Service social après-guerre (1945-46)
pages 326 - 337

Editions Cheminements, octobre 2002
ISBN 2-9-14474-60-1
Les titres et les notes sont de la Rédaction du Site
les sous-titres sont ceux de l'Auteur
Livre
Le pitoyable destin des Juifs déportés dans l'après-guerre immédiate.

La reddition sans condition, la délivrance, rêve doré de tous les opprimés, la disparition du caporalisme barbare abhorré, n'ont apporté aux victimes, miraculeusement rescapées, ni la vraie liberté, ni une réhabilitation convenable, pourtant largement méritée. La période de l'après-guerre immédiate fut à ce sujet particulièrement trouble en France, aussi bien que dans les zones d'occupation franco-anglo-américaine en Allemagne. L'égoïsme des États, les préjugés et la sacro-sainte routine des gouvernements militaires, l'insouciance et l'incompréhension se firent jour avec une cynique brutalité. Les raisons d'Etat, cultivées comme une puissance divine pendant une guerre cruelle et sanglante, explosèrent avec fracas.

La connaissance de cette époque, généralement gommée, me paraît aussi importante que celle de la guerre elle-même.
(…)

Nous nous étions préparés, dès le mois de janvier 1945, pour pouvoir commencer sans retard une action d'assistance productive auprès des DP. Un travail intensif avec les représentants du Joint, des contacts repris avec nos amis réinstallés dans les ministères français, des entrées au commandement allié à Versailles, la formation d'équipes médico-sociales entraînées, nous permirent d'obtenir pour nous-mêmes et nos équipes, après beaucoup de patience et avec une persévérance jamais prise de court, les sauf-conduits, les bons d'essence et un budget convenable avancé par le Joint, pour quatre équipes : celle du docteur Henri Nerson à Bergen-Belsen, à Celle et à Hambourg, celle du docteur Gaston Revel au camp de Neustadt, celle du docteur Kurlan avec Ruth Lambert en zone française, et enfin la nôtre, composée du commandant de Hausse, du capitaine Yves Lyon, du capitaine Marc Rosen et de moi-même. Nous nous étions proposés pour but de parcourir les trois zones d'occupation et d'entrer en contact personnel avec les habitants des camps, les DP dispersés dans des villes et tous ceux, hospitalisés.

Les équipes rejoignirent leurs camps de travail en juillet 1945, nous-mêmes partîmes à la mi-juillet, nous engageant à Strasbourg derrière un cortège motorisé du général de Gaulle, parti inspecter troupes et gouvernements militaires de la zone française.
(…)
Nous avions installé en même temps, un service d'accueil à la gare de l'Est, lieu de retrouvailles rares, pathétiques et bouleversantes, et une antenne permanente à l'hôtel Lutétia.
C'est à la gare de l'Est que je retrouvai notre cousin Robert Weil après un an d'Auschwitz et mon collègue et ami Jules Hoffstein arrêté dans l'exercice de ses fonctions au service de la protection des enfants menacés de déportation (OSE).


Ce n'est pas que dans les zones occupées d'Allemagne que le manque de compréhension, la sympathie humaine, un sens humble de responsabilité, une solidarité affectueuse firent cruellement défaut. Il en fut de même en France. Et nous dûmes mener une lutte incessante, dure, vigilante contre l'indifférence, la routine, les intrigues des services sociaux, des bureaux et des organisations juives d'assistance.
Nous envoyâmes finalement à tous les intéressés et au ministre de la Santé une note stigmatisant avec émotion les cruelles défaillances de l'assistance sociale. En voici les conclusions :

Note sur le travail des oeuvres dites sociales et sur la situation actuelle de jeunes filles rentrées de déportation - Décembre 45-Janvier 46

Il paraît nécessaire de procéder à une étude complète des problèmes angoissants qui se posent, depuis quelques mois, concernant les trop nombreuses victimes de guerre.
Nous voudrions (ô combien!) voir s'améliorer le sort de chacune d'elles. Nous devrions peut-être aussi, quoi qu'il nous en coûte, développer notre opinion sur ceux qui ont accepté une responsabilité dont ils sont incapables ou inaptes à assumer la charge. Mais il ne s'agit pas pour l'instant de parler beaucoup. Déjà l'on parle trop, on n'agit pas assez lorsqu'il s'agit "d'assistance" qui - par définition même - présente un caractère d'urgence.

1945 - J. Weill (à gauche sur la photo) avec le Dr Revel, amenant le groupe des enfants de Buchenwald en gare des Andelys
Cependant, pour qui pénètre dans le domaine social, non point avec une formation scolaire, des idées toute faites, une ligne de conduite toute tracée, mais avec son simple bon sens, les yeux et le coeur largement ouverts, il est des carences trop graves, trop évidentes, trop révoltantes pour être tues. Nous ne désirons aujourd'hui, qu'attirer l'attention sur quelques conséquences criantes d'un mal qui va s'aggravant. Pour n'être qu'un "des"» symptômes, ses conséquences ne nous paraissent que plus alarmantes.
Si l'on veut agir, il est encore temps de le faire, mais il en est grand temps. Car à quoi bon parler de "rendre justice pour les crimes commis contre l'humanité" si l'on ne doit pas, avant tout, porter secours aux victimes de ces attentats ?
Les martyrs de la plus inhumaine des guerres ont maintenant, nous semble-t-il, droit à la paix.

Or, pour ne citer que des cas qui nous sont particulièrement bien connus, nous affirmons que les jeunes, rentrés miraculeusement des camps de déportation, n'ont, pour la plupart, trouvé auprès des organismes sociaux dont ils avaient besoin que des sujets de plaintes justifiées et que, pour eux, le présent n'est encore que la pénible conséquence d'un passé douloureux.

Certes, depuis bientôt deux ans qu'ils ont été rapatriés, ces "ex-cadavres ambulants" ont repris de l'embonpoint (généralement de façon excessive, d'ailleurs, en raison d'un mauvais état glandulaire). Cependant, les voiles au poumon demeurent, les infirmités s'accentuent, les conditions matérielles de vie deviennent sans cesse plus difficiles.
Mais lamentable surtout est l'existence morale de ces jeunes. Parce qu'ils représentent des "cas" certes fort ingrats, d'un caractère psychique nouveau, ils n'ont rencontré qu'incompréhension, laisser-aller, animosité.

C'est bien cela - et aussi un profond dédain - qu'exprimait le ton de cette assistante principale nous parlant d'un groupe de jeunes filles auxquelles elle refusait toute autre aide qu'une "aumône" » mensuelle - et concluant : "Ce sont des déportées".

C'est tout dire... Que notre opinion - émise plus loin - sur les oeuvres soit peu autorisée, c'est possible. Que nos suggestions soient discutables, nous l'admettons volontiers. Mais un fait est certain: c'est que ce que nous voyons et entendons chaque jour ne justifie que trop nos critiques.

Même si cette note doit rester sans écho comme les précédentes, nous ne pouvons pas, aujourd'hui, nous taire. Nous sommes outrés lorsque nous constatons que NUL organisme social ne s'intéresse à la jeune A.N., inscrite cependant et dans un service de province et dans un service de Paris où elle habite. Actuellement âgée de vingt ans, israélite, la jeune A. fut déportée, ainsi que son père (cordonnier à Paris) et sa mère à l'âge de 17 ans. Elle rentra d'Auschwitz orpheline et avec une ombre au poumon. Après quelques semaines de repos à Moissac, elle revint à Paris et fit son apprentissage dans la maroquinerie, première erreur : l'atelier sans air où elle travaillait et les émanations de colle n'étaient guère favorables à son état. Mais qui se soucie de son état ? Elle n'est, depuis son retour, soumise à aucune visite médicale et aucune assistante ne vint jamais la voir, pas même lorsqu'elle dut s'aliter, avec 40° de fièvre et une infection de la gorge. Une opération s'avéra nécessaire: trois fois, elle demanda un congé et trois fois se présenta en vain à l'hôpital Rothschild. Ce ne fut que grâce à l'initiative privée d'un médecin et à son amicale intervention auprès du chirurgien qu'elle put enfin être hospitalisée. Vivant seule à Paris, sans aucun soutien - logée heureusement gratuitement chez des particuliers - elle gagnait récemment 4 000 F (40 F d'aujourd'hui) par mois. On peut imaginer son existence et sa lassitude croissante. Comment retrouverait-elle son équilibre physique et moral dans de telles conditions, dans un tel abandon ?
C'est une gentille jeune fille, peu énergique, ayant un grand besoin d'affection, d'aide, de conseils. Comme toutes ses compagnes rentrées de déportation, ayant de si près frôlé la mort, elle éprouve une envie intense de "vivre". Elle voudrait tout voir, tout connaître. Ce n'est d'ailleurs pas le bonheur que recherchent généralement ces jeunes déportées, mais la joie. Elles sont attirées davantage par les distractions que par le calme. Elles pensent moins au mariage qu'au bal. Quoi qu'il en soit, il y a quelques semaines, la jeune A.N. était encore une petite ouvrière consciencieuse et une bonne petite fille.
Elle vit aujourd'hui avec une fille de son âge aux moeurs anormales et qui l'entretient. Elle a quitté son emploi, son logement et mène, plus ou moins, une vie de débauche. Personne ne s'en aperçoit ni ne s'en soucie. Il n'y a pas si longtemps, pourtant, que passait dans un service social (qui la connaît d'ailleurs) une toute jeune fille rentrant, orpheline, d'un camp de déportation avec un poumon malade... Et son dossier figure vraisemblablement parmi ceux des cas "suivis" par le service social...

Nous sommes outrés lorsque nous voyons les jeunes S.B. (dix-sept ans) et J.A. (dix-huit ans), toutes deux élevées dans un orphelinat, puis déportées et, depuis leur retour, abandonnées à Paris où elles sont entièrement livrées à elles-mêmes, gaspillant leur temps, leurs possibilités et compromettant leur avenir.
La petite S.B. est encore une enfant : une fort jolie enfant, très douée pour les sports et la culture physique. Elle aussi avait un poumon malade mais "se dit" guérie (bien qu'aucune radio n'ait été faite depuis un an et demi !). Il eût été logique de lui faire faire des études de monitrice de culture physique, ou de la diriger dans une voie analogue. Elle aurait travaillé avec joie dans ce domaine qui lui plaît. Mais ç'eût été trop simple. On préféra lui verser pendant des mois une bourse mensuelle dont le maximum fut de 3 000 F, ne lui permettant naturellement pas de vivre convenablement, et l'inscrire dans une école de sténo-dactylo.
Si une assistante s'en était donné la peine, elle aurait aisément constaté que la jeune fille ne suivait pratiquement pas les cours qui l'ennuyaient, qu'elle n'apprenait rien, qu'elle passait ses journées à flâner, ne sortant que pour aller au stade ou à la piscine, en dépit d'une bronchite, que tous les moyens lui paraissaient bons qui lui permettaient de "se débrouiller", elle qui venait d'avoir la preuve qu'on ne survit parfois que grâce au morceau de pain du voisin... La misère, la paresse, le dégoût, tel fut le lot de la jeune S.B. après l'orphelinat et après Auschwitz. Maintenant, malgré dix-huit mois de soi-disant études de secrétariat, elle gagne péniblement sa vie en faisant des factures. Jusqu'au jour où elle en aura assez.
Quant à la jeune J.A., elle a, jusqu'à présent, partagé très exactement la vie active de son amie S.B. Seulement, ce qui est grave, c'est qu'il s'agit d'une fille intelligente, qui a de la volonté et du caractère. Mais parce que personne, jamais, ne l'a dirigée, elle gaspille, sans même s'en rendre compte, sa personnalité et ses aptitudes ou, ce qui est pire, les met au service de ses plus mauvaises tendances. Les tristes habitudes prises à l'orphelinat puis au camp s'accentuent chaque jour. On pouvait en faire une fille énergique. Elle n'est qu'autoritaire. Elle était douée. Elle demeure incapable. Ce n'est pas elle qui en est responsable.

Nous sommes outrés lorsque, depuis des mois, nous réclamons en vain au service social qui prétend suivre la jeune E.S. la somme de 1000 francs pour l'achat d'une paire de souliers (monnaie 1945). Ce n'est pourtant pas avec une bourse d'étude mensuelle de 2 000 francs pour vivre (logement et cinq repas par semaine exclus) qu'elle peut espérer se chausser. Alors, elle souffre dans des chaussures empruntées. Car son "dossier social" porte la mention "amputée des orteils, ayant eu les pieds gelés en déportation"...

Nous pourrions poursuivre longtemps - hélas ! - cette énumération puisque aucun des nombreux cas que nous avons eu l'occasion d'aborder n'a été réglé de façon satisfaisante par le service social accrédité.
Encore n'avons-nous parlé que des jeunes filles parce que nous connaissons mieux leur cas. Mais nous ne savons que trop qu'il en est de même pour les jeunes garçons et pour les adultes, - qu'il ne peut pas en être autrement dans l'état actuel des choses - et que pour avoir une liste complète de ceux au nom desquels nous parlons aujourd'hui, il suffirait de prendre les listes de tous ou de presque tous les anciens déportés.

Ce sont déjà soixante-dix gosses, garçons et filles, anciens déportés, qui pâtissent de ce qui se passe dans cette école professionnelle rattachée à une oeuvre sur laquelle rejaillit actuellement un véritable scandale. Mais cela dépasse l'entendement.
Créée avec tous les soins désirables, pour une centaine de jeunes, rentrés de déportation, cette école pouvait être un modèle du genre. Or, parce qu'un lamentable petit administrateur se plaît, depuis plus d'un an, à la "saboter", soixante-dix enfants ont perdu la chance d'être rééduqués, formés et instruits. Ils végètent misérablement et voient leur avenir compromis.
Nous avons été témoins de ce sabotage systématique, des bassesses, de l'incompétence, de l'attitude nuisible de ce soi-disant administrateur. Nous avons alerté les responsables. Nous leur avons montré le danger de la propagande anti-française exercée dans cette école. Mais les responsables eux-mêmes n'ont-ils pas toléré le renvoi successif et absolument injustifié de tous les employés français (depuis les cantonniers jusqu'aux professeurs et aux secrétaires) ?
Conscients, d'ailleurs, sans doute, de la gravité de leur complicité, ils ont continué à régler certains de ces employés plusieurs mois après leur renvoi (mais, faute de fonds, on supprime des cours aux élèves). Nous avons décrit l'atmosphère malsaine dans laquelle nous avons vu délaisser et abaisser ces jeunes gens. Nous avons demandé que l'on nous prouve qu'ils ne perdent pas leur temps - qu'ils ont repris goût à la vie et appris à travailler - qu'ils sont devenus ou redevenus des êtres sains.
Car l'expérience nous a montré qu'ils en sont capables. Mais nous n'obtenons pas la moindre explication et le scandale continue, que plus personne n'ignore. Il continue parce qu'à tout prix, on veut maintenir en place le lamentable petit administrateur en question. "A tout prix", oui, puisque ce maintien a entraîné jusqu'à la démission d'une sommité médicale, créateur de l'école, vice-président et ami de toujours de cette oeuvre à laquelle il n'avait cessé de se consacrer avec un entier dévouement et une inégalable compétence. Non, vraiment, en dépit de notre impartialité et d'une entière bonne foi, nous ne comprenons plus.

Bien sûr, ce sont des cas complexes. Mais est-ce une raison pour justifier l'accueil qui leur est réservé dans les services sociaux où ces jeunes déportés ne remettraient plus les pieds s'ils n'étaient moralement aussi déficients et n'avaient perdu dans les camps la notion de la dignité.
Bien sûr, les jeunes assistées ne sont pas toujours des "petites filles modèles". Des petites filles modèles ont rarement besoin d'assistance sociale. Et est-ce une raison suffisante pour justifier l'abandon total dans lequel se trouvent tant de jeunes filles isolées à Paris, n'ayant pas les moyens de vivre correctement, ne possédant ni linge, ni vêtements de rechange, habitant une chambre inconfortable et souvent un hôtel douteux, elles qui, justement, ont tant besoin d'être guidées dans une vie propre ?
Était-il si compliqué de créer un ou deux homes intelligemment conçus et dirigés, où tous ces jeunes auraient compris qu'il existe autre chose que l'horreur des camps, les deuils, la peur, la misère? Ils ne demandent qu'à sourire à la vie : encore faut-il le leur apprendre.

Bien sûr, les budgets sont limités. Mais est-ce une raison suffisante pour justifier l'octroi inconsidéré d'un trop grand nombre de bourses d'études ne répondant pas même aux besoins les plus modestes? Est-ce une raison aussi pour verser ces bourses avec un retard qui atteignit parfois vingt-cinq jours ?
- Empruntez de quoi vivre, répond-on alors, aux jeunes boursières affolées.
- Ne vous inquiétez pas, nous dira, d'ailleurs, l'assistante, elles se débrouillent.
Dans le service, les assistantes, elles, ont des appointements certes, trop peu élevées, mais qu'elles touchent à date fixe. Nous ajouterons quelles reçoivent, en outre, mensuellement, une quantité de "ravitaillement" gratuit, très supérieure à celle qu'elles don vent à leurs assistés.

Il n'y a pas lieu de s'en indigner... Ce n'est jamais qu'au détriment d'anciennes déportées dont "certaines à leur retour de déportation, ne méritaient pas même ce qu'on faisait pour elles". Tel est le genre de réponse que l'on obtient des services dits sociaux. Comme on le voit, les symptômes sont graves. On ne peut le nier. C'est que le mal, pensons-nous est profond.
Il faut agir. Il le faut pour mettre fin au moins au désordre, à la confusion, au "gâchis" qui règne actuellement dans les oeuvres. C'est, hélas!, le mot de faillite qui depuis longtemps aurait été prononcé si, au lieu de vies humaines, il s'agissait de capitaux. Une révision de l'édifice social tout entier est nécessaire. Elle dépasse certes, et nos compétences, et le cadre de cette note. Nous croyons toutefois, devoir résumer ici, rapidement, ce qui nous est apparu comme particulièrement défectueux dans les organismes sociaux qu'il nous a été donné d'approcher.
Puisque telles sont en fait à notre avis, les causes d'un mal dont nous venons de décrire quelques effets :

Manque de coordination entre les œuvres

Nous n'aborderons pas ici la question - cependant primordiale - de la nécessité du maintien (et sous quelle forme) des oeuvres prévues suppléant celles de l'assistance publique.
Nous constaterons simplement l'existence actuelle d'un très grand nombre d'organismes plus ou moins spécialisés. En effet, aux institutions déjà existantes s'est ajoutée, depuis la libération, quantité de services sociaux dont le but était de secourir les innombrables victimes de la guerre.

Nous ne nions pas qu'il y ait eu - au début, en tout cas - dans ces différents organismes, un enthousiasme réel et, à côté de trop d'amateurisme, beaucoup de bonnes volontés. Mais l'idée maîtresse de chacun était celle-ci: demeurer indépendant, prouver, coûte que coûte, son utilité et sa prétendue supériorité. Maintenant, il faut à tout prix se maintenir, se persuader soi-même que l'on est indispensable
Dans ces conditions, il ne peut être question d'une liaison efficace entre les oeuvres, tendant à régler les problèmes dans leur ensemble. Car on s'apercevrait alors d'une évidente duplication de travail, d'une perte certaine de temps, d'efforts, de fonds. Ce serait la disparition de nombreux services au profit d'un autre, que l'on n'aime pas ou que l'on jalouse ou que l'on méprise. La "confusion" semble préférable.

C'est un fait reconnu de tous que certains assistés demeurent dans le besoin tandis que d'autres sont secourus - et mal secourus - par plusieurs organismes à la fois. C'est un fait reconnu de tous que chaque oeuvre doit se "limiter" dans l'intérêt même des assistés.
Mais le désordre semble préférable. Sinon, pourquoi n'avoir pas encore créé un fichier central purement administratif, où chaque assisté devrait être inscrit ? Nous savons que des essais infructueux ont été faits en ce sens. Mais que n'adopte-t-on des principes simples et obligatoires ? Au risque de voir diminuer certaines statistiques, donc certaines subventions.

Déformation du but réel des œuvres

La situation d'après-guerre, en suscitant la création rapide de nouveaux organismes, exigeait un personnel accru. On fit d'une pierre deux coups. Conciliant tant bien que mal les désirs de chacun, le manque de cadres compétents et les besoins auxquels il fallait répondre, on créa tout à la fois, services, chefs de services, directeurs, et on engagea à la hâte du personnel social et administratif.
Ainsi, des oeuvres se sont constituées, ont grandi, se sont fait connaître et sont aujourd'hui un moyen d'existence pour nombre de personnes (nous ne parlons pas des assistés...). Et si certains postes sont très insuffisamment rémunérés, certains autres représentent de fort belles situations.

Nous sommes certes, les premiers à estimer que, dans le domaine social - où il y a une telle pénurie de cadres - les appointements ne devraient pas être inférieurs à ceux qui sont offerts, à valeur égale, dans le commerce ou l'industrie. La période héroïque n'est plus. Chacun doit "vivre". Si l'on veut du personnel qualifié, il importe de le rémunérer.
Pourquoi, ne donne-t-on pas aux assistances sociales, par exemple, les moyens de mener une existence confortable ? C'est une incohérence pour qui connaît le travail qu'elles ont à fournir et ce qui devrait être exigé d'elles.
Seulement, nous parlons de personnel "qualifié" . Ce que nous déplorons, c'est que tant d'employés incompétents, tant de chefs de services surtout, se trouvent titulaires de situations très supérieures à leurs capacités et, de ce fait, s'y "accrochent", n'ayant plus en réalité, qu'un but : celui de conserver leur poste. Certes, on doit gagner normalement et même convenablement sa vie en faisant du travail social mais non point faire du travail social pour gagner sa vie.
Or, actuellement, l'utilité primordiale - sinon exclusive - de bien des oeuvres est de faire vivre ses cadres. On parle d'idéal mais, en fait, le travail purement social et l'intérêt des assistés passent en second plan. On ne se l'avoue pas à soi-même mais on le démontre dans les faits.
Maintenant, agira-t-on ? Quand, comment agira-t-on ? et surtout... qui agira? C'est ce que nous nous demandons anxieusement.

- Tout cela, nous le savons depuis longtemps, nous répondit récemment un des directeurs d'une oeuvre auquel nous parlions de la situation désespérée des jeunes déportés dont il a la charge.
- C'est inextricable, ajouta-t-il. Les péripéties de cette situation font absolument penser à une opérette d'Offenbach Nous songerions plutôt - hélas ! - à quelque drame shakespearien se déroulant dans le "royaume du Danemark"... Mais nous sommes en France. Au XXe siècle. Après Auschwitz.
Docteur Joseph WEILL        


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