Léo Cohn
ou le parcours d'un musicien-résistant
par le Grand rabbin Claude Heymann



Visio-conférence du Grand rabbin Claude Heymann
23 janvier 2022 - © ASIJA

En lisant quelques ouvrages sur l'histoire des Éclaireurs Israélites de France on découvre très vite le rôle que tiennent dès les années trente et durant la période nazie la musique et le chant au sein de ce mouvement. Dans ce cadre Léo Cohn s’impose d'emblée comme un des leaders les plus actifs.

Par ailleurs, notre propos s’intéresse aussi à l'immédiat avant-guerre parce que le terme "résistance" peut-être compris de façon un peu iconoclaste dans son sens large c'est à dire certes comme un mouvement d'opposition au nazisme, mais aussi comme un ensemble de considérations et d'actes permettant aux jeunes juifs de France de se démarquer d'un israélitisme français en partie figé et devenu difficilement compréhensible pour une masse de jeunes dénués de connaissances traditionnelles. Dans cette perspective on comprend qu’Aron Appelfeld ait pu écrire : "La Shoah ne prit pas le Juif dans toute la force de son ancienne foi, mais à un moment de faiblesse, alors qu'il était en train de chercher son chemin. Des fractions considérables du peuple juif avaient déjà rompu avec leur judaïté " (1).

En réalité, un certain nombre de jeunes sont préoccupés par ces questions et les tentatives pour pallier à cette situation sont diverses. A Strasbourg, par exemple, le Docteur Joseph Weill, médecin de renom et fils du grand rabbin Ernest Weill de Colmar, pense créer dans les années trente une "Université Juive", mais ce projet ne voit pas le jour (2). La raison de cet échec tient sans doute au fait que ce projet se cantonne trop exclusivement à la transmission de connaissances. Léo Cohn quant à lui, va justement offrir à la jeunesse juive de France de nouvelles perspectives en utilisant des outils innovants plus adaptés.

L'environnement familial et la vocation du jeune Léo.

Le père de Léo Cohn, Wilhelm-Willy Cohn (1883-1980) est le fils du rabbin Joseph Cohn (1850-1948) formé au séminaire rabbinique de Breslau et de son épouse Myriam Amélie Gutmann (1859-1929) originaire de Bauten (3). Le jeune Willy qui fait preuve d'une certaine orthodoxie se marie en 1909 avec Myriam (1886-1962) la fille cadette de Salomon Carlebach (1845-1919) rabbin de Lübeck, un des héritiers spirituels les plus actifs du Rabbin Samson Raphaël Hirsch (1808-1888) et de son épouse Esther née Adler (1853-1920), parents de douze enfants (4). Willy et Miriam auront eux-même quatre fils : 'Hayim Hermann (1911), Alexandre (1912), Juda Léo (1914) et Salomon (1921).

Au début des années vingt la famille Cohn s'établit à Hambourg, alors important centre d'affaires. Les Cohn y mènent une vie bourgeoise dans une belle et grande villa tandis que le rabbin Cohn et son épouse Myriam habitent non loin de là. Les garçons étudient quotidiennement avec leur grand-père les matières juives et leur grand-mère se met en tête de leur enseigner le piano, cependant seul Léo adoptera vraiment le clavier. Bénéficiant d'une éducation éclectique les jeunes Cohn auront, l'un après l'autre, l'honneur d'accompagner leur grand-mère aux représentations de l'opéra dont elle est une fervente. Par ailleurs, la métropole de Hambourg offre, en outre, à Léo de quoi alimenter son imagination : Les trains qui convergent vers ce nœud ferroviaire important et les bateaux qui, à partir du port, s'engagent vers la haute mer, nourrissent très tôt les rêves du jeune garçon (5).

Autant ses deux aînés, sont passionnés par leurs études, autant Léo est attiré par les arts, la musique et les sorties dans la nature, disciplines déjà très présentes au Talmud Torah, l'école juive, marquée par la personnalité du rabbin Joseph Tsvi Carlebach (1883-1942), l'oncle de Myriam qui l'a dirigée. Brillant pédagogue J.T.Carlebach aura aussi innové en introduisant très tôt l'enseignement de l'hébreu moderne, dans le cursus scolaire (6). Notons aussi que la génération précédente a déjà vu naître les mouvements de jeunesse, phénomène qui sera à l'origine de nombreux changements au niveau culturel (7).

Le docteur Joseph Jacobsen, professeur de langues, décèle chez Léo un fort intérêt pour la musique et l'emmène assister à des concerts. Le jeune garçon aime aussi le chant et il intègre très tôt la chorale du Mouvement Ezra, chorale au répertoire très varié qui va des chants juifs traditionnels au chant classique en passant par les chants des 'haloutzim - les pionniers de Palestine. C'est d’ailleurs dans ce cadre, qu'il rencontre sa future épouse Rachel Schloss (née en 1915), fille d'un instituteur, aînée de cinq frères et dont la voix de soprano fait sa conquête. Plus généralement, Léo qui est doté d'une imagination fertile aime aussi écouter, observer les gens et se pénétrer de musique, sans renoncer aux études juives, bien sûr.

Léo à Francfort-Sur-Le-Main

Après le lycée, c'est au travers d'une formation commerciale que Léo croit pouvoir rencontrer des gens et de voyager. Il entre, après ses débuts, dans une grande maison de textile à Francfort-Sur-Le-Main et devient rapidement responsable de secteur. Léo habite à Francfort avec son frère Alexandre, qui s'est inscrit en faculté de droit. Au plan général, nous sommes à l'orée des années trente : la République de Weimar est à l’agonie, l’antisémitisme se répand et le parti nazi arrive au pouvoir. Les jeunes ont alors de bonnes raisons de s'interroger sur leur avenir. Ses deux frères Alexandre et Hermann viennent en outre de rentrer de Jérusalem où ils ont passé quelques mois à la yeshiva de Merkaz Harav dirigée par le grand rabbin ashkénaze de Palestine à l'époque du Mandat britannique, Abraham Isaac Kook (1865-1935). Ce séjour aura sans doute été initié par le Rabbin Joseph Tsvi Carlebach qui a bien connu le Rav Kook lors de ses années passées dans la ville sainte au début du siècle. Léo quant à lui est donc très tôt influencé par les descriptions idéalisées de ses frères au sujet de ce pays en pleine construction.

L'arrivée en France et le contact avec les Eclaireurs Israélites de France

Les événements se précipitent et au vu de l’inquiétante situation des Juifs en Allemagne, les parents Cohn s’établissent à Paris avec Léo et Salomon ; les deux autres fils émigrent en Palestine. Son père ouvre une affaire d'import-export avec un certain Berstein, entreprise dans laquelle Léo travaille également et c’est par l'intermédiaire de l'associé de son père que Léo fait la connaissance de Robert Gamzon (1905-1961) dit Castor au milieu de l'année 1933 (8). Léo intègre alors rapidement le jeune mouvement des E.I.F tout en apprenant la langue de Molière. Il travaille certes dans l'affaire familiale mais passe tout son temps libre au local EI, appelé "Notre Cité" et lorsque son père doit fermer son commerce, ses affaires ayant périclité, Léo consacre toutes ses forces au mouvement juif scout.

Il est vrai que Castor et Léo Cohn s'accordent très facilement, d'autant que le projet des Éclaireurs Israélites de France semble tout à fait convenir au jeune réfugié. Ce mouvement tente de faire le pont entre la jeunesse juive française et les jeunes juifs originaire d'Allemagne et de l'Est européen qui affluent après la Grande guerre (9) en les initiant à la connaissance et aux pratiques juives d'une part et en les rapprochant de la nature par des sorties et des camps sous tente, d'autre part. Les E.I.F quant à eux, considèrent le sionisme religieux comme un objectif intéressant dans la mesure où le retour sur la terre des ancêtres et la mise en valeurs des espaces palestiniens semblent redonner un nouvel enthousiasme à la jeunesse. Cette affirmation doit être cependant nuancée puisque Léo s'affirme d'emblée comme franchement sioniste alors que Castor n'a pas encore franchi ce pas décisif, pas qu'il franchira, quelques années plus tard, pendant la guerre.

Les événements des années 30 impriment également leur marque et rapprochent les deux dirigeants. Les responsables des E.I.F et Léo Cohn sont convaincus que la "peste brune" atteindra un jour ou l'autre l’Hexagone. Il est, dès lors, important de sensibiliser la jeunesse juive aux périls qui l'attendent, et d'anticiper autant que faire se peut les moments difficiles. Au niveau spirituel, ils entendent donner aux jeunes un meilleur accès au judaïsme en les initiant à une pratique vivante, et désirent, au niveau humain leur faire acquérir le goût de l’effort au travers du scoutisme dans un cadre proche de la nature.

Castor, qui approche de la trentaine, trouve en cet esthète allemand de dix ans son cadet, une personne dotée d'une profonde culture juive, chose fort rare pour un jeune en France à cette époque et conscient de ce qu'il peut apporter aux jeunes de sa patrie d'adoption (10). Par ailleurs, Léo Cohn est aussi pourvu d'une forte joie de vivre et sait, grâce à son charisme exceptionnel, animer les fêtes juives au travers des chants tout en les ponctuant de commentaires religieux qui nourrissent la réflexion de ses auditeurs. Avec lui, les contraintes religieuses deviennent des opportunités. Cette ambiance chaleureuse tranche avec l'image austère, souvent très "docte" et "bourgeoise" qu'offre le judaïsme franco-français de l'époque.
Par ailleurs, Léo voit en Castor un idéaliste pragmatique, un organisateur hors pair, un homme solide, capable d’encadrer les jeunes et de donner une réelle audience à son travail spirituel au sein des E.I.F. On comprend alors comment ce jeune réfugié peu fortuné, sans bagage universitaire, parlant le français avec un fort accent germanique, mais pourvu d'une grande culture et en outre très charismatique, réussit à gagner très rapidement une place de dirigeant dans le cadre des EI.

En 1934, Léo Cohn prend en main le secrétariat National des E.I.F organise, "flûte à la main", des camps de formation de chefs et prend rapidement l'ascendant sur tous les responsables. Il enseigne l'hébreu ce qui est nouveau, tout comme il introduit des pratiques d'un "Judaïsme vivant " comme la distribution de colis de vivres (Mishloa'h Manoth et Matanoth laévyonim) pour les nécessiteux à Pourim, usage totalement inconnu à l'époque dans ces milieux. Par ailleurs, il monte une chorale au répertoire très divers et s'épanouit ainsi dans une approche de la musique qui lui correspond totalement.

Frédéric Hammel totémisé Chameau, un des fondateurs des scouts juifs strasbourgeois, rencontre Léo pour la première fois lors d'un Oneg - activité récréative du Shabath - organisé à l'occasion de son passage avec ses éclaireurs à "Notre Cité", le local des EIF de Paris, en 1936 : "Nous ne sommes pas de grands musiciens, raconte-t-il, et nous chantons comme nous pouvons. Léo et Chlomo,(son frère cadet qui doit avoir une quinzaine d'année) se lèvent...Ils entonnent, à deux voix, le Psaume pour le jour du Shabath : Le juste prospérera comme un palmier... Le chant est si pur, si simple si beau, que pendant un temps, nous sommes restés recueillis, charmés...jusqu'à ce que quelques Éclaireurs leur demandent de recommencer " (11). Le chant exerce, on le constate, une influence déterminante.

Mariage et l'engagement à Strasbourg

Le Rabbin Ephraïm Carlebach (1879-1936), rabbin de Leipzig, oncle de Rachel, célèbre leur mariage en 1936 en la synagogue de la rue de Montévidéo à Paris, dont Léo est devenu entretemps le baal koré, c'est à dire le lecteur attitré de la Torah. Il enseigne par ailleurs l'hébreu et le chant à l'école Maïmonide nouvellement créée à Paris par Marcus Kohn (1906-1998) (12). Ses parents ne sont pas présents à la cérémonie, ils viennent de s'installer en Palestine, précédés par Hermann et Alexandre qui sont déjà sur place depuis 1934. Léo sent, et ce, nonobstant des difficultés administratives réelles qui rendent son départ difficile à cette époque, qu'il a beaucoup à apporter à la jeunesse juive française et réussit à convaincre sa famille du bienfondé de sa décision : il veut rester quelques temps encore en France, sans abandonner l'idée d'une aliya remise à plus tard.

Léo et la Liturgie

Cependant si l'un des atouts essentiels de Léo Cohn semble être ses connaissances juives, nous nous intéresserons plus particulièrement à son rapport à la liturgie, à la musique et au chant. Dès son arrivée au Mercaz à Strasbourg en tant qu’animateur religieux, il célèbre souvent les offices sans être un ministre officiant au sens classique du terme. Sa voix fait forte impression en tant que 'hazan ou lorsqu’il entonne les zemiroth - les cantiques de Shabath -, comme le raconte Julienne Hertz dans ses mémoires : "La prière de Léo m'avait sortie du sentiment de néant où la prière me plongeait... Je me sentais plus proche des textes [...] Léo se rattachait à quelque chose que je connaissais et que j'aimais...Léo était un 'hassid, et cela me fit grand plaisir. Il était le premier que je voyais, il réalisait ce que je lisais dans les livres, il répondait aux questions que je posais aux livres et à moi-même, et en même temps, il était amical, dépourvu de critique, jeune, proche. Je pensais pour la première fois au mot "frère " dans le sens familial" (13). Sans doute la personnalité de Léo évoque-t-elle pour Julienne Herz sous certains aspects ces rabbis charismatiques rencontrés dans la lecture des récits 'hassidiques de Martin Buber (1878-1965) ouvrages connus de nombreux jeunes juifs de culture allemande (14).

La lecture de la Torah, propre à Léo Cohn, permet peut-être aussi de comprendre ses objectifs et le message qu'il désire faire passer. Loin d'emprunter un ton machinal et neutre en lisant la sidra - péricope hebdomadaire -, Léo présente un texte de Torah vivant quel que soit le niveau de connaissance de ses auditeurs (15). Il cherche à illustrer les différents passages grâce à une technique de lecture très personnelle. "Un dialogue, par exemple, se marque par le choix de deux registres différents et sonne comme un échange entre deux personnes. Les louanges sont récitées sur le mode solennel qui convient. De même la colère, la joie, la tristesse, la crainte, s'entendent littéralement dans le récit cantilé. La Torah devient ainsi tout simplement accessible ! Edmond Fleg (1874-1963) frappé par cette technique consommée le qualifiera de poète, ajoutant que ce terme désigne celui qui "réussit à faire revivre une œuvre sous une forme tout à fait personnelle" (16).

Si nous ne pouvons pas nous attarder sur les circonstances de l'arrivée de Léo au Mercaz, le nouveau centre des jeunes à Strasbourg en 1938, rappelons que c'est grâce à la tournée triomphale dans plusieurs communautés alsaciennes de la chorale parisienne des E.I.F toute nouvellement constituéem que le Comité des jeunes strasbourgeois réussit à convaincre les responsables communautaires et consistoriaux de débloquer les fonds pour engager Léo Cohn comme animateur du Mercaz, alors en projet. Une fois sur les bords de l'Ill, la musique reste un de ses atouts. Nous en voulons pour preuve le fait qu’il est heureux d’annoncer dans une lettre adressée à ses proches, habitant désormais en Palestine mandataire, qu'il vient de se voir prêter un piano (17). Il peut ainsi à nouveau s’exercer, préparer chants et compositions et travailler avec la nouvelle chorale qu'il est sur le point de constituer cette fois à Strasbourg.

Quelle est la recette de son succès ? Sans doute sait-il harmonieusement associer l'étude des textes traditionnels, le chant choral et les célébrations rituelles imprimant une ambiance et un style nouveaux qui emportent l'adhésion de la jeunesse. Cette approche qui s'inspire de la ferveur des juifs de l'Est participe d'un renouveau religieux tout à fait inédit pour l'époque et qui répond à une certaine attente.

Les débuts de la guerre

Évacué en octobre 1939 sur Gérardmer (Vosges), où il est un temps assigné à résidence en tant que citoyen allemand, Léo Cohn arrive à gagner Périgueux où se trouve une grande partie des juifs alsaciens, avant de s'engager dans la Légion Étrangère.
Transféré en Algérie pour effectuer ses classes il est ensuite cantonné à Colomb-Béchar. Léo raconte à Chameau (18) combien "il agit avec entrain". Il organise, dans le cadre même de l’armée des sedarim de Péssa'h ce qui lui permet dit-il "d'entrer en réel contact avec les juifs du pays ". A la fin des classes il cherche à trouver une fonction qui lui convient et il poursuit : "J'espère...en la musique. Je commence, puisqu'on a un peu plus de temps maintenant, à apprendre sérieusement à jouer de la flûte traversière ; un caporal-chef veut m'apprendre le fifre." Il finit d'ailleurs, au terme de sa période de classes, par intégrer l'harmonie de son régiment.

Les fermes-écoles des E.I.

En octobre 1940, une fois démobilisé et dès son retour d'Algérie, Léo Cohn reprend contact avec les E.I.F et se rend à Moissac à la maison de jeunes dirigée par Schatta Simon (1910-2003) où se trouve déjà son épouse et la petite Myriam née en 1938 (19). Après quelques jours de repos Léo se met au travail et participe à la création "[d'un] un fichier de 122 chants hébraïques, chaque chant étant inscrit sur une carte où l'on trouve le texte intégral en hébreu, sa traduction en français, les notes de musique avec la transcription en lettres françaises et une note explicative..." Membre de l'équipe nationale des E.I.F, Léo Cohn est nommé Instructeur national de chant et Aumônier itinérant.

C'est pour réagir aux circonstances que les E.I mettent sur pied une première ferme-école à Viarose non loin de Moissac en septembre 1940. Léo est un des responsables de ces fermes-écoles (20) destinées aux jeunes et où il va laisser sa marque la plus profonde. Il s'agit de créer de toute pièce, un peu sur le modèle des kiboutzim religieux, un style de vie juif et rural pour aider les jeunes à reprendre contact avec la nature et à poser les jalons d'une aliya à laquelle Léo et sa famille n'ont nullement renoncé (21).

Léo Cohn est chargé à partir de janvier 1941 de la direction spirituelle des jeunes de la maison de Lautrec, village situé dans la Tarn en Castre et Albi, et dont le noyau est constitué par des anciens de Viarose qui y résident depuis novembre 1940. Les Cohn investissent, avec la famille Gamzon la ferme d’Étampes alors que non loin de là les jeunes habitent dans la grande bâtisse des Ormes où se trouvent également les ateliers de menuiserie et de ferblanterie. Entre 1940 et 1942 c'est à partir de Lautrec élément central du groupe des six fermes écoles que Léo Cohn va rayonner (22).
Au niveau de l'accompagnement spirituel, Frédéric Hamel-Chameau fait la distinction entre la personnalité de Léo Cohn et celle du rabbin Samy Klein, aumônier général de E.I.F : Léo est "l'animateur ", Samy le "directeur de conscience ". Léo est le conseiller amical ; Samy tire son autorité de son savoir et de la précision de ses réalisations ; Léo de son charme personnel et de sa nature d'artiste, ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas de connaissances, bien au contraire !...Pour lui, la musique, et en particulier le chant, sont indispensables à l’ambiance de nos collectivités (23).

Léo Cohn, un 'hassid ?

Le 'hassidisme donne une place importante au chant, au chant spontané et parfois aussi au chant choral en lui attribuant la capacité de relier l'être humain à D.ieu. C'est pourquoi le lien entre Léo Cohn et le 'hassidisme apparaît d'emblée. A cette époque où le 'hassidisme d'Europe orientale exerce une grande influence sur les élites juives allemandes, les jeunes voient en Léo "un parfait 'hassid". Certes, il ne récuse pas totalement la référence, mais reste très circonspect vis à vis de cette affirmation. Il sait que cette façon de qualifier son action est un peu excessive et qu'elle ne peut être comparée à ce qui se passe dans les communautés 'hassidiques d'Europe de l'Est.
Il accepte cependant cette appellation, mais à sa manière. Ainsi écrit-il : "Si tout le monde est d 'accord... pour considérer comme néo 'hassidisme l'Adone Olam sur tralala et l'office en plein air avec gazouillis d'oiseaux, la Souccah construite par les campeurs et le cortège des prémices à Shavouoth, les fêtes de bar-mitsva pour garçons d'âge avancé et les mariages et autres fêtes de famille en chemise Lacoste et sans chapeau haut-de-forme, ne discutaillons pas sur les mots. Nous voici en face du Néo-'Hassidisme " (24).

On remarque ici le lien que fait Léo Cohn, entre les célébrations traditionnelles et son époque, avec un clin d’œil au sujet d'une marque de chemise à la mode ! Quoiqu'il en soit, Léo accorde une grande importance à la prière et avec elle, on l'a dit, au chant. Par ailleurs, il faut peut-être voir dans cette pratique d'un judaïsme "en commun " adaptée aux EI, la réalisation d'un des principes de Martin Buber au sujet de la communauté – Gemeindschaft -, unie et fraternelle, que les EI cherchent avec Léo à constituer, par opposition à la société – Geselschaft -, considérée comme trop froide et peu solidaire et ne pouvant répondre aux aspirations de la jeune génération…

La présence de Léo exerce un réel magnétisme, particulièrement sur les jeunes sensibles à la beauté et naturellement attirés par son côté artiste d'autant que le travail de la terre reste très dur pour ces citadins reconvertis en paysans (25). Léo Cohn provoque à Lautrec une véritable renaissance tant il sait transmettre la tradition juive et lui donner vie. Dès que Léo arrive quelque part, rapporte un témoin, il se saisit de sa flûte, en joue, il en vit littéralement. A cet instant on oublie la guerre, les malheurs, les problèmes (26).
Mais la flûte a aussi d'autres fonctions et en particulier celle de faire diversion pour calmer un brouhaha devenu ingérable ou apaiser les angoisses des uns et des autres. En effet, raconte Julienne Hertz originaire de Strasbourg et plus tard directrice de la maison de Beaulieu, alors qu'elle attend des enfants destinés à être cachés, arrive "le jeune homme...long et mince, courbé par avance avec une certaine tendresse sur le monde... En attendant les enfants, il sortit une flûte de sa poche... nous sourit à nous qui étions ensemble assis autour de la table. Puis il joua quelques motifs ascendants de Bach, une musique paternelle et arrondie, quelques phrases de Mozart cueillies comme des fruits frais, quelque pastorale d'Orient qui rétablirent en nous une paix oubliée et défaite. La paix resta attachée à cette heure..." (27)

Le Shabath avec Léo

Le Shabath, Léo donne toute sa mesure ! C'est quelques petites heures avant le coucher du soleil que tout commence. La plupart du temps, Léo vient de rentrer d'une semaine harassante où il a battu la campagne pour rendre visite aux enfants cachés ou s'est mis en quête d'une cache pour d'autres. A la belle saison, après quelques moments de repos, toute la famille habillée de frais : Léo et Rachel, Naomi (née en 1938) et Ariel dans sa poussette, font un petit tour en forêt. A cet instant règne alors le calme, un calme totalement irréel, comme si la guerre n'existait pas ! Enlacés, Léo et Rachel cheminent lentement dans le bois attenant en fredonnant des airs de circonstances.

On accueille lentement le Shabath, en majesté, avec des chants, on le sent doucement arriver au rythme des mélodies. Tandis que les prières s'achèvent, on dresse une belle table, et malgré l'indigence du repas celui-ci apparaît comme royal. "Léo entonne... Yom Zé LeYisrael, raconte Lia Rosenberg, la fille de Castor. La plupart des jeunes chantent avec lui, mais une ou deux mains se dressent : "Léo, explique-nous les mots, on ne comprend rien...!" Alors, Léo explique. Puis il lance un deuxième chant et le traduit également. " Ces heureuses agapes se terminent par le Shir Hamaaloth entonné sur l'air de la Hatikva.
Après le Birkath hamazon - les actions de grâce en fin de repas -, vient le temps des horoth, ces danses venues tout droit des plaines de la Arava, danses auxquelles s'adonnent les pionniers des villages juifs de Palestine. Léo arrive ainsi, de Shabath en Shabath à créer une atmosphère sereine et heureuse où l'on devine la venue presque imminente du messie ! "Cette joie [du Shabath[ les défricheurs la sentent, la perçoivent presque d'une façon concrète et quand la chorale que Léo vient de constituer (on est en mars 1941) entonne triomphalement le premier psaume, tous les yeux sont brillant de joie." (28). Le chant n'est pas limité au Shabath bien sûr, poursuit Castor dans son journal (29) il est omniprésent "ça chante ça travaille, ça travaille, ça chante dans l'atelier de Léon et 'Haïm." où les jeunes s'initient à la menuiserie. Tout cela bien sûr malgré l'inconfort, le froid et la nourriture insuffisante.

La tournée de la Chorale et ses implications

Mais le chant ne devient-il pas une arme un peu plus politique ? On est en droit de poser la question car, en pleine guerre, en ce mois de janvier 1942, glacial s'il est, Léo et sa chorale entament une tournée à Toulouse, Marseille et Montpellier. Ils ne sont pas toujours bien accueillis car certains responsables ne comprennent pas que garçons et filles chantent ensemble dans une synagogue comme c'est le cas à Marseille. Par ailleurs, on peut facilement imaginer les difficultés que représentent la réalisation de ce projet lorsqu'il s'agit de faire répéter de jeunes adultes peu disciplinés et harassés par le travail de l'exploitation agricole. Et pourtant les E.I.F tiennent à cette tournée et lui accordent une grande importance. Nous en voulons pour preuve le fait que Castor, commissaire national du mouvement, en général fort occupé, accompagne lui-même les choristes et tient à prendre la parole à chaque concert. Dans quel but ? La réponse peut se trouver dans un des articles publiés dans Sois Chic, le journal dactylographié et mural des E.I. La chorale
"va se produire devant un public d'initiés, écrit Charles Weil (30) qui jugeront de l'exécution et de profanes dont l'opinion sur la musique hébraïque et palestinienne dépendra certainement de cette audition, sans doute unique pour eux.. [d'autant que c'est] d'eux [que] va dépendre l'opinion du grand public sur l'âme musicale de notre peuple..." Par ailleurs, les E.I.F n'étant pas toujours bien vus par les dirigeant consistoriaux, cette tournée vise aussi à conquérir de nouveaux soutiens.

La chorale représente "la musique hébraïque et palestinienne" et doit témoigner de "l'âme musical" juive. Ce sont donc de lourdes responsabilités qui pèsent sur les épaules des jeunes choristes.
La chorale des E.I.F semble être, dans l'esprit de Charles Weil et sans doute on le suppose aussi pour Léo Cohn, "la vitrine " du chant juif et du sionisme, et ce spectacle entend présenter les capacités artistiques de ces jeunes "paysans " malgré les circonstances. Dans l'esprit des dirigeants des E.I.F, ces "pionniers " représentent aussi les défricheurs palestiniens tout aussi capables de semblables performances. On comprend alors pourquoi Léo tient à préciser dans le programme imprimé les différentes fonctions des choristes au sein de la ferme de Lautrec qui sont : cuisinière-ménagère, moutonnier-vacher, menuisier ou encore simplement laboureur ! (31)
Les chefs E.I.F cherchent à montrer par cette tournée combien ils sont capable, grâce au scoutisme, d'aider les jeunes qui leur sont confiés, mais aussi à montrer aux responsables de la communauté juive française qu'il savent répondre aux aspirations de la jeunesse (32). Ils attendent également que l'administration consistoriale s'en souvienne et les soutienne le jour venu, après la tourmente.

Par ailleurs, la musique est présente aussi, de façon très étonnante, chez des cadres E.I.F. Nous en voulons pour preuve le long article non signé paru dans Sois Chic daté de mai 1944 consacré à "l'interprétation musicale " où l'auteur que nous n'avons pas réussi à identifier insiste sur la responsabilité morale de l'artiste... "Le musicien se doit d'interpréter c'est à dire de donner à "sentir la bonne musique de tout notre (son) cœur et d'approfondir les œuvres de Bach, Haendel, Mozart, Haydn et Beethoven, qui reflètent la liberté du monde. Car le grand danger pour l'artiste c'est la virtuosité, et les virtuoses jouent sans esprit et sentiments. La virtuosité tue l'interprétation ...car les virtuoses... ne sentent pas ce qu'ils veulent interpréter. " La musique reste un sujet d’intérêt pour les jeunes et les moins jeunes malgré la tourmente (33).

La fin

A la fin de l'année 1943 le mouvement appelle à la fermeture des fermes écoles à cause des rafles. Il est alors convenu que Léo Cohn accompagnera un groupe de jeunes désireux de rejoindre la Palestine en passant par l'Espagne sans attendre le débarquement que l'on sent proche. C'est ce qu'il fait après avoir accompagné ses enfants et son épouse en Suisse pour les mettre en sécurité. Il est malheureusement arrêté en pleine gare de Toulouse le 19 mai 1944 (34) avant même d'avoir entamé ce périple au travers des Pyrénées.

Mais quelques soient les circonstances Léo reste Léo. Il est à ce point pénétré de la valeur du chant et de sa capacité à tirer les jeunes vers une réalité spirituelle susceptible de les stimuler pour affronter les épreuves, qu'il trouve les forces de mettre sur pied, dans le camp de Drancy même, une énième chorale. Il est vrai que plus de trois cents enfants traînent désœuvrés parmi les adultes dans l'enceinte de cette antichambre d'Auschwitz entre mai et juillet 1944 et qui sont sans doute heureux de participer à de telles activités. Il n'est pas étonnant que Léo Cohn ait tout naturellement retrouvé ses réflexes d 'éducateur en jouant avec ces jeunes pour les occuper et en les initiant au chant choral. Cependant, les départs qui se succèdent ne lui permettent pas de mener un travail régulier avec des répétitions suivies. De nouvelles têtes apparaissent constamment alors que d'autres manquent malheureusement à l'appel.

Chameau écrit à ce sujet : "et lorsqu'après la Libération nous visiterons les bâtiments..., nous trouverons, parmi les nombreux graffitis sur le plâtre des murs, l'insigne de la chorale E.I.F, deux croches reliées et la signature de Léo suivie de la mention Instructeur national des E.I.F" (35). Effectivement la dernière chorale de Léo s'était tue dans un de ces lourds wagons à bestiaux partis un jour de la sinistre gare de Bobigny.

Quelques fondements philosophiques

Vladimir Jankélévitch, lui-même résistant peut nous aider à comprendre en quoi la musique parle à des jeunes même dans l'adversité : "Les hommes ne peuvent pas parler tous ensemble, il faut, pour rendre possible un échange, que leurs paroles s'attendent les unes les autres et se confrontent dans le dialogue...Mais les hommes peuvent chanter ensemble ; l'harmonie associe à son gré les voix et les timbres des instruments, car l'épaisseur de la polyphonie conduit sans qu'elles se gênent plusieurs lignes de sens et les contre-pointe à l'infini l'une avec l'autre" (36).

La période tragique de la guerre est-elle propice à la parole ? Nous pouvons imaginer les difficultés qu'ont les jeunes à exprimer leurs souffrances et leurs peurs. Devant le danger il faut absolument tenir et rester fort et il ne reste que peu de place pour la parole. Cette situation a-t-elle, en partie au moins, poussé les chefs E.I.F à placer la musique au cœur du vécu de leurs groupes afin de créer un sentiment de cohésion dans ces centres où se côtoient des jeunes apeurés et d'origines si diverses ? (37)

Par ailleurs, on peut en outre, imaginer que Léo comme tous les jeunes orthodoxes de son temps est imprégné des idées du Rabbin Samson-Raphael Hirsch qui traite longuement de l'esthétique. En effet, pour le maître de Francfort, la beauté est une des formes par lesquelles la culture, le Derekh Eretz se manifeste. "La joie (que l'on ressent) pour la beauté de la nature et pour les formes esthétiques..., est un pont vers la joie, vers tout ce qui est beau et moral. Le sentiments qui accorde une jouissance de l'harmonie et de l'ordre, est apparenté au sentiment de l'ordre et de l'harmonie du domaine moral" (38). Léo Cohn considère d'ailleurs le juif observant comme un véritable artiste, et particulièrement dans sa faculté créatrice pour pouvoir "animer le moindre geste religieux d'une âme nouvelle ".

L'idéal de la beauté est, on le sait depuis les philosophes grecs, le reflet d'une certaine perfection morale. Mais en nous rapprochant de Léo, rappelons que ces conception "hirschiennes" trouvent leur source dans les idées de Schiller (1759-1805) pour qui la fonction de l'esthétique est d'établir une harmonie entre les sens et la raison. C'est, affirme-t-il : "Par la beauté (que) l'homme sensible est conduit à la forme et à la pensée, par la beauté (que) l'homme spirituel est ramené à la matière et rendu au monde des sens". Selon Schiller toujours, et c'est à notre avis une clef importante pour comprendre l’action de Léo Cohn, "c'est en effet à partir de l'état esthétique seulement et non de l'état naturel que la disposition morale peut se développer" (39).

Conclusion

Né dans une famille orthodoxe mais ouverte sur la culture de son temps, le jeune Léo Cohn se révèle très rapidement être un artiste attiré par la musique ; mais c'est au travers du chant qu'il va se réaliser en intégrant les E.I.F grâce à son talent. Il sera durant la tourmente, à la fois l’animateur de la ferme-école de Lautrec et "instructeur national " du Mouvement. Léo Cohn joue d'ailleurs depuis le milieu des années trente un rôle central au niveau des cadres E.I.F et participe à tous les réunions, conseils nationaux et camps de formation organisés. Il s'efforce alors de transmettre, grâce à ces mélodies, les idées force du judaïsme en animant les célébrations du Shabath et des fêtes, et en illuminant de sa personnalité feux de camps et autres moments festif. Il n'est bien sûr pas seul à enseigner en pleine guerre : Marc Breuer (1912-2002), Jacob Gordin (1896-1947), Aron Wolff (1918-1944) et d'autres encore, mais l’atout de Léo Cohn est sans doute, comme le dit V. Jankélévitch, d'avoir pu créer "une harmonie " en permettant à ses disciples de chanter ensemble et de contribuer à fonder, ne serait-ce que très brièvement, une Gemeindschaft, cette véritable communauté fraternelle à laquelle aspire la jeunesse juive des années quarante.

Pour Léo Cohn, pour Castor, et d'autres dirigeants E.I.F l'art - ici la musique -, alliée au travail de la terre, tous deux bien sûr associés à l'étude des textes traditionnels, aident le peuple juif à atteindre sa vocation (40). Ces fondamentaux constituent non seulement la plateforme idéologique du mouvement scout mais aussi leur manifeste politique, tant pour les moments d'adversité que pour la reconstruction qu'ils appellent de leurs vœux, en France ou en Israël.
Plus généralement, c'est à une double action de résistance que se livre Léo Cohn en participant à la protection des enfants juifs grâce à leur intégration dans les ferme-école et en prenant part au renouveau spirituel de la jeunesse. Cette cure de jouvence, il en est convaincu, leur apportera une certaine fierté et leur permettra aussi de participer à la reconstruction future en s'y étant préparé matériellement et spirituellement.

Car, comme il l'écrit lui-même dans Sois Chic (41) : "A travers fausseté et mensonges, tricheries et falsifications, nous devons trouver un chemin de droiture et d'honnêteté. Qui osera affirmer que nous sommes restés purs devant toutes les tentations de marché noir, de vol et de petites combines. Contre tout cela nous devons réagir, si nous ne voulons pas avoir le dégoût de nous-même, le jour où l'oppression cessera." Le chant et la musique auront sans aucun doute été les outils privilégiés dans l'esprit de Léo Cohn pour montrer aux jeunes juifs français la voie qui mène vers la droiture et l’honnêteté.


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