De belles espionnes timbrées…
Histoire d'un réseau de renseignements subtil crée par le Professeur Léon Blum de Strasbourg, pendant la
première guerre mondiale et réutilisé par la Docteur Joseph Weill de 1934 à 1939 pour lutter contre les autonomistes alsaciens.
par Aude GREGOIRE


Quel rapport peut-il y avoir entre un médecin major de la garnison de Strasbourg, sa femme aux origines suisses et des militaires pendant la première guerre mondiale ?
Des cartes postales… transformées en un réseau d'espionnage. Réseau de renseignements simple, mais subtil et efficace !

Le Professeur Léon Blum
Le futur professeur Léon Blum (1878-1930) était en effet médecin major de la garnison de Strasbourg, ville allemande depuis 1870. Son dévouement auprès des soldats blessés allemands lui valut la "Croix de Fer". Il avait demandé à ses patients officiers de lui envoyer au moins chaque quinzaine une carte postale mentionnant le volume quotidien de leurs urines. Cela pouvait être ses patients officiers qui le renseignaient sans le savoir ou dans une autre version ce furent ses élèves mobilisés.
Grâce à ses fonctions militaires, il connaissait les coordonnées géographiques de chaque secteur postal. Cela lui permettait donc de situer les localités où ces officiers étaient stationnés.

Ces données lui permettaient de reconstituer les mouvements des régiments  auxquels appartenaient ces gradés.
Il pouvait ainsi être renseigné sur les mouvements des armées allemandes. Il suivait les concentrations des divisions, l'amoncellement des réserves stratégiques. Il put signaler le 1er septembre 1914 le glissement de l'armée Kluck l'éloignant de Paris et il fut l'un des premiers à signaler les préparatifs de l'offensive de Verdun,  en constatant la concentration massive de toutes les armes devant Verdun dès le début de l'automne 1915, soit un an avant la bataille.

Sa femme, Sophie-Agathe, fille du banquier Dreyfuss-Strauss de Bâle ,  pouvait se rendre sans problèmes en Suisse grâce à ses origines et sans éveiller l'attention. Elle apprit par cœur les numéros des régiments et leurs mouvements, informations transmises par son mari. Celles-ci étaient ensuite communiquées aux services secrets anglais.

Après la guerre, il fut décoré pour cette action audacieuse et réussie, par décret du 31 juillet 1919, de la Croix de Guerre et de la Légion d'honneur, distinctions dont il sera l'un des premiers alsaciens à être honoré après le retour de l'Alsace à la France.

Les parents de Léon Blum avaient mal vécu comme de nombreux alsaciens l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne en 1870. De nombreuses familles alsaciennes étaient restées très francophiles et francophones. Comme le dirait des années plus tard, lors de la seconde guerre mondiale Toni Ungerer, nous parlions trois langues : le français à la maison, l'alsacien entre copains et l'allemand à l'école.

Léon Blum passe l'Abitur à l'âge de 17ans, en 1895 et compléta sa formation par le baccalauréat français en sciences qu'il obtint avec la mention très bien.
Il a complètement intégré cette double culture.
Il a à peine 18 ans quand il s'inscrit à la faculté de médecine de Strasbourg. De maîtres prestigieux y enseignent. Il complètera là aussi sa formation à Berlin et à Paris.

La déclaration de la guerre de 1914 était une opportunité pour l'Alsace-Moselle de redevenir française. C'est certainement pour cela que Léon Blum aida les services secrets français en créant ce réseau de renseignements.
Mais comment a-t-il eu l'idée de ce réseau de renseignements ?
Qui l'a mis en contact avec les services secrets ?
Est-ce parmi ses patients qu'il a eu des contacts ?
Ces renseignements ont-ils été importants pour les militaires français ? Ils ont eu une importance certaine puisqu'il a été décoré pour cela après la guerre par la France.
Quelle trace reste-il dans les archives militaires de cet acte de bravoure ? Officiellement dans les archives militaires de Vincennes, aucune trace du Professeur Léon Blum et de son réseau de renseignements.

A l'âge où le professeur Léon Blum commençait ses études de médecine, naissait dans une petite ville de l'Alsace bossue, à Bouxwiller exactement, Joseph Weill, son futur disciple.
Ce qui fut le cas pour la famille Blum, le fut aussi pour la famille du Grand Rabbin Ernest Weill. L'attachement à la France était sacré. A la maison, la langue pratiquée était le français. Si un des enfants s'oubliait en alsacien, une voix claire un peu railleuse retentissait : Koenisberg, Koenisberg ! Et le français revenait sur les lèvres….

Joseph Weill (au centre) dans le service du Pr. Blum en 1927
Joseph Weill, dernier fils du grand rabbin fut donc l'élève du Professeur Léon Blum. Il eut pour son Maître une grande admiration aussi bien professionnelle qu'humaine.
Ces deux hommes avaient de nombreux  points communs qui ne pouvaient que  les lier : leur attachement à la France, à l'Alsace, leur passion pour la médecine et le respect de leurs patients,  leurs origines juives, leur double cultures allemande et française.
Tous deux étaient fils de Rabbin, l'un à Fegersheim, Félix Blum et l'autre à Bouxwiller, Ernest Weill. Ces deux hommes devaient se connaître. Félix Blum introduisit Ernest Weill comme grand rabbin à Colmar en 1918. Leur éducation, l'enseignement de leur religion devaient être semblables. Ils avaient eu les mêmes repères.

Dans le domaine médical, le professeur Léon Blum fut à l'origine de deux grandes découvertes, le traitement du diabète sucré par l'insuline et le rôle du sel dans les cas de déshydratation.
Il s'était spécialisé dans le traitement du diabète bien avant l'utilisation de l'insuline. Il préconisait pour les cas de diabètes insulino-dépendants avancés, un régime exclusif de flocons d'avoine.
Ironie du sort, sa première femme Sophie-Agathe, qui avait été chargée de transmettre les informations des déplacements des troupes allemandes en Suisse, mourut d'un coma diabétique avant la fin de la première guerre mondiale.
Lors d' un voyage aux Etats – Unis à Baltimore en 1922, il constata l'efficacité de l'insulinothérapie dont les premières évaluations cliniques à grandes échelles étaient alors en cours au Canda et aux Etats Unis. Mais il ne put se procurer de l'insuline auprès des firmes américaines et canadiennes réservée à certains services sélectionnés et à quelques médecins nord américains.
Il décida alors dès son retour, d'assurer l'extraction d'insuline par ses propres moyens en s'inspirant de quelques données publiées par l'équipe de Toronto et des maigres informations des laboratoires Lilly.
Contre toute attente il parvint rapidement à d'heureux résultats. Dès la fin de l'année 1922, il fut en mesure de produire à partir de pancréas bovins, des extraits hypoglycémiants dont les propriétés correspondaient en tous points à celle de l'insuline canadienne et américaine.

Le 19 décembre 1922 a lieu le premier traitement insulinique en clinique humaine sur une diabétique en état d'acidose grave à raison de deux à trois injections  quotidiennes par voie sous-cutanée pendant douze jours. L'amélioration de l'état de santé de la patiente fut rapide et spectaculaire. Malheureusement, elle décéda des suites d'un nouveau coma chez elle une semaine plus tard. Elle n'avait pas poursuivi les injections.

Joseph Weill se rappelle avoir vu son patron arriver avec le précieux flacon contenant l'insuline traitée comme le Saint Graal. Il était émouvant de voir surtout de jeunes patients plongés  dans un coma profond renaître à la vie grâce aux injections d'insuline. L'équipe du professeur Blum apprit à ajouter des méthodes physiologiques permettant d'accélérer la phase de réveil.  
Mais cette équipe d'apprentis sorciers tâtonna dans le traitement adéquat de l'insuline. En effet, certains malades redevenus conscients,  retombaient dans le coma, attrapant une face congestionnée, avec une respiration bruyante, le cœur battant la chamade et ruisselants de sueur. Grâce à des analyses de sang, ils apprirent que ces incidents étaient dus à un excédent d'insuline.
Ils traitèrent entre décembre 1922 et juillet 1923, une cinquantaine de patients.
L'insuline maîtrisée permit de sauver d'innombrables vies, rendant vitalité, entrain, résistance à bon nombre de patients condamnés. Cependant, l'insuline ne guérissait pas de la maladie.

En juillet 1923, fort de son expérience du traitement insulinique , unique en France et même en Europe, Léon Blum publia un article. Il souligna que l'insulinothérapie était en passe de bouleverser le traitement du diabète. Les patients devaient malgré tout  conserver un régime approprié.
Pour le diabète sévère, il fallait poursuivre l'injection d'insuline à vie sans espoir de pouvoir l'arrêter. La production d'insuline artisanale fut poursuivie jusqu'à la mort de Léon Blum en 1930. Cette production artisanale permit de traiter  un très grand nombre de diabétiques à une époque où l'accès au traitement insulinique était encore très limité.

Le professeur Léon Blum fut le premier français à expérimenter l'insuline.
Sa réputation fut grandissante et ses patients venaient de tous pays (Belgique, Luxembourg, Suisse, Italie, de nombreuses colonies parisiennes des USA, d'Amérique du Sud, du Liban, d'Egypte). Il était polyglotte. Au Français, à l'Allemand, à l'Alsacien, au Yiddish, il ajouta la pratique de l'Anglais, l'Espagnol, et l'Italien. Cette connaissance des langues lui permit de pénétrer avec aisance tous les milieux et les couches sociales. Cette facilité pour les langues était accompagnée d'une extrême courtoisie et d'une gentillesse innée vis-à-vis de ses patients.
Il démontra aussi le rôle fondamental du sodium dans les états d'hypohydratation.

Le docteur Joseph Weill, réfugié alors en Dordogne entre octobre 39 et juin 40, fut appelé au chevet de jumeaux de huit semaines. Leur famille les croyant déjà perdus avait fait appel au curé qui heurta Joseph Weill à la porte du logis ! En voyant leur état, il se rappela des états de déshydratation extrême par manque de sel, étudiés avec son maître, Léon Blum. Il fit sucer aux deux petits malades des tampons de bouillons sur-salés et les laissa sous la bonne garde de l'infirmière chargée toutes les vingt minutes de leur redonner du bouillon. Il revint deux heures plus tard, ayant cherché à l'hôpital de Clairvivre le matériel de perfusion. Les jumeaux, alors béats, suçaient toujours leurs tampons imbibés de bouillon. Ils furent considérés comme sauvés dès le lendemain matin.
Il acquit depuis ce jour une réputation dans la région de spécialiste des enfants. Heureusement, sa femme fut toujours présente pour pallier ses insuffisances sur la diététique infantile !

A côté de leur passion pour la médecine, Léon Blum et Joseph Weill s'intéressaient à ce qui se passait de l'autre côté de la frontière. Ils avaient des patients français, allemands, suisses. Mein Kampf était publié en allemand. Joseph Weill le lut très tôt, et ne se fit aucune illusion sur ce qui pouvait se passer pour les juifs de l'autre côté du Rhin. Ses craintes furent confirmées dès le début des années 30. Et il n'eut plus aucun doute lors de l'élection d' Hitler en 1933.

On traita souvent Joseph Weill de pessimiste ("Le docteur Joseph Weill était un pessimiste qui avait toujours raison", Serge Klarsfeld) voire de prophète (Andrée Salomon). Je pense plutôt qu'il était simplement effroyablement lucide. Mais comme le disait Alexandre Jardin, dans Des gens très bien, "l'époque n'était pas à la lucidité".

Les "belles espionnes timbrées"  reprirent du service entre 1934 et 1939 pour lutter contre les autonomistes alsaciens. En effet, les liens entre les autonomistes alsaciens et le parti nazi inquiétaient beaucoup le docteur Joseph Weill.

Avec l'aide de ses patients d'Alsace, il monta un réseau de renseignements de Bâle à Lauterbourg. Dans les villages proches de la frontière, les allées et venues d'habitants, d'allemands visitant le jour ou la nuit la région limitrophe ou plus lointaine, furent surveillés et enregistrés. La même surveillance s'appliqua à des groupes de jeunes se rendant sous la conduite de leurs chefs médecins, notaires, secrétaires de mairie, maîtres, de préférence de nuit, à des rencontres avec des jeunesses hitlériennes, paramilitaires. Ils participaient à des exercices communs.

Ces patients espions ont pu ainsi identifier des courriers réguliers et parfois même intercepter des documents officiels. Ces patients étant alsaciens pour la plupart, n'avaient aucune difficulté à comprendre l'allemand.
Grâce à ce réseau d'espionnage, toujours aussi actif et efficace, ils purent faire arrêter plusieurs leaders du mouvement autonomiste dont le député Karl Rossé, Directeur des Hospices civils de Strasbourg.

Deux hommes particuliers vont aussi aider Joseph Weill dans sa lutte contre les autonomistes alsaciens, Philippe Pflugfelder et Roger Angel Olchanski (RAO), notamment pour informer les autorités compétentes.
Le premier est un commissionnaire divisionnaire qui travaille sous Daladier au service du contre-espionnage. Joseph Weill lui remet les copies des rapports circonstanciés envoyés à la Présidence du Conseil et des comptes-rendus signés au directeur des affaires d'Alsace et de Lorraine, qui tombèrent malencontreusement aux mains de la Gestapo en 1940. A la suite de ces rapports Joseph Weill est reçu plusieurs fois par Albert Sarraut au ministère de l'Intérieur.

D'autre part Joseph Weill a comme patient quelques officiers du contre-espionnage dont les bureaux se situaient rue de Zurich à Strasbourg. Cependant les effectifs et leurs ressources sont "squelettiques" pour lutter efficacement contre ces autonomistes.

RAO dirigeait des tanneries à Château Renault. Il avait des amis sûrs et serviables dans tous les ministères, les grandes administrations, dans le monde politique, littéraire, diplomatique et économique. Un ami commun, Lucien Dreyfus, professeur de lettres au lycée Kleber l'adressa comme patient à Joseph Weill en 1934.
RAO introduisit celui-ci auprès de nombreuses personnalités importantes. Grâce à lui, il put entreprendre et mener à bien de nombreuses démarches auprès des milieux dirigeants pour essayer de lutter contre le séparatisme en Alsace et l'infiltration d'agents nazis.
Des réseaux subversifs purent être démantelés et l'activité de services allemands contrée, notamment à l'intérieur de la ligne Maginot.

Alarmé par les rapports de Joseph Weill, RAO multiplia ses efforts. Il rendit visite à de hauts fonctionnaires de l'Intérieur, de l'Armée, de la Défense. Il avertit Daladier, Georges Mandel et Paul Reynaud.
Lucien Minck, propriétaire et directeur du journal La République de Strasbourg, bête noire des autonomistes alsaciens et Joseph Weill avait préparé un rapport sur la situation inquiétante que devait lire RAO  lors d'une réunion chez Paul Reynaud.
Les résultats de cette réunion permirent d'avertir le Grand Etat Major, de proposer une loi permettant de lutter contre les séparatistes, d'interpeller la Chambre des députés sur ce problème réel et dangereux, et de faire une vaste campagne d'informations sur le danger représenté par les autonomistes pour la France.
Malgré tous ces avertissements, ces quelques prises de conscience du danger, la stupeur de l'auditoire révéla l'ignorance de beaucoup d'assistants sur l'état d'impréparation et de défaitisme des services de protection du territoire.

L'occupation militaire de la rive gauche du Rhin avait été accueillie passivement par les pouvoirs politiques et militaires.
"Plutôt Hitler que Staline" avait remplacé le slogan, "plutôt Hitler que Léon Blum" !

Les Allemands étaient parfaitement au courant des aménagements ultra secrets de la ligne Maginot. Ils étaient illustrés par des photographies dans les périodiques allemands.

D'après Joseph Weill, si son Maître Léon Blum avait survécu, jamais l'autonomisme alsacien n'aurait pris les dimensions qu'il avait prises à partir de 1933. Sa connaissance de nombreuses familles citadines et campagnardes, son autorité politique au service de la France, sa notoriété auraient pu limiter la propagation malfaisante des idées et des actes des autonomistes alsaciens.

Sources


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