Témoignages


Souvenirs du professeur Robert Waitz
par Leon STASLAK

Ancien prisonnier des camps de concentration d'Auschwitz-Monowitz (n°68677) et Buchenwald.
Przeglad lekarski (La Revue médicale), 1979, 36, n° 1. Varsovie

(1979)

Le professeur Robert Waitz, né en 1900, ancien prisonnier du camp de concentration d'Auschwitz-Monowitz (n°157261), médecin, chercheur, membre du mouvement international des anciens combattants, homme noble, amical, bienveillant, dévoué envers les malades et les faibles, est décédé le 21 janvier 1978 à Strasbourg, une ville à laquelle il était lié depuis de nombreuses années. Cela vaut la peine de consacrer un article biographique précis et détaillé à Waitz. Il faut contribuer à faire perdurer sa mémoire ne serait-ce qu'à travers ces souvenirs esquissés.

Arrêté par la Gestapo en juillet 1943, il fut déporté au camp d'Auschwitz, quelques mois plus tard, en octobre, et détenu à Auschwitz III (Buna-Monowitz). Beaucoup d'anciens prisonniers, dans leurs témoignages sur le camp, ont évoqué la mémoire de Waitz. Ils soulignent tous qu'il a consacré toutes ses forces à aider les malades, qu'il a tout fait pour sauver des vies humaines.

Le professeur Robert Waitz considérait son travail à l'hôpital du camp avec une conscience et une gravité particulières. Il disait qu'il lui permettait d'oublier qu'il était prisonnier et qu'il se trouvait dans le pire de tous les camps. Il examinait les malades longuement et attentivement, leur posait différentes questions, discutait avec d'autres médecins et prenait son temps. Pour Waitz, un malade n'était pas un numéro mais un patient qui avait besoin de son aide, l'aide d'un homme qui agissait comme en liberté, comme si après avoir examiné un malade il était possible de lui administrer un traitement normal, de lui donner les bons médicaments ou de l'opérer comme il fallait.

Quelquefois on avait l'impression, même si Waitz ne voulait pas le reconnaître, que tout son art médical était emprisonné et entravé avec lui. Au début, je pensais qu'il ne connaissait pas encore les lois régissant le camp et qu'il ne se résignait pas au fait que le camp par principe rendait impossible des soins corrects, et qu'après un certain temps il comprendrait que, comme tous les autres, il était impuissant dans l'enfer d'Auschwitz. Mais il est resté aussi consciencieux et entêté jusqu'au bout, lorsqu'il apportait son aide aux malades pendant l'évacuation du camp à pied en janvier 1945. Waitz croyait avec raison qu'une discussion tranquille avec un prisonnier, un examen attentif, permettaient à un malade de résister, renforçait sa volonté de vivre, ce qui est important dans toute situation, particulièrement au camp.

Je me suis souvent demandé si le professeur Waitz qui examinait les malades avec autant d'attention, qui leur posait tant de questions, ne faisait pas cela aussi dans un but scientifique pour pouvoir utiliser son expérience et son observation du camp après la guerre et la victoire. Le camp, malheureusement, procurait beaucoup de matériel d'expérience, parce que les maladies trouvaient là des conditions particulièrement favorables pour attaquer frontalement l'organisme humain et se développer pleinement. Et effectivement, jusqu'aux dernières semaines de sa vie, le professeur Waitz est revenu sans cesse sur ses observations, ses réflexions, ses données statistiques sur la morbidité des prisonniers et l'influence destructrice de la détention au camp sur la vie et la santé des anciens prisonniers. Ses publications portaient précisément sur ces questions.

Il considérait son travail à l'hôpital comme une manière de lutter contre l'occupant pour la santé et la vie des prisonniers. Ce que le camp détruisait, il fallait le réparer par tous les moyens possibles. En se battant pour la santé, en apportant de l'aide aux prisonniers, il remplissait non seulement son devoir envers les malades, mais aussi envers lui-même en tant que médecin, envers les obligations morales qu'il honorait en décidant de consacrer ses forces et ses connaissances médicales.

Il était détenu au Krankenbau du camp d'Auschwitz III avec une équipe de gens qui travaillaient avec dévouement et faisaient tout ce qui était humainement possible pour sauver les prisonniers et s'opposer au cortège de la mort. Un prisonnier qui travaillait à l'hôpital du camp avait une chance de survivre, mais le professeur Waitz ne travaillait pas là pour survivre lui-même, mais pour aider les autres à survivre au camp. Avec un grand courage, sans tenir compte d'aucun risque, il a participé au sauvetage de prisonniers en les gardant illégalement à l'hôpital du camp, en rayant les noms de ceux qui n'étaient pas en état de travailler de la liste des malades. Je me souviens avec quel courage il a sauvé un prisonnier de notre camp, un pilote soviétique, d'un transfert disciplinaire à Flossenbiirg en lui faisant une piqûre qui a provoqué une forte de fièvre et l'a rendu inapte au transport (transportunfâhig), ce qui lui a sauvé la vie.

Toutes les actions d'aide illégale des prisonniers n'étaient possibles que parce ce que la grande solidarité et l'esprit de camaraderie qui régnaient dans l'équipe de médecins et d'auxiliaires permettaient de maintenir le secret. La SS répondait à toute action de ce genre de la même manière : elle condamnait à mort ceux qui en dépit des interdictions et du système concentrationnaire sauvaient la vie d'autres prisonniers.

Waitz ressentait une peine particulière lorsqu'il avait affaire à des prisonniers adolescents, qui n'étaient encore que de jeunes garçons, que le travail difficile et la faim rendaient malades et qui étaient battus et blessés. Beaucoup de ceux que le "Herr Doktor" Waitz avait aidés, qu'il avait réconfortés et à qui il avait donné la volonté de survivre, venaient le soir après le travail pour discuter même un bref instant. Savoir qu'ils avaient quelqu'un sur qui compter, qui traitait avec bienveillance ses camarades d'infortune, avait une incidence énorme sur le moral particulièrement pour des jeunes, des gens seuls, arrachés à leur famille, vivant en sachant ou en craignant que l'occupant ait tué toute leur famille dans le camp. Waitz maintenait le contact avec ses connaissances et ses amis. Le dimanche, si c'était possible, il allait dans différents blocs, où se trouvaient des gens qui étaient arrivés au camp dans le même convoi que lui. A tout hasard, il emportait avec lui une poignée de comprimés, mais il disait toujours que du pain lui aurait été plus utile.

En 1944, les usines 1G Farben "Buna", où travaillaient les prisonniers d'Auschwitz III, ont été bombardés par l'aviation alliée. Notre camp était situé très près de ces usines, si bien que les avions volaient au-dessus de nous et que les bombes tombaient non loin de nous. Pendant une alerte aérienne, j'ai aperçu à l'extrémité d'une baraque Waitz, qui était agenouillé et s'appuyait sur le sol avec les mains. Je ne pouvais pas m'expliquer cela, mais Waitz, comme nous tous, n'éprouvait pas de peur à cause du bombardement. Chacun d'entre nous voyait et ressentait dans ce bombardement en plein jour, dans un ciel calme, le début de la fin du Troisième Reich. Nous désirions que ces attaques aériennes frappent le Troisième Reich le plus durement possible même s'il devait y avoir des victimes parmi nous. Je me suis approché de Robert Waitz et je lui ai demandé s'il se sentait mal. Il a rougi et s'est levé. Il s'est avéré qu'il avait pris avec lui le microscope, l'acquisition la plus importante de notre hôpital, et qu'en le couvrant avec son corps, il voulait éviter qu'il soit abîmé ou détruit à cause
du bombardement. J'ai vu qu'il était un peu troublé, parce qu'il ne voulait pas que quelqu'un s'aperçoive qu'il protégeait le microscope de cette manière.

Après la Libération le professeur Waitz, fondateur et directeur du Centre de Transfusion du Sang et de l'Institut d'Hématologie de Strasbourg, était en contact étroit, amical et scientifique avec l'Institut d'Hématologie de Varsovie. Il faisait pa.rtager ses connaissances et son expérience, dommit des conférences scientifiques, attribuait des bourses et contribuait de cette manière à la formation de nos cadres dans le Centre dont il était directeur.

Les autorités de la République Française et les plus hautes instances scientifiques de son pays ont décemé au professeur Waitz des décorations élevées et des médailles pour ses éminents travaux scientifiques, son travail au sein du service public de la santé, sa participation active et son rôle dirigeant dans la Résistance dans la France occupée, son comportement modèle et courageux dans les camps de concentration hitlériens (Auschwitz et Buchenwald après l'évacuation).

Pendant plusieurs années, il a dirigé le Comité International d'Auschwitz. Il jouissait d'une grande autorité parmi les anciens prisonniers. Avisé et patient, il ne bornait jamais la discussion, il n'essayait pas d'imposer ses conceptions et son point de vue dans le règlement des questions controversées lorsqu'il en arrivait.

Un homme de savoir et d'expérience, avec une grande autorité morale, nous a quittés, un homme que respectaient profondément ceux qui le connaissaient.

Le professeur Robert Waitz
Témoignage de Sam BRAUN
Déporté à l'âge de seize ans - Matricule n° : 167 472
Paris, octobre 2010

Nous sommes en hiver 1943/44 ou au cours de l'hiver suivant car tout étant, pour moi, intemporel je suis, de ce fait, dans l'incapacité de situer les évènements dans le temps. Mais si je suis incapable d'apporter une précision plus grande quant à la date, je sais que j'étais arrivé quelques mois plus tôt, le 10 décembre 1943 par le convoi n°64 d'après la classification de Serge Klarsfeld. Je sais aussi que c'était un dimanche après-midi car, alors que nous étions des bagnards corvéables à merci, nous n'allions pas à l'usine cet après-midi là. Je sais aussi que j'étais très maigre car la faim ne me quittait pas et que j'avais très froid piétinant sans la neige

Les deux cabanes du BK, de l'infirmerie, étaient séparées du reste du camp par un grillage barbelé non électrifié. Je me trouvais le long du grillage du côté du camp lorsque j'ai été hélé par un déporté qui était de l'autre côté. Il avait une blouse grise qui avait dû être blanche il y avait bien longtemps. Il m'a demandé en allemand mon âge et lorsque je lui ai répondu, 17 ans, à peine audible, il s'est rendu compte que j'étais français et c'est en français qu'il m'a redemandé mon âge, mon numéro matricule tatoué dans le bras gauche : 167 472 et le Bloc dans lequel je couchais, le Bloc numéro 10.

Et le lendemain, je ne me souviens plus du tout comment cela s'est passé, il y a certains évènements que j'ai totalement occultés, je me suis retrouvé dans la cabane du KB. Pendant huit jours il m'a caché dans l'infirmerie, lorsque le SS arrivait il me disait de me jeter sur la paillasse de n'importe quel lit, même s'il était occupé, et lorsque le SS repartait je me relevais.

Je me souviens d'un jour où le SS avait décidé de faire une sélection, sortant du lot des malades ceux qui, à l'évidence étaient près de la fin. Ce SS était peut-être un nouvel arrivant, je ne sais pas, mais il m'a fait passer pour son infirmier, malgré tout le risque qu'il aurait couru si le SS s'était rendu compte qu'il mentait.

Il m'a gardé avec lui une huitaine de jours alors qu'il faisait très froid dehors et que la soupe était plus chaude que dans la cabane.

Je puis affirmer, pour l'avoir appris quelques semaines plus tard que ce qu'il avait fait pour moi, il l'avait également fait pour d'autres.

Lorsque les enfants me demandent s'il y avait eu des mouvements de résistance à l'intérieur du camp, je réponds avec beaucoup d'honnêteté, que je ne sais pas s'il y avait des mouvements organisés de résistance active, mais ce que je sais, c'est qu'il y avait des hommes qui se sont
comportés comme des héros avec un courage exemplaire malgré l'énorme risque qu'ils courraient. Je cite alors le Professeur Robert Waitz, car c'est bien sûr de lui dont il s'agit dans cette histoire.


Personnalités Accueil

 judaisme alsacien
© A . S . I . J . A .