Rébecca
Janine Elkouby
Ce texte a paru dans l'Information juive et il est publié ici avec l'aimable autorisation de l'auteur


Eliezer et Rébecca - gravure de Gustave Doré

Eliezer, appuyé des deux mains sur sa canne de bois noueux, réchauffe son vieux corps au soleil, assis dans la cour intérieure de la maison. Il suit de son regard, demeuré vif malgré les années, Rébecca, qui s’active autour de lui, tout en évoquant le passé, le présent,  les soucis qui la tourmentent… Il ne parle guère, se contente d’écouter, hochant de temps en temps la tête en silence.

Te souviens-tu, Eliezer ? Cela fait si longtemps ! Et j’étais si jeune alors, si confiante ! Tu es arrivé à Aram, avec tes chameaux, tes cadeaux et ta foi, avec, surtout, ta mission : ramener une épouse pour Isaac, une épouse qui ne soit pas une cananéenne pétrie d’idolâtrie brute. Et tu m’as mise à l’épreuve, avec la certitude que le Dieu d’Abraham te désignerait la femme qui conviendrait au fils de ton maître. Moi, j’ai vu, près du puits, un étranger qui me demandait à boire, et tout naturellement, comme on me l’avait appris dans ma famille, j’ai rempli ma cruche, je la lui ai tendue et j’ai proposé d’abreuver aussi ses bêtes. Sans le savoir, je répondais ainsi au critère que tu t’étais fixé. Et tu m’as aussitôt offert les bijoux que tu destinais à la future fiancée, avant même d’avoir rencontré mon père et ma mère !

Rébecca, rétrospectivement charmée, sourit en évoquant ce souvenir qui chante en elle, pour un instant délivrée du poids qui la tourmente jour et nuit.
Elle pose devant Eliezer un bol d’une épaisse  soupe aux pois qu’elle vient de retirer du feu  et tout en vaquant aux soins de la maison,  elle continue son presque monologue ; elle revient inlassablement sur le tourment de sa vie, cette mésentente foncière entre ses deux fils. Et, une fois de plus, elle s’interroge : est-elle en quelque chose responsable ? A-t-elle failli dans leur éducation ? Ne leur a-t-elle pas suffisamment parlé de l’amour qui doit lier des frères ? Mais leur propre père et leur oncle Ismaël, il faut bien l’avouer, n’ont jamais été pour eux  un exemple de fraternité réussie : tous deux n’avaient  plus, depuis longtemps, le moindre contact, le second vivait loin, en Arabie, et ne donnait aucune nouvelle.  Les deux frères se sont revus lors de l’enterrement d’Abraham, se retrouvant un court moment pour  pleurer leur père ensemble. Et puis chacun a repris sa route et sa vie. Loin l’un de l’autre. Mais au moins, dit Rébecca, en paix ! Et sa voix se teinte d’amertume.

En vérité, Eliezer, poursuit-elle, je vois clairement aujourd’hui que leur conflit est aussi vieux qu’eux, peut-être même plus vieux qu’eux…

Elle se revoit, enfin enceinte, après tant d’années sans enfant, folle de joie auprès d’Isaac, si heureux lui aussi, d’un bonheur plus grave et plus calme. Elle savait, avec  certitude, que c’était l’amour d’Isaac et leurs prières ferventes, côte à côte, qui avaient eu raison de sa désespérante stérilité et qui avaient eu le pouvoir d’ouvrir les portes du ciel et sa matrice close jusque là. Les jours, les semaines, les mois s’écoulaient, dans la conscience heureuse du miracle qui s’accomplissait dans son corps. Et puis l’enfant a commencé à bouger, imperceptiblement d’abord, puis plus fort, puis avec une violence anormale, qui la laissait désemparée. Elle s’est sentie devenir peu à peu le théâtre de quelque chose qui la dépassait et qui lui faisait peur. Un jour qu’elle était particulièrement angoissée, elle est allée, sans en rien dire à Isaac, chercher réconfort et explications auprès du Maître de la Sagesse et du Savoir ; et c’est alors qu’elle a compris, sans pour autant prendre la pleine mesure de ce qui lui était annoncé : c’étaient des jumeaux qui se battaient dans son ventre, des jumeaux d’où sortiraient deux peuples en conflit, et dont l’aîné dominerait le plus jeune. Une sourde inquiétude a fait battre son cœur, une inquiétude qu’elle s’est dépêchée d’évacuer au tréfonds d’elle-même.

Et puis, continue Rébecca, les jumeaux sont nés : l’aîné roux, velu, solide, braillant à tue-tête,  comme un bébé déjà plus grand, le second, plus petit  et plus chétif, accroché au talon de l’autre. Dissemblables, dès le début. Mais nous ne voulions pas le savoir : par  souci de justice, ou par commodité, ou par inadvertance, ou pour toutes ces raisons à la fois, je ne sais, nous  avions décidé qu’ils étaient identiques.  Leur différence n’a fait que s’accentuer au fil du temps : l’un, Esaü, grandissait en force et occupait tout l’espace, se lançant à la conquête du monde autour de lui ;  l’autre, Jacob, prenait moins de place, parlait peu et pensait beaucoup. La différence entre eux était flagrante, même aux yeux du plus ignorant des observateurs. Mais nous ne voulions justement  pas « faire de  différence ». Je me dis aujourd’hui, Eliezer,  que nous avons fait fausse route dès ce moment-là. Lorsque nous avons pris conscience de la réalité, il était trop tard.
Esaü était devenu un chasseur efficace ; il avait pris l’habitude, pour faire plaisir à son père, de lui  rapporter du gibier et, par la même occasion, de l’entretenir hypocritement  de questions qui lui tenaient à cœur. Ainsi Isaac croyait que son fils suivait sa voie, et combien il en était heureux ! Jacob, lui, restait des heures à étudier, immobile et pensif, captivé par l’effort de comprendre le monde, les hommes et le sens de la vie. Je l’observais souvent, encore enfant, puis adolescent, fascinée par sa concentration, sa réflexion et son exigence silencieuse.
J’étais présente au moment où Esaü a vendu son droit d’aînesse à Jacob, et ce moment a été pour moi un choc, un tournant et une révélation.
Le soleil couchant avait, pour quelques instants, tendu le ciel d’écarlate. Esaü a fait irruption dans la cuisine, a jeté sa gibecière sur la table, s’est laissé tomber sur un banc, a essuyé d’un revers de manche la sueur qui lui coulait dans les yeux ; puis il a avisé Jacob qui, assis dans un coin, se préparait à déguster un plat de lentilles rouges ; il a grogné : « File-moi un peu de ce rouge ! ». Jacob répond : « D’accord, contre ton droit d’aînesse ». La réaction d’Esaü, je l’ai lue sur sa face transpirante, dans son haussement d’épaules, avant même de l’entendre de sa bouche : car, en regard de la faim dévorante qui lui tord les entrailles, que pèse un droit d’aînesse ? Que pèse un droit d’aînesse quand la mort qui est au bout du chemin disqualifie  la vie ? Il s’est jeté sur le plat de lentilles, l’a englouti et sans un mot, sans une pensée, a quitté la cuisine.

Rébecca s’est tue, tandis que les images d’autrefois reprennent possession d’elle, avec une force inouïe.
C’est à ce moment, poursuit-elle d’une voix plus basse,  que s’est imposée à elle la question qui ne cessera dès lors de la tourmenter : comment transmettre à Esaü le chasseur, dominé par sa nature, gouverné par sa faim, sa soif, incapable de la moindre distance par rapport à l’immédiateté de ses besoins, incapable ou presque de parler ou de penser, comment transmettre à ce fils le message hérité d’Abraham et la responsabilité de le diffuser à son tour ? Comment, aussi, ouvrir les yeux à Isaac, aveuglé par son amour pour le fils aîné, en rupture avec la réalité , pas toujours belle, du monde et des hommes, perpétuellement perdu dans des considérations spirituelles, dans la prière et l’étude ? Il prétend que c’est précisément en comblant d’amour Esaü, celui de ses fils qui est le plus vulnérable, qu’il l’empêchera de mal tourner. Elle sait bien, quant à elle,  ce qu’on raconte à voix basse : Isaac a été aveuglé par les larmes des anges, tandis que, lié sur l’autel, il attendait que s’abatte sur lui le couteau levé par son père. Elle se remémore la prophétie qui lui a été faite jadis par le Maître de la Sagesse et du Savoir : l’aîné n’a pas un droit naturel et imprescriptible à l’héritage !  Rébecca prend à cet instant, seule, en toute lucidité et en toute responsabilité, la décision qui fera basculer la vie de ses fils et la sienne : ce ne sera pas Esaü qui héritera de la Promesse, mais Jacob.

Et vois-tu, Eliezer, le jour où j’ai entendu Isaac demander à Esaü de lui préparer un plat de gibier en vue de lui accorder la bénédiction réservée à l’aîné, j’ai su ce que j’avais à faire. J’ai balayé l’angoisse que je sentais venir, j’ai repoussé le remords qui pointait et je suis passée à l’action. J’ai commandé à Jacob de prendre deux chevreaux, de les abattre, de cuisiner un plat de viande et de se couvrir d’une peau de bête de manière à se faire passer pour Esaü, le velu, auprès de son père aveugle. Il m’a fallu, bien sûr, venir à bout des réticences de Jacob, argumenter, faire valoir la nécessité de recourir à la ruse quand la parole directe n’a aucune chance d’être entendue. Jacob a fini par s’exécuter.
Ensuite ? Je me suis cachée derrière une tenture. Je revois Isaac s’étonner, identifier « les mains d’Esaü et la voix de Jacob » - j’ai bien cru que la supercherie était découverte - , je l’entends à nouveau, le cœur battant, bénir Jacob de la bénédiction de l’aîné, puis, quelques instants à peine après le départ de ce dernier, se troubler, pâlir, paniquer quand, en présence d’Esaü revenu de la chasse,  il comprend qu’il s’est, qu’il a été trompé ; j’entends le cri de douleur d’Esaü, dont l’écho me perce toujours le cœur après tant d’années –n’y a-t-il donc pas de bénédiction pour moi ? – et surtout, je suis  témoin du terrible serment que fait le frère évincé : il attendra la mort de son père pour tuer Jacob.

Une nouvelle fois, Rébecca s’est tue, tout entière à l’horreur qui s’est emparée d’elle.
 Oscillant entre amour et haine,  terreur et remords, colère et pitié, elle prendra la seule décision susceptible d’éviter le pire : Jacob s’éloignera, il ira au pays d’Aram, chez son frère Laban, jusqu’au jour où la colère d’Esaü sera apaisée. Isaac, dont elle redoutait la réaction, ne lui a fait aucun reproche : elle n’est pas loin de penser qu’il est peut-être moins aveugle qu’il n’y paraît ! Qui sait si, au fond de lui-même, il n’est pas soulagé de la décision qu’elle a prise ?

Vingt ans ont passé depuis le départ de ses deux fils. Isaac et elle vieillissent loin d’eux. Elle a parfois de leurs nouvelles par des voyageurs ou des caravaniers venus faire halte quelques jours à Beer Cheva. Elle sait qu’Esaü a établi son royaume à Séir, qu’il a des femmes et des enfants, et elle se rappelle, en souriant à travers ses larmes, - Isaac et elle étaient loin d’en sourire à l’époque - Basemath et Judith, les épouses idolâtres de son fils, toujours occupées de formules et d’incantations magiques et ennuagées d’encens ; il est vrai qu’il a épousé depuis, sans doute pour se faire pardonner ses unions païennes,  une troisième femme, sa cousine Ma’halat, fille d’Ismaël. Elle sait aussi que Jacob a travaillé pendant toutes ces années pour son oncle Laban, qu’il a épousé les deux filles de ce dernier, Rachel et Léa – elle soupçonne là, sans en être certaine, une manigance peu avouable de son frère - , qu’il a de nombreux enfants. Elle n’a qu’un souhait, le revoir, faire connaissance avec sa grande famille ! Elle est obligée de reconnaître qu’elle a toujours éprouvé une préférence pour son plus jeune fils. Et aujourd’hui le remords qu’elle en éprouve est plus cuisant que d’ordinaire. Qui sait ? Peut-être Esaü a-t-il versé dans la violence par manque d’amour et par désespoir ? Peut-être la préférence que lui marquait son père n’a-t-elle pas été un contrepoids suffisant ? Peut-être même l’a-t-elle précipité davantage dans l’échec ? Les questions se bousculent, sortent en mots désordonnés, se perdent dans le désert. Et la plainte désespérée d’Esaü, qui continue depuis tant d’années à résonner à ses oreilles, sans qu’elle ait jamais réussi, malgré tous ses efforts, à la faire taire, cette plainte, lui semble-t-il aujourd’hui, a franchi les portes du ciel, est parvenue au Trône de Gloire : l’injustice qu’elle, Rébecca, a générée, il faudra la payer un jour.
Eliezer hoche pensivement la tête.


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