J'étais en fait le secrétaire de Léo, raconte J.P. Nathan, aujourd'hui journaliste à Paris, et plus précisé ment son "rewriter". Comme Léo écrivait un français assez lourd, avec parfois des fautes (vénielles) de syntaxe, je le "traduisais". C'est ainsi que j'ai collaboré à son office de Pessa'h pour le Chantier Rural de Lautrec, et surtout à son office du vendredi soir. Sur mon vélo, je faisais les six kilomètres qui me s éparaient de la Roussinnié et je passais la journée avec Léo, Rachel et leurs enfants, dans une extraordinaire ambiance calme, poétique, quasiment inspirée et comme visitée par Dieu, malgré les menaces qui pesaient sur nous tous. Léo me dictait les textes de ses messages pour "Sois Chic" et pour un autre journal dactylographié dont j'avais eu l'id ée et qui, sous le nom de "Hazak" (Sois Fort), s'adressait aux plus jeunes. Je tapais les journaux en deux ou trois fois dix exemplaires sur ma machine, dans ma chambre de Labessonnié.Notre dernière rencontre se situe à Lyon. Était-ce avant la naissance d'Aviva ? Ou après ? Je ne saurais le dire. Nous avons convoqué ce qui sera la dernière réunion de l'Equipe Nationale. Devant le danger croissant et dans la certitude d'un débarquement imminent des Alliés, nous déciderons la totale décentralisation du Mouvement et la disparition de toute activité "visible". Chacun d'entre nous aura une fonction dans les secteurs clandestins. Léo, dont toute la famille est en Eretz Israël, sera chargé de prendre la t ête de ceux qui, ayant opté pour l'alyah, traverseront les Pyrénées par petits groupes. La Sixième prend sur elle la sécurité de la famille de Léo.
J'ai perdu tous les journaux mais je me souviens très bien du contenu des messages de Léo qui étaient à l'opposé de la propagande pour une résistance armée reçue par ailleurs très largement. Quelques jours avant le Débarquement, il m'avait ainsi dict é le seul texte que j'ai retrouvé (parce que je l'avais publié dans «l'E.I.F.» de mai 1945) :
"A travers fausseté et mensonges, tricheries et falsifications, nous devons trouver un chemin de droiture et d'honnêteté.
Qui osera affirmer que nous sommes restés purs devant toutes les tentations de marché noir, de vol et de petites combines.
Contre tout cela nous devons réagir si nous ne voulons pas avoir le dégoût de nous-mêmes, le jour où l'oppression cessera."
A l'époque, certains penseront que Léo a d'étranges préoccupations. Ne s'agit-il pas avant tout de sauver notre peau et de lutter à mort contre l'ennemi nazi voulant nous anéantir."
Aujourd'hui, avec le recul de plus de trente cinq années, je reste profondément persuadé que Léo a eu raison contre tous, que c'était ce qu'il fallait dire et répéter, à ce moment, car il est aussi important, sinon plus, de sauver son âme que sa peau. Les nazis ont tout souillé, ils commençaient à nous contaminer. Ont-il d'ailleurs jamais cessé ?
Je pars en direction inconnue, et dans le convoi, il y a 300 gosses ! (...) Quelle misère d'en voir tant qui ne connaissent ni père ni mère, qui ne se rappellent pas leur nom ! Je joue souvent avec ces enfants, j'ai quitté la serrurerie pour eux et j'ai fait des mains et des pieds pour les accompagner dans leurs wagons, mais c'était impossible : les hommes "seuls" subissent un régime plus dur et sont enfermés à part. J'ai pu réunir une petite chorale, mais elle change tous les jours d'effectif, il est difficile de faire du travail.
Nous nous sommes rencontrés au camp d'Auschwitz I Stammlager avec l'émotion que tu devines. Nous nous sommes embrassés et nous avons pleuré.
Dès cette rencontre, tous les soirs, après l'appel épuisant qui durait des heures, au garde- à-vous, après la journée harassante de travail, de coups, de faim et - très rapidement - de froid, nous passions pratiquement la soiré e ensemble, la partageant avec mon ami le professeur Marc Klein et le grand-rabbin Hirschler (...) (Hirschler est mort à Dachau, à peu de jours de la Libération).
Souvent, nous nous arrangions pour travailler ensemble au Holzhof (14) à décharger des troncs d'arbres, travail dangereux, car si on se cassait un membre, on était bon pour la chambre à gaz. Nous avons donc évité le Holzhof pour le Bauhof (14) où nous faisions les débardeurs, porteurs de rails et de briques. Nous les chargions sur des wagonnets. Là , on récoltait force coups ; néanmoins, c'était moins dangereux; puis nous avons été ensemble à la Huta, commando où l'on construisait un collecteur en béton pour l'eau. C'était un commando très dangereux aussi. Les Vorarbeiter(15) étaient souvent des criminels de droit commun très méchants, ou encore des Polonais ou des Russes pour lesquels nous n'étions que des esclaves d'un rang inférieur, taillables et corvéables à merci.
Léo et moi avons toujours pu faire la prière; en effet l'appel du matin durant au moins une heure, avant le départ pour le travail, nous faisions l'office (sans Tefiline évidemment) au garde-à -vous. Les offices du soir, nous les faisions ensemble pendant l'appel du soir. Quelquefois, nous avons pu refaire l'office avec minyane en allant chez Hirschler ou chez un des rares rabbins survivants de Pologne.
De quoi parlions-nous? De notre misère morale : Moi, inutile de l'expliquer, le fait d'être venu là avec ma femme et les deux petites, la certitude qui s'était lentement é tablie en moi de leur fin tragique. Léo parlant de sa femme Rachel, des trois enfants, espérant toujours qu'ils échapperaient au même sort, mais se faisant néanmoins infiniment de soucis à leur sujet.
Nous discutions de Thora, des Psaumes pour lesquels il avait une prédilection marquée, des Prophètes dont nous savions de nombreux passages par coeur et qui nous redonnaient de la force intérieure, la chaleur de l'âme, le sentiment que même si nous devions disparaître, la Thora continuera à éclairer le chemin du peuple d'Israël. Dans la nuit qui nous entourait, elle était un flambeau qui illuminait notre route, le miracle de l'éternité d'Israel et nous savions qu' "il y a un espoir pour ta descendance" (Jérémie, XXXI, 17). Nous savions que "tu trouveras alors ton plaisir en Dieu et Je t'installerai sur les hauts-lieux du Pays" comme le dit Isaï e (LVIII, 14).
Nous aimions aussi la philosophie médiévale : Saadia Gaone, Ram-ban, les Mutakallimun (16), Ibn Rochd (Averroès) Ralbag (Rabi Lévi ben Guerchone), l'auteur du Séfer Mil'hamoth Hashem, que j'ai toujours aimé. Léo connaissait mieux les modernes. Il aimait Franz Rosenzweig (Der Stem der Erloesung : L'É toile de la Rédemption). En réalité , j'en revenais surtout à Rambam, dont je connaissais le Moré Nevou'him (Guide des Egarés) vraiment bien et j'essayais de convaincre Léo de voir les choses sous un angle plus rationnaliste, c'était mon illusion de l'époque. J'ai changé depuis. Maintenant, je pense que l'essentiel est le "Streben" (17) à tout échelon de l'échelle de la connaissance ou de l'éthique : "Wer immer strebend sich bemueht, den werden wir erloesen" (18).
(...)
J' étais encore jeune à l'époque, de formation cartésienne. Léo avait plus de contact avec le monde de l'imaginaire étant musicien et poète, et il était près du mystique, proche des Maîtres "ivres de Dieu".
Un jour, alors que nous pelletions la terre gelée, rebelle à nos efforts, sous les regards et les coups des Vorarbeiter qui passaient avec la Peitsche (19), il m'a dit : "Vois-tu, chaque coup de pioche que nous donnons dans ce roc avec le peu de forces qui nous restent, c'est un cantique que nous chantons à la gloire de Dieu. Ecoute cette mélodie qui monte vers l'Eternel de Ses enfants". Cela m'a infiniment touché et j'y ai toujours pensé par la suite. Je vois encore aujourd'hui son regard lumineux ; la puret é de son âme rayonnante apaisait. J'avais souvent l'impression d'une transparence de l'être auprès de lui ; tu vois ce que je veux dire : une joie intérieure sereine l'habitait, au-delà des contingences tragiques dont la pesanteur désolante caractérisait notre quotidienneté .
Aux environs du mois d'octobre 1944, après des aventures qui ont failli tourner très mal pour moi, mais où j'ai ét é sauvé gr âce à un véritable miracle, l'Arbeitsdienst (20) du camp, qui était dirigé par les plus anciens détenus (en principe des Haeftlinge (21)) à étiquette rouge, c'est-à-dire internés politiques, de l'extrême-gauche au "Centrum" catholique, j'ai été affecté à la Waescherei (22) du camp, commando de travail considéré comme excellent en raison du trafic de linge et d'habits. La journée, je ne voyais plus Léo. Par contre, le soir, nous étions ensemble.
L'intermède de ce commando a été bénéfique, car j'ai pu introduire non sans danger réel, car on était fouillé au retour - des chemises chaudes, molletonnées pour Léo et pour d'autres amis, entre autres le grand rabbin Hirschler, le professeur Klein. Il fallait mettre le linge, et aussi les pullovers, les chaussettes en surplus, sur soi et courir le risque de la fouille. Je n'ai jamais fait du commerce avec cela, comme c'était pratique courante. Le trafic qui se faisait là était éhonté et impitoyable. J'ai toujours tout apporté gratuitement, par amour de mon prochain. Je crois que Dieu m'a protégé à cause de cela.
J'ai également pu procurer à Léo, qui avait toujours très faim, pendant longtemps, un litre supplémentaire de soupe le soir. Vers l'hiver, l'Arbeitsdienst m'a affecté au laboratoire Raisko, où mes douze heures de travail se passaient à doser le glucose dans les urines des soldats de la Wehrmacht. On avait l'avantage d'être au chaud, dans une atmosphère scientifique (120 Haeftlinge de toutes nationalités, médecins, bactériologistes, biologistes, chimistes, physiciens, etc...). Le soir, on réintégrait le camp, avec tous les ennuis y afférant, les appels le matin et le soir. C'est au labo que j'avais un avantage de soupe que je destinais à mes amis faibles, comme Léo.
C'était surtout Léo que je surveillais. Il était devenu très maigre et comme nous risquions d'être "sé lectionnés", ce qui, à Birkenau, voulait dire gazés, je m'inquiétais fort pour lui. Nous avions échappé une première fois à cette sinistre sélection début octobre et cela nous avait fait une impression tragique : Nous avions défilé nus devant une commission de trois officiers SS. Le critère du gazage était la vue du "triangle fessier" : les trois os, dont le coccyx. Des milliers ont défilé ce jour-là. Nous fûmes sauvés, n'étant pas encore assez maigres. Mais des centaines de camarades, furent mis au départ, dont de bons amis et des cousins à moi. Nous ne les vîmes plus jamais et notre douleur fut grande et nos perspectives de survie de plus en plus sombres.
Le soir, à l'appel, l'Arbeitsdienst communiquait les besoins en ouvriers qualifiés et en spécialistes. Un jour, en novembre 1944, on demanda des violonistes et des flûtistes pour l'orchestre du camp. (Cet orchestre avait sa place près du portail ; il jouait des marches "entraînantes" aux heures où les commandos de travail devaient défiler au pas, à l'aller et au retour. C'est du plus sinistre effet sur notre état d'esprit, du moins pour ce qui me concerne).
Le soir en question, Léo ne savait que faire. Devait-il se présenter? Les avantages auraient été grands: Echapper à la promiscuité dégradante des dé tenus de tout poil, jouer d'un instrument, être bien au chaud, etc... Il décida donc de se présenter à l'examen de compétence qui devait avoir lieu le lendemain. C'est ce soir-là que nous nous vîmes pour la dernière fois.
Le lendemain soir, lorsque je le recherchais, j'appris ce qui s'était passé: En se rendant à la convocation, Léo fut pris dans la Lagerstrasse (23), dans une rafle, dont le but était de dépister les Haeftlinge qui désertaient le travail et se réfugiaient dans les blocs vides. Il eut beau expliquer aux S.S. qu'il était convoqué comme musicien à l'Orchesterstube (24) ils ne le crurent pas et l'embarquèrent, avec tous ceux qu'ils avaient attrapés, dans un convoi pour les mines de sel de Silésie...
J'en conçus un immense chagrin, j'étais proche de la dépression nerveuse. Maintenant que j'écris, les larmes me montent encore aux yeux. Je revis ce vide déchirant qui m'envahit le coeur lorsqu'on me fit le récit de son départ tragique. J'eus de suite l'intuition que "les jeux sont faits, rien ne va plus...".
Je veux maintenant vous donner quelques nouvelles des camarades qui ont été prisonniers avec moi et vous prie de les transmettre à leurs proches.Je raconterai ailleurs ce que je sais d'Ernest, de son travail, de son courage. Je n'ajouterai qu'une seule chose: Cette lettre écrite à ses parents sera le premier et... le dernier signe de vie donné après sa libé ration. Lui aussi succombera aux privations du camp, sans avoir eu le bonheur de revoir sa famille. Comme par un fait exprès, les témoignages sur la vie et la mort de Léo convergent vers moi. Je possè de, depuis 1946, une copie partielle de la lettre d'Ernest Moszer. Bien plus tard - en 1975 ou 76 - j'apprendrai que Robert Weil a partagé le calvaire de Léo Cohn à Auschwitz. Il y a quelques mois, j'ai eu la visite d'un ancien de la ferme de Taluyers, qui me raconta incidemment avoir été té moin de l'arrestation de Léo, à la gare de Toulouse-Saint-Cyprien.
A Drancy, je rencontrai Léo Cohn de Lautrec, qui resta avec moi à Auschwitz et au Stutthof ; puis il partit dans un autre commando que le mien, où il est mort de dysenterie, ce que j'ai appris à Vaihingen par un camarade qui avait fait partie de son commando.
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