Jean KAHN
COMBATS POUR LES DROITS DE L'HOMME
entretiens avec Philippe Olivier

Renaissance de la Communauté de Strasbourg
Extrait de Combats pour les Droits de l'homme, pp. 39-55


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Editions  Hermann (14 octobre 2009)
·  ISBN-10: 2705668950
·  ISBN-13: 978-2705668952

Proche de personnalités de premier plan - comme Golda Meïr, François Mitterrand, Jacques Chirac, Shimon Peres, le Dalaï-Lama, Jean-Paul II ou Elie Wiesel -, Jean Kahn poursuit, depuis plus d'un demi siècle, un combat démocratique qui l'a conduit à la présidence de la Commission nationale consultative des Droits de l'homme. Il a notamment, durant les années 1970, aidé de nombreux Refuzniks à quitter l'Union soviétique ; il s'est vivement opposé à Lech Walesa et au Vatican lorsque des carmélites souhaitaient s'installer dans l'enceinte du camp d'extermination d'Auschwitz ; il a encore organisé, durant la guerre en Yougoslavie, le transfert de quatre-vingt-quatre Bosniaques musulmans vers Israël - acte qui témoigne d'une grande indépendance de pensée de la part de celui qui était alors président du Consistoire central des communautés juives de France ! Homme de dialogue profondément attaché à la laïcité, Jean Kahn aborde - au cours de ces huit entretiens - des thèmes aussi divers que les relations fraternelles entre Juifs et Chrétiens, l'antisémitisme endémique en Europe centrale et orientale, l'exemplarité discrète de l'Alsace ou le particularisme affirmé de celle-ci, ainsi que ses attentes à l'égard de l'Islam de France. Émaillées de nombreuses informations et anecdotes inédites, souvent touchantes et parfois savoureuses, ces conversations constituent un témoignage précieux sur sept décennies d'histoire ainsi qu'une analyse fine et nuancée sur les temps présents et les défis à relever pour l'avenir.

J. K. Comme je le narre dans L'obstination du témoignage, ma famille était d'abord installée en Touraine, mais à cinq kilomètres au nord de la ligne de démarcation ! Ensuite, nous avons trouvé refuge au Puy. En ayant la chance inouïe d'échapper à la déportation. Les hostilités une fois terminées, nous sommes rentrés en Alsace. Le judaïsme régional avait été très durement éprouvé. Environ mille sept cents de nos coreligionnaires bas­rhinois avaient succombé aux persécutions nazies.

P. O. Tu as retrouvé une région qui, ayant été annexée à l'Allemagne hitlérienne, comptait encore son lot de nazis de fraîche date. L'ambiance devait y être particulièrement lourde, si l'on en croit les travaux de l'historien Laurent Vonau !

J. K. Bien évidemment. J'étais âgé de seize ans en 1945. Un membre de la Congrégation de la Doctrine chrétienne, le Frère Médard (1899-1988), appelé à devenir une légende vivante à cause de son franc-parler et de son engagement social, organisa dans ces moments-là une réunion publique au Palais des Fêtes, la grande salle de concerts strasbourgeoise. Environ mille personnes y assistèrent. Le Frère Médard, un tribun capable de colères bibliques, y fustigea les Alsaciens ayant obtenu la Croix de fer après avoir été décorés, quelques années auparavant, de la Légion d'honneur. Une énorme agitation régnait parmi les auditeurs. Ces opportunistes dénués de scrupules furent conspués in absentia. Telle était l'ambiance de l'époque. Je n'oublie pas, non plus, le dénuement des uns et des autres. La synagogue du quai Kléber avait été détruite. Nous ne disposions pas de lieux de culte suffisamment vastes pour les grandes fêtes de l'année liturgique : Rosh Hachanah et Yom Kippour. Elles furent, d'ailleurs, longtemps célébrées au Palais des Fêtes. Avec, entre autres, le concours du chœur Le chant sacré, fondé en 1947 et assurant toujours aujourd'hui le service synagogal.
En outre, nombre de nos coreligionnaires constatèrent que leurs biens meubles avaient disparu. Quantité de maisons et d'appartements avaient été pillés soit par des Alsaciens, soit par les Allemands. Un membre de ma famille possédait un piano à queue. Cet instrument fut d'abord entreposé, avec des œuvres d'art volées ici et là, au Palais du Rhin. Puis, on le transféra à Paris où il fut regroupé avec d'autres objets précieux avant d'être envoyé à Berlin. Son propriétaire n'a jamais pu le récupérer.

P. O. Ces tristes épisodes sont connus aujourd'hui. Ils font l'objet de travaux historiques. Revenons à la période de l'immédiat après-guerre. En 1945, le photographe Robert Doisneau effectue un reportage dans notre région. Ses clichés révèlent une culture spécifique, un ordre du monde n'étant pas soluble dans le jacobinisme. Quant aux textes accompagnant ces magnifiques tirages, ils informent le lecteur de réalités parfois sordides...

J. K. Tu fais allusion au témoignage du sociologue Freddy Raphaël, évoquant son retour à Phalsbourg, sa ville natale, en 1945 : "À l'école, j'ai été menacé avec des petits poignards de la Hitlerjugend. J'ai eu plus peur que pendant la guerre. J'en rêve encore aujourd'hui !".
Ma conscience m'ordonne maintenant de dire ce qui suit : dans l'Alsace de 2009, une communauté, hélas active, comportant notamment des octogénaires nostalgiques du Troisième Reich, s'agite encore. Elle s'exprime par la bouche d'individus ayant été scolarisés au temps de l'annexion. Nicole, mon épouse, a récemment participé à un banquet. Une des convives de sa table parla ainsi, sans la moindre gêne : "Je viens de Cernay. L'ordre régnait vraiment en Alsace, au temps où l'Allemagne de Hitler nous avait intégrés. Les enseignants nous apprenaient des choses magnifiques".
Ma femme a pris la parole : "J'avais alors dix ans et j'avais été, comme mes parents, jetée en prison". Un silence glacial s'installa !

(...)

P. O. Comment définirais-tu les conséquences de l'installation des instances européennes à Strasbourg ?

J. K. Elle a été une chance historique pour l'image internationale de notre ville, autant que pour sa vie économique. Où que l'on aille dans le monde, Strasbourg est connue comme lieu de réconciliation entre deux nations s'étant violemment affrontées jadis, comme symbole de la Démocratie et des Droits de l'homme, par ailleurs deux valeurs juives fondamentales. N'oublions jamais Moïse guidant les Hébreux entre les flots : cet événement marque la fin de l'esclavage, la naissance du droit - moderne - des peuples à disposer d'eux-mêmes.

P. O. Ces derniers principes ont suscité les événements de la Guerre d'Algérie. Comment a-t-on vécu celle-ci à Strasbourg ?
J. K. Nous nous sommes trouvés, en dépit de l'éloignement géographique, très impliqués dans ce conflit. En effet, des communautés juives étaient établies dans les départements français d'Algérie. Leurs membres, comme toute la population civile, couraient d'immenses dangers. Le devoir de solidarité a donc joué. Nous avons accueilli, entre 1960 et 1962, nombre de rapatriés, qu'il s'agisse d'abord d'enfants, puis d'adultes. En raison de la gravité des événements, des juniors furent d'abord convoyés vers Strasbourg. Ainsi, les parents étaient plus disponibles pour organiser leur installation en métropole. Ils étaient rassurés de savoir leur progéniture en sécurité. Des centaines de fillettes et de garçonnets ont, ainsi, vu le Rhin, la neige ou les Vosges pour la première fois de leur vie ! Nos volontaires ont vécu des mois d'activité incessante. Des petits groupes d'enfants, accompagnés de quelques adultes, arrivaient régulièrement en gare de Strasbourg. Un jour, un appel téléphonique de la Préfecture au secrétariat de la Communauté annonça qu'un avion en provenance de Marseille atterrirait bientôt à Entzheim, l'aéroport de Strasbourg. L'appareil était rempli de réfugiés juifs désireux de s'installer en Alsace. C'était un vendredi. Peu de temps après leur arrivée, ces voyageurs furent reçus à la Communauté et vécurent immédiatement leur premier Shabbat alsacien.

P. O. Comment étaient perçus ces rapatriés?

J. K. Ils suscitèrent un choc des cultures. Les usages de ces réfugiés, très différents en matière de liturgie ou de cuisine, se caractérisant aussi par un vrai laxisme horaire, étonnèrent. Quand ils n'indisposèrent pas certains. Par bonheur, mon ami le philosophe André Neher (1914-1988) et son épouse Renée-Rina s'étaient rendus en Algérie en 1954. Ils avaient alors mesuré l'attachement viscéral de ces rapatriés aux traditions juives. À vrai dire, le moment n'était pas à la réflexion mais à l'action. Les Neher, de nombreux volontaires - dont le Dr. Salomon Lévy -, autant que moi-même étaient en pleine effervescence. On créa une structure spécifique nommée AJIRA : l'Aide aux jeunes Israélites repliés d'Algérie. Les enfants furent placés dans des internats et des écoles juives. Lors de l'arrivée des parents, nous aidâmes ceux-ci à trouver un logement et une situation, à les insérer dans notre communauté. Nous tentâmes de les familiariser avec la culture alsacienne. Autant de tâches d'envergure. Quel déracinement quand on quitte Bab-el-Oued, l'un des quartiers d'Alger, pour Sélestat ou quand on part de la bourgade d'Aflou, située dans le sud oranais, afin de s'installer à Schiltigheim !

P. O. Quelle génération éprouvait-elle le plus de difficultés à se créer de nouveaux repères?

J. K. Toutes les générations étaient concernées. Cependant, les seniors étaient - pour des raisons évidentes - les moins flexibles. Nous avions organisé, en raison de l'urgence, des dortoirs dans un gymnase. Un septuagénaire refusa d'y dormir. Il ne savait pas ce qu'était un lit, ayant toujours passé - en Algérie - ses nuits dans la paille. On parvint, à force de discussions, de le convaincre de s'allonger sur un lit. Il en tomba et intenta un procès à la Communauté juive de Strasbourg ! En ce qui concerne les adolescents et les jeunes adultes, ils se montraient très étonnés par le mode de vie alsacien. Il arrivait parfois à certains d'entre eux, en Algérie, de procéder à l'"emprunt" d'une bicyclette ou d'un vélomoteur sur la voie publique. De telles manières ne convenaient pas à nos mœurs, puisque les Alsaciens aiment l'ordre et la disciple. Ces enfants et ces adolescents venus d'ailleurs n'avaient que de rares moments de détente. Ayant souvent vécu, en Algérie, des scènes effroyables, il leur arrivait de régler leurs différends à coups de poing, de bâton ou de barres de fer... Ils étaient fréquemment désœuvrés après l'école ou le lycée. Il fallait les occuper. Je t'ai parlé d'André Neher. Originaire d'Obernai, professeur de littérature juive à l'Université de Strasbourg et détenteur d'une habilitation rabbinique, il n'était pas uniquement un intellectuel. Le sens du concret l'habitait. Nous avons, André et moi, décidé de lutter contre l'oisiveté de ces jeunes. En organisant pour eux, chaque dimanche, une sortie dans les Vosges. Une vingtaine de familles, disposant de voitures, y prenait part. Au bout de quelques excursions, le mouvement s'est essoufflé. Il fallait passer à autre chose. Ainsi est née, de fil en aiguille, l'A.S. Menora. C'était en 1963.

P. O. Un club sportif ?

J. K. Exactement. Menora est le nom hébreu du chandelier à sept branches. La création de cette association, vouée aux activités d'équipe que sont le football et le basket, une fois effectuée, la Ville de Strasbourg nous concède un terrain. Nous organisons, dès lors, des matchs amicaux avec des équipes locales ou régionales. Ils sont parfois l'occasion d'entendre des injures antisémites. Mais il s'agit, hélas, d'un phénomène "classique" dans le domaine sportif. Quelle que soit l'origine des joueurs. Un des membres de l'A.S. Menora, un certain Halimi, s'était entendu dire de la bouche d'un fonctionnaire alsacien : "Tu n'es qu'un sale Juif !" Halimi était un géant. Il souleva son interlocuteur et le plaqua contre une barrière. Souvent, des bagarres épiques se déroulaient sur les terrains mêmes. Il m'est arrivé, certains dimanches soir, de rentrer chez moi avec une chemise tachée par le sang de l'un des joueurs. Cette école de la vie m'a beaucoup appris. Il en va de même pour mon épouse Nicole. Accompagnant des équipes d'enfants à la campagne, non loin de Sélestat, elle constata à quel point celles-ci y étaient mal reçues. Et pourtant : l'A.S. Menora a compté, en son temps, entre cent cinquante et deux cents licenciés. Elle a été l'un des clubs les plus importants du Bas-Rhin. Des équipes féminines de basket ont été constituées en son sein. Pour rester dans le domaine du basket, je me souviens que l'une de nos équipes est arrivée en seconde division nationale. L'A.S. Menora a donc dû engager un professionnel américain.

P. O. Comment a-t-on pu financer cet emploi ?

J. K. La Ville de Strasbourg nous a attribué une subvention. Je me suis également tourné vers des entreprises. Ainsi, la chaîne Global Meubles nous a bien aidés. En ce temps-là, pourtant peu lointain, le sponsoring sportif n'en était qu'à ses balbutiements.

P. O. L'A.S. Menora, qui existe toujours en 2009, a eu - dans ses jeunes années - la particularité de comporter des joueurs d'origines ethniques et religieuses différentes. Quels étaient les rapports entre eux ?

J. K. Très bons. Un jour, des footballeurs professionnels noirs, attachés au Racing Club de Strasbourg, m'ont dit : "Au moins, à l'A.S. Menora, il n'y a pas de racisme". Ce n'était pas le cas - tu le sais - parmi le public. Nos basketteurs jouent, ainsi, à Bataville, cet ensemble industriel mosellan unique en son genre. L'un d'eux est un Algérien très talentueux. Des spectateurs l'insultent : "Retourne à Suez !" Lui, du tac au tac : "Sur quelle rive du canal ?"... Je rêvais, en ce temps-là, d'emmener nos équipes en Israël. L'inverse s'est produit. Nous avons accueilli un match du Maccabi de Tel-Aviv contre l'équipe de Bologne. Comme tu peux t'en douter, la rencontre fut homérique. Toute la communauté juive alsacienne soutenait les Israéliens. Ceux-ci étaient accompagnés d'une véritable faune, vendant des fanions et divers souvenirs afin de pouvoir financer le voyage européen de l'équipe. À la fin du match, un policier vint se plaindre auprès de moi : on avait volé son képi. Celui-ci se trouve peut-être aujourd'hui à l'intérieur d'une vitrine, dans le salon d'un habitant de Tel-Aviv ayant environ soixante ans.

P. O. Qu'a signifié, pour toi, l'aventure de l'A.S. Menora ?

J. K. Le sport est un remarquable outil de pédagogie sociale, d'intégration. En dépit des incidents liés, tant autrefois qu'aujourd'hui, à la présence, dans le public, d'individus ayant des visions conflictuelles - sinon bellicistes - du monde.

P. O. Tu as été, durant ton enfance, au nombre des Éclaireurs israélites. Cette appartenance t'a donné la passion du militantisme. Tu es, en 1963, le président fondateur de l'A.S. Menora. Six ans plus tard, tu deviens l'un des administrateurs de la Communauté juive de Strasbourg. Tu seras élu président de celle-ci en 1972. Quels changements d'ordre général et local observes-tu, alors, dans l'exercice de ces mandats, tandis que tu fais tienne la devise de Raoul Follereau, l'apôtre catholique des lépreux : "Vivre, c'est aider les autres à vivre" ?

J. K. Je constate, durant cette période dite des Trente glorieuses, un souci de la rigueur, de l'effort et de l'excellence qui sera balayé par les événements de 1968. La vie intellectuelle française est alors d'un très haut niveau. Il en va, au premier chef, ainsi à Strasbourg où de grands esprits sont à l'œuvre, et pas uniquement - bien sûr - des penseurs juifs. Je pense, ici, au regretté Étienne Trocmé (1924.2002), spécialiste émérite de l'histoire de la naissance du christianisme. Il enseigna à la Faculté de théologie protestante de notre ville, avant de devenir président de l'Université des sciences humaines de celle-ci.

P. O. Strasbourg est la seule cité française à disposer de facultés de théologie protestante et catholique, intégrées à son Université. Il s'agit, en l'espèce, de l'une des nombreuses particularités régionales.

J. K. Des personnalités telles qu'Étienne Trocmé ou que le pasteur Michel Hoeffel, l'ancien président des Églises protestantes de la Confession d'Augsbourg d'Alsace-Lorraine, sont - comme tant d'autres - emblématiques d'une véritable marque de fabrique régionale : le dialogue interconfessionnel. Il est, dans nos contrées, assez ancien. Je pense aussi au philosophe Emmanuel Levinas et à l'historien Marc Bloch, ayant tous deux vécu à Strasbourg avant la seconde guerre mondiale. Ils aimaient, alors, débattre avec des Chrétiens. Qu'ils soient catholiques ou protestants. Cette tradition se poursuit par exemple, aujourd'hui, grâce à Armand Abécassis, également établi dans la capitale alsacienne. Le pluralisme religieux, accompagné d'un immense respect à l'égard de celui-ci, est un phénomène typique du cru.

P. O. On le retrouve dans la vivacité de l'enseignement privé à caractère confessionnel. Si les Juifs ont leur École Aquiba, les Catholiques leur Collège Épiscopal Saint Étienne et les Protestants leur Gymnase Jean Sturm, ils sont travaillés par ce brassage unique en son genre. En résultent des schémas de pensée souvent fort complexes et subtils, quelle que soit l'appartenance religieuse des uns ou des autres. On ne se prive pas, en dehors de l'Alsace, d'y voir une forme d'arrogance intellectuelle !

J. K. L'implantation fort ancienne du judaïsme en Alsace, son influence indéniable sur une partie de l'intelligentsia régionale sont certainement pour quelque chose dans ces formes de virtuosité cérébrale. Notre tradition du pilpoul, la dialectique talmudique, a peut-être un peu débordé sur nos frères chrétiens. Pour le reste, on trouve autant d'arrogance intellectuelle dans certains milieux parisiens, aux États-Unis, à Milan ou à Francfort.

P. O. Revenons aux importantes figures du judaïsme alsacien de l'après-guerre.

J. K. Je tiens à parler du Grand Rabbin Max Warschawski (1925-2006), l'un de mes amis très chers. Je l'avais connu alors que j'étais jeune. Peut-être avions-nous déjà assisté ensemble à l'installation du Grand Rabbin René Hirschler, le guide spirituel de la communauté strasbourgeoise, par un jour terrible : le 1er  septembre 1939, moment de la déclaration de guerre de la France à l'Allemagne. J'avais alors dix ans. Max Warschawski était, entre autres, un historien de l'Alsace juive. Il était capable de réciter la liste des rabbins ayant œuvré à Strasbourg depuis plusieurs siècles. Il exerça son ministère de manière remarquable, d'abord comme simple rabbin, puis en qualité de Grand Rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin. Prompt à tout faire pour son prochain, visitant les familles, créant une réelle dynamique avec les autres membres du Corps rabbinique, il joua un rôle spirituel et social de premier ordre dans la Cité. Max Warschawski avait de bons contacts avec les autres confessions. Ce qui, en 2009, semble une évidence dans des milieux éclairés n'était pas - voici près d'un demi-siècle - la règle générale. Ainsi, l'Affaire Finaly avait jeté un trouble extrême dans nombre d'esprits, qu'ils soient juifs ou chrétiens.

P. O. De quoi s'agissait-il ?

J. K. Deux garçons, Gérald et Robert Finaly, avaient échappé à l'Holocauste grâce à Antoinette Brun, la directrice de la crèche municipale de Grenoble. Celle-ci les avait fait baptiser. La seconde guerre mondiale une fois achevée, elle refusa de les rendre à leur famille. S'ensuivit une querelle publique pleine de rebondissements, se déroulant sur fond de feuilleton judiciaire. Finalement, les frères Finaly partirent pour Israël où ils vivent toujours. Jacob Kaplan, alors Grand Rabbin de France, fut un conciliateur très efficace avec l'Église catholique pendant ces événements. Il y comptait des amitiés particulièrement fortes. Comme Max Warschawski, ayant œuvré très utilement au sein de l'Amitié Judéo­Chrétienne de France, fondée en 1948 par Jules Isaac et Edmond Fleg, ainsi que dans son antenne strasbourgeoise, le Cercle Charles Péguy.

P. O. Et André Neher ?

J. K. Sa mémoire - autant que celle de son épouse - est vénérée bien au-delà de Strasbourg. Ainsi, un Institut portant les noms d'André et de Renée-Rina Neher est aujourd'hui rattaché au Centre Edmond Fleg de Marseille. René Gutman - le Grand Rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin - poursuit opportunément leur tradition.

P. O. Comment les Juifs strasbourgeois ont-ils vécu printemps 1968 et ses convulsions, ayant profondément transformé la société française ? L'attachement, répandu chez nombre d'Israélites, aux combats émancipateurs y a-t-il pris une forme aiguë ?

J. K. Les nôtres ont traversé les événements de la même manière que les autres Français : en les approuvant ou en les désapprouvant. Nombre de familles se trouvaient divisées. Certains, essentiellement parmi les plus jeunes, se sont associés à des combats d'extrême gauche très proches - sinon similaires - de ceux menés, à Paris et ailleurs, par Daniel Cohn-Bendit et ses amis. Un futur élu strasbourgeois a même appartenu au mouvement situationniste, avant de se distinguer par un embourgeoisement des plus spectaculaires. Quelques-uns des éléments les plus radicaux de notre ville étaient, en outre, en rapports suivis avec Benny Lévy (1945-2003), l'un des hérauts maoïstes de la Gauche prolétarienne...

P. O. L'ancien secrétaire de Jean-Paul Sartre et, de ce fait, familier de Claude Lanzmann ?

J. K. Lui-même, passé par la suite de Mao Ze Dong à Moïse. En 1978, Benny Lévy a découvert la pensée d'Emmanuel Levinas. Sa vie a changé du tout au tout. Il s'est installé à Strasbourg, afin de se plonger dans la Torah, parmi les disciples du Rav Eliyahou Abitbol, à la réputée Yeshiva des Étudiants. J'ai, pour ma part, observé depuis des décennies plusieurs cas analogues. J'entends par cela un passage de l'extrême gauche à une foi d'obédience orthodoxe. Néanmoins, Benny Lévy est resté, en quelque sorte, le plus proche collaborateur de Jean-Paul Sartre. J'ai organisé, une fois, un débat entre lui et Alain Finkielkraut. Il a refusé d'être assis à côté de celui-ci. Benny Lévy lui a lancé, entre deux invectives : "Vous n'êtes qu'un Juif de l'ombre". Le débat a, ce soir-là, failli tourner au pugilat. Le dialogue entre nos invités était impossible. Benny Lévy, en dépit de sa considérable érudition, était capable de tout. Cette particularité lui venait peut-être de sa fréquentation quotidienne de Jean-Paul Sartre et des actions combatives alors relatées dans le journal La Cause du Peuple ! Benny Lévy ne supportait pas de partager la primauté d'une conférence ou d'une table ronde avec quelqu'un d'autre.

P. O. Tu présides - trente-cinq ans durant - de 1972 à 2007, la Communauté juive de Strasbourg. Comme tu l'as relaté auparavant, tu assistes à l'arrivée et à l'implantation de familles séfarades. J'ai, dans la capitale alsacienne, une connaissance dont la nostalgie de l'Afrique du Nord est telle qu'elle a fait installer un magnifique jardin suspendu sur le toit de sa maison. Néanmoins, des racines ont commencé à pousser dans la terre d'Alsace. Partages-tu cette opinion ?

J. K. Oui, même si demeurent toujours des formes de mélancolie parfaitement compréhensibles, dépeintes - entre autres - par l'écrivain Albert Memmi. Ces racines sont, depuis environ trois décennies, d'une certaine ampleur. En dépit de la diversité de leurs apports spécifiques, les Ashkénazes de souche alsacienne et les Séfarades originaires du Maghreb constituent une seule et unique communauté. Elle est très soudée.

P. O. Pourtant, les usages liturgiques diffèrent. Le chant synagogal n'est pas unifié.

J. K. À ce que je sais, le chant grégorien n'est pas tout à fait le même en Espagne qu'en Suisse ! L'unité dans la diversité : voilà l'essentiel. Tu as, néanmoins, raison. Les Ashkénazes cultivent une tradition d'Europe centrale, située - dans certains cas - à la croisée de la musique savante chrétienne ou profane du 19ème  siècle. De surcroît, le répertoire sacré alsacien et l'art de l'interpréter sont surtout de tradition rhénane. Les Séfarades, en ce qui les concerne, appartiennent à la culture de la musique arabo-andalouse. Un Juif septuagénaire d'origine algérienne ne se retrouve pas dans une cantillation où passent, de temps en temps, des effluves de Brahms ou une mélodie venue des synagogues cracoviennes.

P. O. La diversité dont tu parles s'est-elle étendue aux édifices cultuels juifs de Strasbourg ?

J. K. Oui. La Synagogue de la Paix, consacrée le 23 mars 1958, est l'un des plus grands lieux de prière de toute l'Europe. Sa première pierre fut posée par René Coty, alors Président de la République. Le 22 mars 1958 au soir, la Synagogue Broglie - un temple provisoire - vit sa lumière éternelle éteinte, au cours d'une cérémonie impressionnante. Ensuite, un cortège automobile transporta, à la lueur des flambeaux et devant une nombreuse assistance massée sur son passage, les rouleaux de la Torah vers leur nouvelle demeure. La Synagogue de la Paix s'est enrichie - en avril 2000 - d'un second poumon : une vaste synagogue séfarade portant le nom de "Rambam", en hommage au théologien médiéval Maïmonide. Nous disposons aujourd'hui d'un Centre communautaire qui, indépendamment de son unicité, respecte les particularités des deux rites. La décoration intérieure de la synagogue ashkénaze - celle de la Paix - révèle une certaine austérité. Celle de la synagogue séfarade présente des particularités méditerranéennes. Ce temple a été édifié pour mettre fin à une situation intolérable : nos frères séfarades se sont réunis pour prier, des années durant, dans le sous-sol de la Synagogue de la Paix.

P. O. La mixité rituelle s'applique-t-elle aux mariages ?

J. K. Bien sûr. Dès les années 1960 et pour les raisons développées auparavant, notre communauté a considérablement changé. Elle a connu des mutations profondes. Tel est, au demeurant, le tableau général du judaïsme dans notre pays en 2009 : le Grand Rabbin de France est un Ashkénaze, Gilles Bernheim, le président du Consistoire central un Séfarade, Joël Mergui. Les mariages mixtes sont devenus monnaie courante. L'une de mes belles-filles vient d'une famille du Maroc. Le mariage est le meilleur moyen de rapprocher ces cultures à la fois communes et différentes, même quand elles sont l'objet de visions simplificatrices dans le cinéma de divertissement. Je pense au film de Thomas Gilou intitulé La Vérité, si je mens. Sur dix mariages juifs célébrés aujourd'hui en France, six sont des unions mixtes permettant à des Ashkénazes et à des Séfarades de fonder une famille.

P. O. Je voudrais maintenant évoquer les années 1970. L'opinion internationale est, alors, émue par la situation intérieure en Union Soviétique. Nombre de candidats à l'émigration, quelle que soit leur religion, sont malmenés. Je pense à l'écrivain Alexandre Soljenitsyne - il sera expulsé en 1974 - ou au violoncelliste Mstislav Rostropovitch : un sort analogue lui est réservé la même année.

J. K. La Communauté juive de Strasbourg s'est beaucoup investie dans la cause des Refuzniks. Je disposais, en ce temps-là, d'une équipe de volontaires infatigables, tels que Henri Hochner et son épouse Germaine. Mes compagnons de lutte n'étaient pas, au demeurant, tous juifs. Je pense, en l'occurrence, à un Protestant - Daniel Hoeffel - bientôt appelé à devenir Secrétaire d'État et ministre. Nos cellules de crise ont travaillé d'arrache-pied, parfois jour et nuit, pour améliorer la condition des Juifs soviétiques. Nous avons contribué à l'arrivée d'Anatoli Sharanski dans le monde libre. Jeté en prison sur décision des autorités moscovites à cause de son obstination à vouloir s'installer en Israël, il a été - à la suite d'une campagne internationale - remis à l'ambassadeur de ce pays en Allemagne fédérale, en février 1986. Cette opération s'est effectuée à la frontière de cette nation avec la République démocratique allemande. Peu après, Sharanski était l'invité d'honneur d'une cérémonie en la Synagogue de la Paix, le cœur du judaïsme strasbourgeois. Simone Veil y prit part. Nos efforts, comme des manifestations sur le Pont du Rhin, et nos contacts avec Avital, l'épouse de Sharanski, n'ont pas été vains. Depuis, Anatoli a été plusieurs fois ministre en Israël.

P. O. En quoi consiste la vie d'une communauté juive comme celle de Strasbourg ?

J. K. En des activités comme celles - sportives - dont je t'ai parlé. En des conférences, des débats, des projections, des expositions ou des voyages. Le rôle de la musique est aussi, chez nous, traditionnellement important. D'ailleurs, quand je dis chez nous, je suis dans une double signification : alsacienne et juive. Nous avons ainsi accueilli, à l'automne 2000 et dans le cadre du Sommet du yiddish, le chœur de la Grande Synagogue de Jérusalem ou le Quatuor Ysaÿe, venu interpréter des œuvres de compositeurs victimes du national-socialisme.



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