Léo Cohn (suite et fin)

Lautrec dispersé

Fin 1943, après la décision d'éloigner de nos fermes les femmes et les enfants et de n'y laisser que des équipes réduites pour l'entretien, suivie de celle de la liquidation, Léo se chargera d'un petit groupe et s'installera avec lui dans une ferme isolée. L'éclatement du Chantier Rural de Lautrec est, dans l'esprit de Castor, une préparation à la "montée" au maquis. Un peu plus tard, après les négociations avec l'A.J. (Armée Juive) s'y jouteront les préparatifs du départ pour l'Espagne.

La Roussinnié, à six kilomètres de Monredon-Labessonnié deviendra sous la direction de Léo un petit centre d'études juives et musicales. Il publie un fichier de chants juifs et scouts, quelques-uns harmonisés par lui. Les journées seront consacrées à l'étude, les soirées au chant. Je me rappelle avoir envoyé l à-bas un Taluyérain s'intéressant particulièrement à la liturgie. Par les contacts personnels et permanents, Léo exercera une grande influence sur les jeunes gens qui l'entourent, influence qui se sent encore aujourd'hui chez certains avec qui je reste en contact.

Jean-Paul Nathan, avant de rejoindre le maquis E.I.F. le 6 juin 1944, est resté à Montredon ; il y a loué une chambre où il héberge un étonnant garçon qu'on appelle "Henri Violon" - c'est un Juif allemand, qui ne sait jouer que du violon et à Lautrec, par égard à ses mains fines de musicien, on l'a dispensé de toutes les corvées.
J'étais en fait le secrétaire de Léo, raconte J.P. Nathan, aujourd'hui journaliste à Paris, et plus précisé ment son "rewriter". Comme Léo écrivait un français assez lourd, avec parfois des fautes (vénielles) de syntaxe, je le "traduisais". C'est ainsi que j'ai collaboré à son office de Pessa'h pour le Chantier Rural de Lautrec, et surtout à son office du vendredi soir. Sur mon vélo, je faisais les six kilomètres qui me s éparaient de la Roussinnié et je passais la journée avec Léo, Rachel et leurs enfants, dans une extraordinaire ambiance calme, poétique, quasiment inspirée et comme visitée par Dieu, malgré les menaces qui pesaient sur nous tous. Léo me dictait les textes de ses messages pour "Sois Chic" et pour un autre journal dactylographié dont j'avais eu l'id ée et qui, sous le nom de "Hazak" (Sois Fort), s'adressait aux plus jeunes. Je tapais les journaux en deux ou trois fois dix exemplaires sur ma machine, dans ma chambre de Labessonnié.
J'ai perdu tous les journaux mais je me souviens très bien du contenu des messages de Léo qui étaient à l'opposé de la propagande pour une résistance armée reçue par ailleurs très largement. Quelques jours avant le Débarquement, il m'avait ainsi dict é le seul texte que j'ai retrouvé (parce que je l'avais publié dans «l'E.I.F.» de mai 1945) :

"A travers fausseté et mensonges, tricheries et falsifications, nous devons trouver un chemin de droiture et d'honnêteté.
Qui osera affirmer que nous sommes restés purs devant toutes les tentations de marché noir, de vol et de petites combines.
Contre tout cela nous devons réagir si nous ne voulons pas avoir le dégoût de nous-mêmes, le jour où l'oppression cessera."
A l'époque, certains penseront que Léo a d'étranges préoccupations. Ne s'agit-il pas avant tout de sauver notre peau et de lutter à mort contre l'ennemi nazi voulant nous anéantir."

Aujourd'hui, avec le recul de plus de trente cinq années, je reste profondément persuadé que Léo a eu raison contre tous, que c'était ce qu'il fallait dire et répéter, à ce moment, car il est aussi important, sinon plus, de sauver son âme que sa peau. Les nazis ont tout souillé, ils commençaient à nous contaminer. Ont-il d'ailleurs jamais cessé ?
Notre dernière rencontre se situe à Lyon. Était-ce avant la naissance d'Aviva ? Ou après ? Je ne saurais le dire. Nous avons convoqué ce qui sera la dernière réunion de l'Equipe Nationale. Devant le danger croissant et dans la certitude d'un débarquement imminent des Alliés, nous déciderons la totale décentralisation du Mouvement et la disparition de toute activité "visible". Chacun d'entre nous aura une fonction dans les secteurs clandestins. Léo, dont toute la famille est en Eretz Israël, sera chargé de prendre la t ête de ceux qui, ayant opté pour l'alyah, traverseront les Pyrénées par petits groupes. La Sixième prend sur elle la sécurité de la famille de Léo.

Il voudra accompagner les siens jusqu'à Annecy, plaque tournante des passages en Suisse. Les amis de la Sixième insistent lourdement pour que Léo se mette, lui aussi, en sécurité, sans réussir à ébranler sa résolution de se soumettre à la décision de l'Equipe Nationale.

De retour d'Annecy, et quelques heures avant de prendre le train à Castres, pour Toulouse, son sac à dos à ses pieds d'où d épasse la flûte dont il ne se sépare jamais, Léo fera à Jean-Paul Nathan venu lui dire au revoir, le récit de ce qu'il appelle "un miracle" : La veille il a conduit sa famille jusqu'à la frontière suisse. Dans l'hôtel de Lyon où ils sont descendus, Léo fait la prière du matin avec son fils Ariel, cinq ans. Il met ses phylactères et son châ le de prière qui ne le quittent pas plus que sa flûte, et ils feront tous deux si bien la prière, le père et le fils, que le train sera manqué. Le train manqué sera contrôlé et tous les Juifs découverts seront déportés. La famille de Léo prendra le train suivant et arrivera sans encombre à Annecy.


La Gestapo

Le 2 mai 1944, Rachel et les enfants traversent la frontière suisse sans encombre. Le 14 mai, Castor donne à Léo les dernières instructions pour lui et pour l'équipe qu'il doit mener en Eretz Israël. Le 16 mai, Léo fait ses adieux à ce qui reste du groupe qu'il a dirigé. La distance de la ferme à la gare de départ est de 20 kilomètres. Il n'y a qu'une seule bicyclette et en mauvais état. Comme Léo doit rejoindre le rendez-vous avec un camarade, ils se serviront de la bicyclette à tour de rôle : pendant que l'un pédale, l'autre suit au pas de gymnastique.
Il partira avec quelques jeunes gens, de la gare de Saint-Cyprien, à Toulouse. A peine arrivé dans la salle des pas perdus, deux hommes en civil se précipitent sur lui. L'un dit : "Da haben wir dich du Judenschwein!" (Nous te tenons cochon de Juif). Deux autres personnes seront arrêtées avec Léo. Des trois, une seule a survécu.
Abraham Bock, ancien de Taluyers, témoin de la scène et faisant de la même équipe, n'est pas inquiété. Il parvient à se mêler à la foule des voyageurs descendant d'un train et à se sauver.

Léo fait savoir que lui et ses compagnons d'infortune sont à la prison de Toulouse. Castor tentera d'entrer en rapport avec eux, ne serait-ce que pour leur faire parvenir un colis. Sancho (Elsa Safern), un de ses agents de liaison, se présente à la prison pensant avoir soudoyé un des soldats allemands. Il lui donne rendez-vous pour le lendemain. Elle arrive à l'heure convenue avec un paquet de ravitaillement de vêtements… pour se faire mettre en prison à son tour ; elle est tombée dans une souricière.
Par chance, et grâce à sa présence d'esprit, Sancho s'en tire. Elle prend un air imbécile et maintient mordicus qu'un inconnu lui a offert de l'argent pour qu'elle apporte un colis à un détenu qu'elle ne connaît m ême pas. Elle sera relâchée.

Drancy

Léo et ses deux compagnons sont transférés à Drancy. Ils savent, hélas, que c'est l'antichambre de la déportation. Pas un instant Léo ne se décourage. Il retrouve, sur le champ, ses réflexes d'éducateur.
Il y a, à cette époque, beaucoup d'enfants à Drancy. Ils traînent, désoeuvrés, parmi les adultes. Leurs parents, dans la mesure où ils ont des parents au camp, sont trop d émoralisés pour les occuper. Léo entreprend, dès son arrivée, de les grouper, de les faire jouer, de les faire chanter. Il constitue une chorale et lorsqu'après la Libération nous visiterons les bâtiments de Drancy, nous trouverons, parmi les nombreux graffitis sur le plâtre des murs, l'insigne de la chorale E.I.F., deux croches reliées et la signature de Léo suivie de la mention "Instructeur National E.I.F.".
A ces enfants s'ajouteront les 300 enfants de 1 à 15 ans, ramassés par la Gestapo dans les centres de l'U.G.I.F. de Vauquelin, Secré an, des Rosiers, de Louveciennes, Montreuil et chez les nourrices de Neuilly.

Avant son départ, Léo peut faire passer à Rachel un petit billet où il dit entre autres :
Je pars en direction inconnue, et dans le convoi, il y a 300 gosses ! (...) Quelle misère d'en voir tant qui ne connaissent ni père ni mère, qui ne se rappellent pas leur nom ! Je joue souvent avec ces enfants, j'ai quitté la serrurerie pour eux et j'ai fait des mains et des pieds pour les accompagner dans leurs wagons, mais c'était impossible : les hommes "seuls" subissent un régime plus dur et sont enfermés à part. J'ai pu réunir une petite chorale, mais elle change tous les jours d'effectif, il est difficile de faire du travail.
Auschwitz

Léo et les enfants feront partie du convoi de Drancy n°77 du 31juillet1944. Plus de 1.300 personnes dont la sélection laisse en vie, à l'arriv ée à Auschwitz, 283 femmes, 291 hommes et pas un seul enfant... 141 femmes et 68 hommes survivent en 1945. Léo n'est pas de ceux-là.

Le 17 mai 1944, veille de mon départ pour la Suisse, je suis à Toulouse. J'apprends aussitôt le drame de l'arrestation de Léo et de ses compagnons.
Il faudra, dès que je le pourrai,joindre Rachel, la mettre au courant. Au camp de quarantaine de Champel, j'informe Denise Gamzon et Jacques Pulver. Ils sont d'avis qu'il n'est pas urgent d'en parler à Rachel, puisqu'il reste un petit espoir de voir Léo s'en tirer d'une façon ou d'une autre. Je ne demande pas mieux que de me dérober à une mission aussi pénible.
Rachel et Pivert seront bientôt transférées dans un autre camp. C'est là qu'un peu plus tard Pivert la mettra au courant. Après son alyah, Rachel aura la certitude de la mort de Léo. Longtemps, longtemps, elle a espéré.

Un Témoin

La Providence voudra qu'un de mes amis soit témoin du séjour de Léo au camp d'Auschwitz. Robert Weil appartenait, dans les années vingt, au premier groupe de jeunes dont j'ai eu à m'occuper.
Nos chemins se croiseront à nouveau quand Robert, licencié ès Sciences, préparera le concours de l'Agrégation dans l'un des laboratoires de l'Institut de Chimie. Exclu de l'enseignement par le Statut des Juifs, il se consacrera dès lors à l'é ducation dans les Maisons d'Enfants de l'OSE. Il appartient à l'équipe dirigeant "La Chaumière", à Saint-Paul-en-Chablais, au-dessus d'Evian, tout près de la frontière suisse. Au cours d'un voyage il sera arrêté avec sa femme et ses deux fillettes. Tous quatre seront déportés. Sa femme et ses fillettes succomberont à la sélection dès leur arrivée à Auschwitz. J'extrais les passages suivants d'une de ses lettres :
Nous nous sommes rencontrés au camp d'Auschwitz I Stammlager avec l'émotion que tu devines. Nous nous sommes embrassés et nous avons pleuré.
Dès cette rencontre, tous les soirs, après l'appel épuisant qui durait des heures, au garde- à-vous, après la journée harassante de travail, de coups, de faim et - très rapidement - de froid, nous passions pratiquement la soiré e ensemble, la partageant avec mon ami le professeur Marc Klein et le grand-rabbin Hirschler (...) (Hirschler est mort à Dachau, à peu de jours de la Libération).
Souvent, nous nous arrangions pour travailler ensemble au Holzhof (14) à décharger des troncs d'arbres, travail dangereux, car si on se cassait un membre, on était bon pour la chambre à gaz. Nous avons donc évité le Holzhof pour le Bauhof (14) où nous faisions les débardeurs, porteurs de rails et de briques. Nous les chargions sur des wagonnets. Là , on récoltait force coups ; néanmoins, c'était moins dangereux; puis nous avons été ensemble à la Huta, commando où l'on construisait un collecteur en béton pour l'eau. C'était un commando très dangereux aussi. Les Vorarbeiter(15) étaient souvent des criminels de droit commun très méchants, ou encore des Polonais ou des Russes pour lesquels nous n'étions que des esclaves d'un rang inférieur, taillables et corvéables à merci.

Léo et moi avons toujours pu faire la prière; en effet l'appel du matin durant au moins une heure, avant le départ pour le travail, nous faisions l'office (sans Tefiline évidemment) au garde-à -vous. Les offices du soir, nous les faisions ensemble pendant l'appel du soir. Quelquefois, nous avons pu refaire l'office avec minyane en allant chez Hirschler ou chez un des rares rabbins survivants de Pologne.

De quoi parlions-nous? De notre misère morale : Moi, inutile de l'expliquer, le fait d'être venu là avec ma femme et les deux petites, la certitude qui s'était lentement é tablie en moi de leur fin tragique. Léo parlant de sa femme Rachel, des trois enfants, espérant toujours qu'ils échapperaient au même sort, mais se faisant néanmoins infiniment de soucis à leur sujet.

Nous discutions de Thora, des Psaumes pour lesquels il avait une prédilection marquée, des Prophètes dont nous savions de nombreux passages par coeur et qui nous redonnaient de la force intérieure, la chaleur de l'âme, le sentiment que même si nous devions disparaître, la Thora continuera à éclairer le chemin du peuple d'Israël. Dans la nuit qui nous entourait, elle était un flambeau qui illuminait notre route, le miracle de l'éternité d'Israel et nous savions qu' "il y a un espoir pour ta descendance" (Jérémie, XXXI, 17). Nous savions que "tu trouveras alors ton plaisir en Dieu et Je t'installerai sur les hauts-lieux du Pays" comme le dit Isaï e (LVIII, 14).

Nous aimions aussi la philosophie médiévale : Saadia Gaone, Ram-ban, les Mutakallimun (16), Ibn Rochd (Averroès) Ralbag (Rabi Lévi ben Guerchone), l'auteur du Séfer Mil'hamoth Hashem, que j'ai toujours aimé. Léo connaissait mieux les modernes. Il aimait Franz Rosenzweig (Der Stem der Erloesung : L'É toile de la Rédemption). En réalité , j'en revenais surtout à Rambam, dont je connaissais le Moré Nevou'him (Guide des Egarés) vraiment bien et j'essayais de convaincre Léo de voir les choses sous un angle plus rationnaliste, c'était mon illusion de l'époque. J'ai changé depuis. Maintenant, je pense que l'essentiel est le "Streben" (17) à tout échelon de l'échelle de la connaissance ou de l'éthique : "Wer immer strebend sich bemueht, den werden wir erloesen" (18).
(...)
J' étais encore jeune à l'époque, de formation cartésienne. Léo avait plus de contact avec le monde de l'imaginaire étant musicien et poète, et il était près du mystique, proche des Maîtres "ivres de Dieu".

Un jour, alors que nous pelletions la terre gelée, rebelle à nos efforts, sous les regards et les coups des Vorarbeiter qui passaient avec la Peitsche (19), il m'a dit : "Vois-tu, chaque coup de pioche que nous donnons dans ce roc avec le peu de forces qui nous restent, c'est un cantique que nous chantons à la gloire de Dieu. Ecoute cette mélodie qui monte vers l'Eternel de Ses enfants". Cela m'a infiniment touché et j'y ai toujours pensé par la suite. Je vois encore aujourd'hui son regard lumineux ; la puret é de son âme rayonnante apaisait. J'avais souvent l'impression d'une transparence de l'être auprès de lui ; tu vois ce que je veux dire : une joie intérieure sereine l'habitait, au-delà des contingences tragiques dont la pesanteur désolante caractérisait notre quotidienneté .

Aux environs du mois d'octobre 1944, après des aventures qui ont failli tourner très mal pour moi, mais où j'ai ét é sauvé gr âce à un véritable miracle, l'Arbeitsdienst (20) du camp, qui était dirigé par les plus anciens détenus (en principe des Haeftlinge (21)) à étiquette rouge, c'est-à-dire internés politiques, de l'extrême-gauche au "Centrum" catholique, j'ai été affecté à la Waescherei (22) du camp, commando de travail considéré comme excellent en raison du trafic de linge et d'habits. La journée, je ne voyais plus Léo. Par contre, le soir, nous étions ensemble.

L'intermède de ce commando a été bénéfique, car j'ai pu introduire non sans danger réel, car on était fouillé au retour - des chemises chaudes, molletonnées pour Léo et pour d'autres amis, entre autres le grand rabbin Hirschler, le professeur Klein. Il fallait mettre le linge, et aussi les pullovers, les chaussettes en surplus, sur soi et courir le risque de la fouille. Je n'ai jamais fait du commerce avec cela, comme c'était pratique courante. Le trafic qui se faisait là était éhonté et impitoyable. J'ai toujours tout apporté gratuitement, par amour de mon prochain. Je crois que Dieu m'a protégé à cause de cela.

J'ai également pu procurer à Léo, qui avait toujours très faim, pendant longtemps, un litre supplémentaire de soupe le soir. Vers l'hiver, l'Arbeitsdienst m'a affecté au laboratoire Raisko, où mes douze heures de travail se passaient à doser le glucose dans les urines des soldats de la Wehrmacht. On avait l'avantage d'être au chaud, dans une atmosphère scientifique (120 Haeftlinge de toutes nationalités, médecins, bactériologistes, biologistes, chimistes, physiciens, etc...). Le soir, on réintégrait le camp, avec tous les ennuis y afférant, les appels le matin et le soir. C'est au labo que j'avais un avantage de soupe que je destinais à mes amis faibles, comme Léo.

C'était surtout Léo que je surveillais. Il était devenu très maigre et comme nous risquions d'être "sé lectionnés", ce qui, à Birkenau, voulait dire gazés, je m'inquiétais fort pour lui. Nous avions échappé une première fois à cette sinistre sélection début octobre et cela nous avait fait une impression tragique : Nous avions défilé nus devant une commission de trois officiers SS. Le critère du gazage était la vue du "triangle fessier" : les trois os, dont le coccyx. Des milliers ont défilé ce jour-là. Nous fûmes sauvés, n'étant pas encore assez maigres. Mais des centaines de camarades, furent mis au départ, dont de bons amis et des cousins à moi. Nous ne les vîmes plus jamais et notre douleur fut grande et nos perspectives de survie de plus en plus sombres.

Le soir, à l'appel, l'Arbeitsdienst communiquait les besoins en ouvriers qualifiés et en spécialistes. Un jour, en novembre 1944, on demanda des violonistes et des flûtistes pour l'orchestre du camp. (Cet orchestre avait sa place près du portail ; il jouait des marches "entraînantes" aux heures où les commandos de travail devaient défiler au pas, à l'aller et au retour. C'est du plus sinistre effet sur notre état d'esprit, du moins pour ce qui me concerne).

Le soir en question, Léo ne savait que faire. Devait-il se présenter? Les avantages auraient été grands: Echapper à la promiscuité dégradante des dé tenus de tout poil, jouer d'un instrument, être bien au chaud, etc... Il décida donc de se présenter à l'examen de compétence qui devait avoir lieu le lendemain. C'est ce soir-là que nous nous vîmes pour la dernière fois.
Le lendemain soir, lorsque je le recherchais, j'appris ce qui s'était passé: En se rendant à la convocation, Léo fut pris dans la Lagerstrasse (23), dans une rafle, dont le but était de dépister les Haeftlinge qui désertaient le travail et se réfugiaient dans les blocs vides. Il eut beau expliquer aux S.S. qu'il était convoqué comme musicien à l'Orchesterstube (24) ils ne le crurent pas et l'embarquèrent, avec tous ceux qu'ils avaient attrapés, dans un convoi pour les mines de sel de Silésie...

J'en conçus un immense chagrin, j'étais proche de la dépression nerveuse. Maintenant que j'écris, les larmes me montent encore aux yeux. Je revis ce vide déchirant qui m'envahit le coeur lorsqu'on me fit le récit de son départ tragique. J'eus de suite l'intuition que "les jeux sont faits, rien ne va plus...".

Il se peut que le dernier renseignement concernant l'envoi de Léo dans les mines de sel soit erroné. Le certificat de décès que poss ède Rachel mentionne le camp du Stutthof non loin de Dantzig. Ce fait sera confirmé par une lettre d'Ernest Moszer, un des collaborateurs de la Sixième, arrê té à Lyon. Il raconte à ses parents qu'il est libéré et se trouve à l'hôpital :
Je veux maintenant vous donner quelques nouvelles des camarades qui ont été prisonniers avec moi et vous prie de les transmettre à leurs proches.
A Drancy, je rencontrai Léo Cohn de Lautrec, qui resta avec moi à Auschwitz et au Stutthof ; puis il partit dans un autre commando que le mien, où il est mort de dysenterie, ce que j'ai appris à Vaihingen par un camarade qui avait fait partie de son commando.
Je raconterai ailleurs ce que je sais d'Ernest, de son travail, de son courage. Je n'ajouterai qu'une seule chose: Cette lettre écrite à ses parents sera le premier et... le dernier signe de vie donné après sa libé ration. Lui aussi succombera aux privations du camp, sans avoir eu le bonheur de revoir sa famille. Comme par un fait exprès, les témoignages sur la vie et la mort de Léo convergent vers moi. Je possè de, depuis 1946, une copie partielle de la lettre d'Ernest Moszer. Bien plus tard - en 1975 ou 76 - j'apprendrai que Robert Weil a partagé le calvaire de Léo Cohn à Auschwitz. Il y a quelques mois, j'ai eu la visite d'un ancien de la ferme de Taluyers, qui me raconta incidemment avoir été té moin de l'arrestation de Léo, à la gare de Toulouse-Saint-Cyprien.

L'amitié et la confiance de Rachel et Chlomo Cohn, frère de Léo, m'ont permis de recueillir de leur bouche plus d'un renseignement précieux. Je souhaite que Rachel ne m'en veuille pas d'avoir touché à des plaies encore douloureuses. Qu'elle sache, que tous nos amis sachent, que j'en voudrai toujours au destin de m'avoir arraché cet ami, et d'en priver le peuple juif.

Léo laisse un vide qui n'a jamais été comblé, et qui ne sera jamais comblé. Je suis sûr que ceux qui me liront sentiront l'émotion qui m'é treint lorsque j'évoque (oh combien incomplètement, oh combien imparfaitement), la stature de notre ami. Que son souvenir soit bénédiction.


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