mise "en non-activité par suspension d’emploi".
A 48 ans, il se retrouve dans une situation difficile sur tant sur le plan financier que du point de vue familial . Toutefois, il conserve de bonnes relations avec certains de ses collègues comme Foch, Joffre ou Galliéni.
Il devient chroniqueur régulier de revues militaires spécialisées françaises ou suisses.

En 1907 Picquart, qui avait découvert le faux qui avait accusé Dreyfus et avait établi son innocence, devient ministre de la guerre dans le gouvernement de Georges Clemenceau.
Le ministre retire les sanctions qui frappent Emile Mayer, le nomme lieutenant-colonel de réserve et le fait décorer de la légion d’honneur.
Au cours de tte période, il fait la connaissance de Jean Jaurès qui souhaite s’informer sur les questions militaires et le rencontre régulièrement pour approfondir sa vision des questions touchant à la défense nationale.

La première guerre mondiale

Emile Mayer est rappelé au service actif au début de la première guerre mondiale et se voit attribuer le commandement d’une batterie d’artillerie dans le nord de la France et sur le front des Flandres.
Il perd ses deux fils au combat le même jour, au début de la guerre.
En 1916, il est renvoyé dans ses foyers en ayant la limite d’âge de 65 ans.
Le déroulement de cette guerre a été conforme à sa vision et comme il l’avait imaginé dans cet article publié en 1902.
En 1919, il publie une oeuvre de fiction Le ministère Fidicz qui décrit comment la guerre aurait pu se dérouler si ses conceptions stratégiques avaient été appliquées.
Par ailleurs, il est nommé en décembre 1918 dans une commission militaire pour étudier la manière de faire respecter les décisions de la future Société des nations .

La rencontre avec le colonel de Gaulle.

Après 1918, Emile Mayer organise chez lui des séminaires de réflexion de façon hebdomadaire,qui portent notamment sur l’avenir de la stratégie militaire. Ce salon est fréquenté par des intellectuels et des jeunes députés.
Au cours de ces réunions apparaît un militaire qui parle peu mais écoute beaucoup : le colonel de Gaulle. Ce jeune officier se prononce clairement en faveur du développement de l’usage des chars dans les conflits futurs. Charles de Gaulle arrive de Mayence pour être affecté à l’Etat-Major particulier du maréchal Pétain, qui le charge de rédiger un ouvrage sur l’histoire de l’armée française, ouvrage destiné à lui permettre d’être candidat à l’Académie française.

A la demande de Pétain, de Gaulle est amené à faire des conférences à l’Ecole de Guerre, lui qui était considéré tout comme Emile Mayer au sein de l’armée, comme une personnalité rebelle ou tout au moins se démarquant fortement des positions officielles de l’Etat-Major. Cette rencontre entre ces deux personnalités indépendantes d’esprit constituera une étape importante pour le développement de la pensée stratégique du futur général de Gaulle. Pourtant, tout les oppose notamment leurs origines familiales : d’un côté, un milieu catholique conservateur et de l’autre un "français israélite".
Dans une lettre adressée à Emile Mayer en 1925, de Gaulle fait l’éloge de la pensée de son mentor : " On ne peut que rendre une fois de plus à sa solidité et à sa hardiesse l’hommage qu’elle mérite. Vous pensez et exprimez admirablement, dans l’ordre militaire, cette remise en question de toutes notions et de tous principes, cette inquiétude générale qui est le propre de notre époque en toutes matières". Ils partagent un trait de caractère : le pragmatisme . Ils n’ acceptent pas d’être prisonniers de visions ou de dogmes à priori, ce qui les distinguent particulièrement de leurs collègues.
Ch. de Gaulle parlera plus tard avec émotion et respect d’Emile Mayer et le considère comme son maitre à penser en matière militaire (7).

En formation restreinte, Emile Mayer et de Gaulle se retrouvent avec un autre officier tous les lundis, dans une brasserie proche du domicile du premier, pour analyser et approfondir la stratégie militaire que la France devrait adopter .
Emile Mayer continue à publier, au cours de ces années, des ouvrages dans ce domaine. Son attention se porte sur le rôle de l’aviation dans les guerres du futur. Il estime que la fonction des armées de terre sera de ce fait amoindrie.
De son côté, de Gaulle est convaincu du rôle des chars dans les conflits futurs. Il se prononce en faveur d’une armée de métier blindée de 100000 hommes répartis en six divisions. Les deux partagent leur opposition à la construction de la ligne Maginot qu’ils considèrent comme une erreur majeure .
De son côté, Emile Mayer se montrait, au départ, réservé quant à la création d'une armée blindée professionnelle. En 1936, il est ébranlé par la réoccupation de la rive gauche du Rhin par l'Allemagne hitlérienne. Il finit par accepter les vues de Ch. de Gaulle sur cette question.

Son gendre, Paul Grunebaum-Ballin le présente à Léon Blum, et les deux hommes se rencontrent régulièrement. Vraisemblablement, suite à son initiative, Léon Blum reçoit de Gaulle dans le contexte de la montée des périls mais Emile Mayer n'est pas tenu au courant des résultats de leur rencontre.
Au cours des dernières années de sa vie, il dénonce l'immobilisme de la pensée stratégique des cadres supérieurs de la défense nationale et incrimine le maréchal Pétain dans la mauvaise préparation de l'armée française.
Quant à Paul Reynaud, influencé par de Gaulle, il se prononce en faveur de la création d'un corps de blindés (8). Face à la montée des périls, Emile Mayer opére alors un changement d'approche dans sa vision stratégique .

Emile Mayer décède en 1938. Il ne verra donc pas, en juin 1940, comment la prophétie sur l'arme blindée émise par De Gaulle allait se révéler entièrement fondée.

Notes :

  1. Jacques Schapira et Henri Lerner : Emile Mayer: un prophète bâillonné ; Editions Michalon Paris 1995 page 21
  2. op.cit. page 54
  3. op.cit. page 54
  4. op.cit. page 65
  5. op.cit. page 76
  6. Julian Jackson : de Gaulle. Une certaine idée de la France ; Seuil Points, Paris 2021 page 22.
  7. op.cit. page 124
  8. op.cit. page 156


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