Jeïsele Miesmacher ou Schabbath Nachamou
Josouillet Rabat-Joie ou Shabath de consolation (1)
André BLUM


Veïvekeh jaoumom volajloh
Eiss chaleleïbas ami.
Je pleurerai jour et nuit
Les maux de la fille de mon peuple.

Jérémie VIII - 23
Nachamou, nachamou ami
Jaoumar elaouheïchem.
Consolez, consolez mon peuple
Dit votre Dieu.

Isaïe XL - 1


Machen aïch ka Dajes, d'r Rewe will net darsche, d'r Maousche will aïsch numme s'G'scichtel vum Jeïsele Mismacher verzeïle, e Schnerischel aus dere Zaat wü m'r moch alti Schkorem fir Bargeld ufkaaft hen : Noch ist Polen nicht verloren - Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts - La route du fer est définitivement coupée - Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfried un Marijal nous voilà !
Bajomin hoeïm ich oser noch ka Schwartzfissler Grand rabbin de France gewesse, d'r Balouka war noch in saïm Wasserloch im heisse Sand un, malgré la Liberté, égalité etc. war noch ka Polak Professer. Die Aschgeness Jidde waren in Sidi-bel-Abès güt ufg'how, als Légionnaires Café au lait, die richtige hen Schnaps g'sofe.
Jetz si'mer alti Zarfaousem, awer fir die Zarfaousem si'm'r Jide gebliwe, wie sellemaouls. Un d'r Miesmacher isch Miesmacher gebliwe, s'ganz Johr schicker un am Bürem nichtere, Lungeworst in de naïn Deeg, Ifes am Kol-Nidre, Daanes am Chanike awer, Güti Laït, heere jetz güt kü.
N'ayez crainte, le rabbi ne va pas se mettre à prêcher; Moïse Blum veut simplement vous raconter l'histoire de Jeisele Miesmacher. C'est une anecdote d'une époque où tous les mensonges qu'on vous assénait, nous les prenions pour argent comptant : La Pologne n'est pas encore perdue, Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts, La route du fer est définitivement coupée. Nous irons pendre notre linge sur la ligne Siegfrrid et Maréchal nous voilà !
Certes, en ces temps-là il n'y avait pas encore de Pied-Noir au poste de grand rabbin de France, le Juif d'outre-mer ôta d encore dans son trou, dans le sable chaud, et il n'y avait pas encore de Polak professeur. Les Juifs allemands étaient légionnaires café au lait à Sidi Bel Abès (les vrais s'abreuvaient de schnaps).
Maintenant nous sommes tous français, mais pour les Français nous sommes restés les Juifs d'autrefois. Et Miesmacher est resté Miesmacher, toute l'année ivre sauf à Pourim (2), médisant la veille du Grand Pardon, avalant des saucisses pendant les Neuf Jours (3), jeûnant à Chanouka (4)... Mais maintenant écoutez donc avec attention.
Dans la vie il n'a cessé de geindre. Il était petit, chétif, jaune de teint ... et souvent vert de rage. Des poils cendrés entouraient un occiput chauve, terne et craquelé. Une triste moustache longeait deux rides de misère, parallèles à des commissures tombantes d'ennui. La bouche pincée, maussade, se perdait dans cette broussaille. Quand elle s'ouvrait, les yeux se fermaient nostalgiquement. Alors, dans le silence, montaient des soupirs à fendre l'âme.
"Nous avons tout laissé là-bas, tout abandonné". Joor in, joor aous sitzt er Schiffe un aoumert un jaoumert : "Alli uns'ri Cheftzes, un all' unser Chalaoumes mit samt de Kleperlisch he'm'r verlore. Il était originaire d'Alsace, sous em grummen Elsass, La mobilisation, l'évacuation, la drôle de guerre, l'invasion, l'exode, les stukas, la fuite, la persécution l'avait projeté avec son uniforme kaki, déchiré et défraîchi dans son département de repli. C'est dans le Limousin qu'il devait retrouver sa nouvelle terre natale, qu'il devait fructifier. 'Dere newische Mediene solle mir, armi Dalles Brieder, Naaches un Barnosse bringe. Des hot's Gouvernement de la République schun !mg ver' em Krieg aousgecheschpent. M'r kenn sich die Scheîle stelle ob sie die Milchome net extra aousgeleest hen fir uns daou anne ze sprenge". Awer, mit dem Hakel-Bakelisch kaaner z'fridde. Die Limousiener net : m'r sin ne ze modem, m'r wàsche ne de Bode ze saouwer un, wenn m'r unser Heckewelsch redde, dann saage se uns gueules de boches. Saou kenne m'r aach net z'fridde saï Mir sin jetz Reschoom un die Aschgenees sin die korrekte Lait. Jetz wohne m'r richtig im Gooles un warte mit Schmertze uf d'r Mesciech. Nous avons tout abandonné là-bas. Bon an, mal an ; il est sur son tabouret des sept jours de deuil, y compte les jours et se lamente : toutes nos richesses et toutes nos choses inutiles, avec toutes les petites bricoles, nous les avons perdues. Il était originaire d'Alsace, de l'Alsace tortue. La mobilisation, l'évacuation, la drôle de guerre, l'invasion, l'exode, les Stukas, la fuite, la persécution l'avaient projeté avec son uniforme kaki, déchiré et défraîchi, dans son département de repli. Dans le Limousin, il allait trouver une nouvelle terre natale qu'il devait fructifier.
C'est nous, pauvres compagnons de misère, qui devons apporter joie et prospérité à cette région misérable. Le Gouvernement de la République avait mijoté son coup depuis longtemps, dès avant la guerre. On peut se demander s'ils n'ont pas déclenché cette guerre dans le dessein de nous propulser là-bas. Mais avec cet embrouillamini personne n'est satisfait. A commencer par les autochtones : nous sommes trop modernes pour eux, nous leur lavons les planchers trop proprement, et quand nous parlons notre patois, ils nous disent gueules de Boches. De ce fait, nous ne pouvons être satisfaits. Maintenant, nous sommes devenus les méchants, et le Allemands, eux, des gens corrects. Maintenant, nous sommes dans le vrai Exil, et nous attendons le Messie.
In Gloumerkeesheim, d'haam, im grumme n'Elsass war's noch bekovediger obwohl c'était pas la catégorie luxe. Dort isch awer d'r Miesmacher ebs geween. Il était dans la confection, in de Schmattes wie Sie im Sentier saage, un aar noch in de Hitt, dans les chapeaux. Das G'schàft mach ich aïch uf, hot saï Edde seelig g'saagt, as weniger Goïem bekales Roch rum laufen. DEUIL EN 24 HEURES - hot uf'em Schild gs'tande. Le deuil lui aidait à vivre. Les familles honoraient leurs morts en noir et cela permettait de leur vendre des quantités non négligeables de vêtements de qualité : Güti Srore un oser ka Metsies. A Glaumerkesheim, à la maison, en Alsace tortue c'était quand même plus convenable. Là-bas, Miesmacher était quelqu'un. Il était dans la confection, dans les tissus comme ils disent rue du Sentier, et dans les chapeaux. Cette affaire, je l'ouvre pour vous, avait dit son pauvre père, afin qu'il y ait moins de Chrétiens tête-nue. « Deuil en 24 heures »,
sur l'enseigne. Le deuil le faisait vivre, les familles honoraient leurs morts en noir, et cela permettait de leur vendre des quantités appréciables de vêtements de bonne qualité. De la bonne marchandise, et assurément pas bon marché.
Er war nadierlisch Maousche owe in d'r Chefre. Il était le grand chef des ratons laveurs. Er macht moneschomme besser Medaar as die bescht B'somen Bix schmecke ken. Je ne dis pas cela pour railler cette vénérable compagnie, Lehafdel, mais pour vous faire comprendre que Jeisele était prédestiné.On l'appelait ainsi depuis son enfance : Jeïsele Miesmacher. Ce nom reflétait son air malingre et grognon. Il s'appelait en réalité Alxander bar Doofed. Mais quand il montait à la Tora, wenn er sich als e Mitzwe g'staît hot, toute l'assistance murmurait "saou ebs schmâchtiges kenn oser net Alexander un net Doofed haase, des ware ganz strammi Melochem. Unser Jeisele, mit saim milchdig Allerseele Ponem hot numm aan Schem : Miesmacher un noch emaoul Miesmacher. Il était le grand Moïse de la Confrérie des Enterreurs (5). Il était grand chef des ratons laveurs. Il savait, ma foi, si bien faire les toilettes mortuaires que les morts embaumaient comme la meilleure des boîtes à épices. Je ne dis pas cela pour me moquer de cette vénérable confrérie, ne pas confondre, mais pour vous faire comprendre que Josouillet était prédestiné. On l'appelait ainsi depuis son enfance, Josouillet Rabat-Joie. Ce nom reflétait son air malingre et grognon. Il s'appelait en réalité Alexandre fils de David. Mais quand il montait à la Tora, quand il avait acquis cet honneur aux, enchères, toute l'assistance murmurait : une créature si chétive ne peut, certes, pas s'appeler Alexandre ou David. C'étaient là des, rois fortement campés. Notre Josouillet avec sa face laiteuse de Jour des Morts n'a qu'un seul nom : Miesmacher et encore Miesmacher.
Maintenant que tant de malheurs s'abattent sur le pauvre Monde, Miesmacher exulte: er hot Simches-Dores im alldeeglische Gehinnem. Er hot in dene Schwoowedeeg e schwartzes Gan Eden Recke aangezoche un danzt e wilder Keïfer Danz. C'est l'apôtre plein de foi larmoyante, le prophète du Diable, le porteur de l'éternelle mauvaise nouvelle. Maintenant que tant de malheurs s'abattent sur le monde, Miesmacher exulte : pour lui c'est la joyeuse fête de Sim'hath Torah (6) dans l'enfer quotidien. Dans ces jours sombres, il a revêtu un noir habit de mort, et exécute une danse macabre sauvage. C'est l'apôtre d'une foi larmoyante, le prophète du Diable, le porteur de l'éternelle mauvaise nouvelle.
Dans cette dramatique cascade de tristesse, Jeïsele devient un traqué. Die Meniire isch aousg'schtorwe (La calme sérénité est morte). Les gendarmes de Vichy, la police de Pétain, la milice des nazis, les allemands franchissent la ligne de démarcation, S.S., Gestapo, bruits de bottes, police de Pucheux, fifres en goguette, roulements de tambour,
Heidi, Heido, Heida ! Die Traîbjacht noch de Schnorrer rumpelt bemoremlisch in d'r Mediene. Wenn e Goï e Jid meïmest piepst oser ka Maous ! Un haitzedaags gi't's elsâsser Jidde wü Boochweh hen, wenn die Golem un die Haschkeles sich zamme marixle. Warscheinlich henn se sellemaouls net genüg Makes behumme. Vielleicht hen se e Lef fir die Kapore un e gilt's Hertz isch besser as e blauer Dores. Awer e Lef hot m'r un in de Dores getrette b'hummt m'r. Heidi, Heido, Heida. La chasse à courre aux pauvres hères juifs se déroule avec grand effroi dans le pays. Lorsqu'un Chrétien tue un Juif, on n'entend piper la moindre souris. Et dire que de nos jours il y a encoredes Juifs alsaciens qui ont mal au ventre quand Chrétiens et Aranes s'entretuent. Sans doute ne leur a-t-on pas asséné assez de coups à cette époque! Peut-être ont-ils un coeur pour faire pénitence, et un bon cœur vaut mieux qu'un derrière bleu. Mais le coeur on l'a, et le derrière ce sont les autres qui vous le bottent.
Dorum geit d'r Jeïsele uf die Wanderschaft un ratzt. Il pérégrine vers un salut ephémère. Ainsi, il aboutit dans le Midi. Il est allé rejoindre sa belle-soeur Edmée.
Sous les platanes aux feuilles d'argent qui fleurent bon le pastis, il discute avec Julien Levy, mauvais Pet, son antidote, l'optimiste à toute épreuve, e véritabler Bal Nissem :
C'est pourquoi Josouillet se sauve à travers le pays. Il a compris etdéguerpit. Il pérégrine vers un salut éphémère. Il aboutit ainsi dans le Midi, où il est allé rejoindre sa belle-soeur Edmée.
Sous les platanes aux feuilles d'argent qui fleurent bon le pastis il discute avec Julien Mauvais Pet, son antidote. C'est en effet l'optimiste à toute épreuve.Un véritable maître es miracles. Ecoutons-le :
"Crois-moi, Jeisele, die Aschgenaousem henn nix meï ze fresse, plus rien à bouffer; un leeri Maage git miesi Soldate. Attendez encore un peu, die Russe kumme bal. Die hen saou vie! Banzer as mir Dajes hen. In zwei Meend, sin die Aschgeness uf'em Hund. Dann kumme alti die Chassidem mit saint ihre Deschelskappe, mit de schwartze Wachsdourmàntel, mit de Leddermâpple uf'eme ganz graousse Mischthaoufe ze G'füre. D'r Jukow, dass isch mal Mann, der gibt 'ne Magges bis dass se ad Misse gen un bis as se mire're doppelti Misemeschine die glatie Wilnd nufgrottle !"
- Das hosch dû oser net erfunde, das hot d'r Churchill schun lang medawert.
- Nu d'r Churchill isch ach ka dummer !
"Crois-moi, Jeisele, les Allemands n'ont plus rien à bouffer - et des ventres vides ça donne de piètres soldats. Attends un peu, les Russes arriveront bientôt. Ils ont autant de chars que nous on a de soucis. D'ici deux mois les Allemands sont fichus, et alors tous ces vauriens avec leurs casquettes à visière, avec leurs cirés noirs, avec leurs serviettes de cuir seront enterrés dans un grand tas de fumier. Youkov, voilà mon homme. Il va les tabasser... jusqu'à ce que mort s'ensuive, jusqu'à ce que, doublement crevés, ils se mettent à grimper le long des murs tout lisses.é
- Ça tu ne l'as pas inventé, Churchill l'a dit depuis longtemps.
- Eh bien, Churchill. n'est pas bête, lui non plus !
Miesmacher est plus sceptique. Les yeux tournés vers le ciel, les bras en croix avec les index à l'affut il scande : "Ne crois pas que c'est terminé Julien ! Disch griwelt's im letze Hern, dü hosch Kinem im Zechel, dü bisch letz ! La bagarre n'est pas finie, la bagarre finira pas comme çà, la bagarre ne peut pas finir. Die Milchome wü m'r daou erleewe ich wie ' s làngste un s'schwàrtzte Dunnel in uns'rem Leewe. Daou eraous ze kumme, isch e haïkli Meloche". Alors ses yeux s'illuminaient de satisfaction. Sa lèvre inférieure grimaçante évoquait un rictus apocalyptique. "Un wenn die Kosake kenne mir uns lewendig un ohne Sarjeness in unser Oren leeje un die Nazi sagen oser ka Kadisch Borech Dajen Emess.
Miesmacher est plus sceptique. Les yeux tournés vers le ciel, les poings serrés, pointés vers la terre, il scande : "Ne crois pas cela, Julien, Tu as du chatouillis dans le faux cerveau, tu as des poux dans l'esprit. bagarre n'est pas finie. La bagarre ne finira pas comme ça. La bagarre ne peut pas finir ! La guerre que nous traversons c'est le tunnel le plus long et le plus noir de notre vie. En sortir, voilà un boulot scabreux." Alors, ses yeux s'illuminaient de satisfaction. Sa lèvre inférieure en accent grave remontait vers son nez en un rictus apocalyptique. "Et si les Cosaques s'effondrent, alors nous pouvons nous coucher vifs et sans linceul dans nos cercueils. Ce ne sont pas les Nazis qui diront Kaddich (7). "Béni soit le juge de vérité" (8).
Les soirs d'espoir, à l'heure du brouillage, il s'en va chez Fromel Bloch de Zellwiller. Celui-ci a loué une radio. Il l'ouvre dans son arrière cour sourde et muette, à l'ombre du presbytère, à l'abri des curieux. Quand perce la voix des marchands d'espérance de la B.B.C. sous la ritournelle de brouillage lancinante des collaborateurs, il hausse les épaules :
"Schmüss un nix ze koche!" Plus la cacophonie devient dysharmonique et crispante, plus il affute ses oreilles. De guerre lasse "Chalaeumes lefak, awer graoussi Chochem sin se doch ! même la radio ils arrivent à la foutre en l'air, sogar d'Luft diin se rebellisch mache ! Sale m'r Mochel, chaweïrem, awer m'r kenn dene chaserem d'r Hill lipfe, un de grum Buckel scelle sie uns doch nufgrodle."Quand les soviétiques occupent une localité, il minimise leur succès. "Pfoutzegebores, Chilikskaia hen se algenumme, ach schun wichtig Des Kaf isch unbekannt, un steït uf kanere Kart, des isch klaner as Schnerse. Un, selbsch we'm'r in Schnersche Schames isch, isch m'r noch lang net Bamess im Mogem. Chilikskaïa ich uf jede Fall sehr waat vun Berlin !." "Bla, bla, et rien à cuire" Plus la cacophonie devient disharmonique et crispante, plus il affûte ses oreilles. De guerre lasse : "Vétilles que tout cela. Mais ils sont quand même intelligents. Même la radio, ils la foutent en l'air, même l'air ils la mettent en rébellion ! En vérité, ils créent un effrayant tohu-bohu sur les ondes. Pardonnez-moi, camarades, mais le chapeau nous devons le leur lever à ces salauds... Ça ne fait rien, ils n'ont qu'à nous grimper le long du dos."
Quand les Soviétiques occupent une localité, il minimise leur succès. "Pouah, c'est Clopinetskala qu'ils viennent de prendre. Quelle importance ! Ce trou est méconnu. Et lorsqu'on est bedeau à Schnersheim, on n'est de loin pas président de communauté au chef-lieu. Clopinetskaïa est très loin de Berlin."
Mais quand les Panzergrenadier, avec ou sans Schwerten und Brillanten encerclent le moindre hameau russe, alors il court, la face blême et tout défait, annonce la rupture imminente du front. Am 14 chuillet, hot d'r ltzig gemeld, b'humt er s'aïserne Krak vun de Miesechadüschembringer, vun de Kalraxen, vun de Zegener un dir, maase Beheïme schlaat d'r Jeïsele z'ruck, gibt d'r Su-préfet Straouze tresse, dû bisch en Ox ! Mais quand les grenadiers des troupes blindées, avec ou sans "épées ou brillants", encerclent le moindre hameau russe, il court la face blême et défaite annoncer la rupture imminente du front. Le quatorze juillet, dit Isaac, il lui sera remis la croix de fer des porteurs de nouvelles frelatées, des excités de la Communauté, des rouspéteurs. "Et toi, grosse bête", rétorque Josouillet, "le sous-préfet te fera bouffer du foin".
Sa manière de prendre tout à rebrousse-poil n'est pas réservée aux grands événements. Dans notre petit oratoire de fortune, in uns'rer Rachmones Schüle, am Schawes mode, wührend em erst Jekoum Pourkoun, il se plaint amèrement de la rareté des carottes, de la queue aux topinambours, du manque de poissons jusque dans les ports de mer. Güti Laït, ajoutait-il alors dans une envolée nostalgique, "wenn er aïch numme e glanz Bissel erinnere kenne, bei uns d'haam he'm'r ais Frimselsoup mit Matzeknepfle, un g'fildi Kalbsbroscht mit Ingwer un viel Ziwele, un Suppeflaasch mit Kreïn, un Jiddefisch ganz grien, von laouter Peterle ! Alles in Hille un Fille. Dajeine ! Un allewaal tresse m'r Seïfelsrore, Gaasedreck, unbekovedigi Schlachmones vum Ministre du Ravitaillement. Das Dings soli aïch aach noch schmecke ? Ihr Metzies Kreemer ! Güdder Abbedit un iwermorje, ze Gott will, wider e G'fildermaage in Klaoumerkeesheim !" Sa manière de tout prendre à rebrousse-poil n'est pas réservée aux grands événements. Dans notre petit oratoire de fortune, le Shabath matin, dès le début de la prière "Je Kum Pur Kon", il se plaint amèrement de la rareté des carottes, de la queue pour les topinambours, du manque de poissons jusque dans les ports de mer. "Bonnes gens, ajoutait-il alors dans une envolée nostalgique, si vous avez encore un tout petit peu de mémoire, chez nous, nous mangions de la soupe aux nouilles avec des boulettes d'azyme, de la poitrine de veau farcie avec du gingembre dans les petits oignons, du pot-au-feu avec du raifort, et de la carpe à la juive toute verte de persil. Il y avait de tout en veux-tu en voilà. En abondance, en abondance. Et maintenant nous bouffons de la saloperie de dernière catégorie, bonne à vendre sur les trottoirs, des cadeaux humiliants du ministère de Ravitaillement. Et ça, ça doit nous plaire à nous, merciers en objets au rabais. Bon appétit, et rendez-vous après-demain à Glaumerkesheim, si Dieu le veut."
A onze heures quand fusait Ein Keïlaouheïnou, Jeïsele avait faim. "Ich hab Roof un maï umseligi Killechaveïrem singe wildi Chasaounes wie uf'e're gin geschadschendi ' Chasne. Rabaousaï, we'm'r Hunger hot, verkertzt m'r Niele!" A onze heures, quand fusait le "Ein Keiloheine" (9), Josouillet avait faim. "Moi, j'ai faim, et dire que mes lamentables compagnons se répandent en airs enthousiastes comme pour un mariage bien arrangé. Messieurs, quant on a faim, on abrège Neiloh" (10).
Celui qui arrivait en retard, ne fut-ce qu'un innocent moment, avait droit à un reproche. Saou hot 'r se gekanzt : "Unser Hariet son aïch e Wecker nekeere, as Ihr un as Er, zü die nedige Broches kumme".
Quand lui-même arrivait même après le début de l'office, il sortait ostensiblement sa montre du gousset : Was isch laous, maanen er, er verfehle de Zug fir's Aoulem haboo; machen aïsch ka Dajes, unser Hariet fahrt nie im Lacharlesratzer, er bummelt gans mejuschevdig un kummt immer pinktlich aan. Meriken aïch das, ihr Herre Batneïssem".
Celui qui arrivait en retard, même qu'un petit peu, avait droit it des reproches. C'est ainsi qu'il les sermonnait : "Le Bon Dieu doit vous procurer un réveil afin que vous arriviez, vous et lui, à votre compte de bénédictions."
Mais quand lui-même se présentait après l'heure, il sortait ostensiblement sa montre du gousset. "Que se passe-t-il ? Avez-vous peur de rater le train de l'au-delà. Ne vous faites pas de soucis, le Bon Dieu ne prend jamais l'express. Il prend un omnibus bien confortable, et il arrive toujours à l'heure. Tenez-le-vous pour dit, Messieurs les Présidents de la Communauté."
Au café des Muses, dégustant avec jouissance une infâme décoction de céréales grillées, Jeïsele lorgne au-dessus de son pince-nez. Le soleil d'automne éclaire de ses chaudes lueurs, le pittoresque ballet des vignerons de la bourse aux vins.
"Derme Laït isch alles worscht egaal, alles aousser em Jajen. D'r treïfescht Rosche isch fer sie e Kaouscherer Malech wenn er numme saouft. S'schlimmschte Mamzer Benides wore in Diffle Meschores, mit waïssi Spitze Malbischel verkischeft, wenn sie genüg die Gorigel nunter gorigle. Daou derf's d'r Pétain saï, d'r Doriot, d'r Darlan oder sogar d'r Général de Gaulle, d'r Hitler, saï Nafke oder d'r Roosefeld, Jajen trinke sie alli - un güddeKaounem ke'm'r oser net mefajisch saï. Schicker soli d'r Meilech sai Chadeissern regiere, saou steït's im Seïfer Trillholtz un saou betrachte uns'ri Gäscht die Weltbolidik ! "A ces gens-là, tout leur est égal, tout sauf le vin. Le salaud le plus impur est pour eux l'ange le plus pur s'il se saoule, les pires bâtards deviennent des enfants de choeur en dentelles blanches s'ils ont une bonne descente, Là, ce peut être Pétain, Doriot, Darlan ou même le général de Gaulle, Hitler, sa putain, ou Roosevelt, du vin ils en boivent tous. De bons clients, ça ne se vexe pas. Tous les sujets du roi, pour être bien gouvernés, doivent être saouls. C'est ainsi que c'est écrit dans les rouleaux de la Loi, c'est ainsi que ce leur monde considère la politique intérieure et extérieure."
Mais cette méditation au coin du bistrot se termine. Les réfugiés de l'Est, comme on dit, font leur partie de "Glawria"s, variété de belote très prisée dans le judaïsme alsacien. C'en est même une composante culturelle fondamentale, une Mitzwah de l'Oneg Schabbath (un devoir de la jouissance sabbatique).
"Ihr kummen esaous Grumwohl!" chantonnait Loeb. Mais Jeïsele qui venait d'attaquer s'emporte "Maanen er ich spiel aïch sive maoul aous, as er Zaat hen die Schnerie vun Lourdes ze bewundere ?" Et dans un moment de coléreuse impatience il jette tout son jeu, il n'avait que des 7 et des 8. "Ich mach aïch oser ka Jondef um dene Praïs ! Benemme aïch z'erscht emaoul bekovedig, dan spiel ich wieder mit aïch". Alors éclate le drame. Muller avait trois Goïes en main et comptait sur la quatrième. Il était fou-furieux. Mais il y avait plus grave : "Wer meschulemt d'r Café ? Kaaner hot gewunne, kaaner hot verlore, kaaner kenn meschulme"; - "Ça n'existe pas çà !" hot im Loeb saï lsche wü g'stildiert hot gepasskent. Sie hot Zechel, Dores dezwiche, wie d'r Einstein. Relativ isch alles awer in jeder G'sere gibt's aaner wü Magges gibt, un aaner wü Magges behumt. Dans chaque bataille il y a des vainqueurs et des vaincus. "Schkorem" maant d'r Jeïsele "Wenn's schaoufel geït gi't's numme Schlemielem, die Chachomem sin alti im Straïk ! S'aoulem isch voiler gebeïerdi Hoffnunge, selbst wenn d'r Himmel voiler Gaïge hengt. Rabaousaï, s'Knassmaoul isch zerickgange. Jeder zahlt saï Kafebrie". C'est à. vous de sortir, Grumwohl, chantonnait Loeb. Mais lui qui venait d'attaquer il y a deux minutes s'emporte : "Croyez-vous que je vais attaquer sept fois pour que vous ayez tout loisir de contempler la Vierge de Lourdes ?" A ce moment précis Josouillet jeta toutes ses cartes sur table, Il n'avait que des sept et des huit : "Je ne vais certainement pas vous faire fête pour ce prix-là. Comportez-vous d'abord correctement ! Ensuite je rejouerai avec vous." Alors éclate le drame. Muller avait trois bonnes femmes (11) en main, et attendait la quatrième. Il était fou furieux, mais il y avait plus grave : "Qui paie le café ?" Personne n'a gagné, personne n'a perdu, personne n'a à payer. Ça n'existe pas ça, a décrété la femme du Loeb qui a fait des études. Elle est intelligente, à deux fesses près, comme Einstein. Tout est relatif, mais dans chaque querelle il y a celui qui donne les coups et celui qui encaisse. Dans chaque bataille, il y a des vainqueurs et des vaincus. Mensonges que tout cela, pense Josouillet, quand les choses tournent mal il n'y a que des pauvres types. Le monde est plein d'espérances crevées, même si des milliers de violons sont suspendus dans le ciel. "Messieurs, les fiançailles sont rompues, chacun paie son jus."
Le temps a passé. La guerre est finie. Les drapeaux flamboient dans le ciel printannier de victoire. Le vieux Baer rentre à Obernai er recommence son commerce de grains, Joseph revient à ses houblons, à Brumath, Zwetschgendampf (Swetzchguerdampf) est en train d'ouvrir un Stock Américain en Haute-Marne, Franck, retour du maquis monte avec Lehmann en Eretz (13), Geisman reprend son commerce de frites, avenue Louise à Bruxelles, Lichtenfels est à nouveau fournisseur patenté des caleçons du Grand Duc de Luxembourg, Bloch consulte de onze heures à midi et sur rendez-vous.
Muller teste à Solignac, wü's noch meï B'heïmes gibt as im grummen Elsass ! Jeisele ne bouge pas. Il attend des jours meilleurs. J'ai eu la joie de l'embrasser le jour de l'armistice. Savez-vous ce qu'il m'a confié en m'enveloppant dans sa grisaille : "Milchomes sin wie Wanze, we'm'r aani zammegetrete hot, grawelt e'n and'ri iwer de Weeg. Wenn aani Kanon aousg'schosse hot, isch die next schun schwanger un fangt aan ze gluxe ! Ich saag d'rs, unser Hariet hot Rischess geeje die Menschhaat un noch viel meï geje die Bajisreelem... Was heer ich ?... Was maanen 'er... Schoolem... Schoolem... S'isc Choolem... Cholem ?... Chalaoumes... Hakel Heïfel... Stuss... Stuss... Schluss ! Muller reste à Solignac où il y a encore plus de bestiaux qu'en Alsace tortue ! Josouillet ne bouge pas; il attend des jours meilleurs. J'ai eu la joie de l'embrasser le jour de l'armistice. Savez-vous ce qu'il m'a confié en m'enveloppant dans sa grisaille : "Les guerres, c'est comme les punaises. Lorsqu'on en a écrasé une, on en voit grimper une autre sur le chemin, lorsqu'un canon a fini de tonner, le prochain est engrossé et commence à glousser. Je te le dis, notre Bon Dieu est mal disposé envers l'humanité, et plus encore envers les enfants d'Israël... Qu'est-ce que j'entends ?... Qu'est-ce que vous dites ?... La paix... la paix... Un rêve... Un rêve... Des rêveries... Vanité des vanités... Idioties! Idiotie s! — FINI."
Mais le soleil de printemps est trop chaleureux. La terre bondit de joie comme les agneaux du Causse, les collines sautillent comme des béliers en rut, les fleuves se précipitent sur la pierraille scintillante, un hymne de gratitude entonné par tous les hommes couvre sa voix de tristesse et de désespoir :


Uneranenah venismecha bechol jamènou :
Samchenou kijemoth Initanou
Cenoth raijnou raah !


Nous chanterons, nous nous réjouirons pendant tous les jours de notre vie !
Réjouis-nous autant de jours que tu nous a affligés
Autant d'années que nous avons été malheureux

Psaume XC-Livre 4 (13-14-15).

Notes :

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