Eve : un silence de mort
Janine Elkouby
Ce texte a paru dans l'Information juive et il est publié ici avec l'aimable autorisation de l'auteur


Adam et Eve - gravure de Gustave Doré
Il est étendu sur le sol. Il ne bouge pas.
Il était le plus jeune. Venu après l'autre.
Après cet aîné que j'avais créé, merveille des merveilles, avec Dieu, comme Dieu !
Et qui, errant et fugitif, fuit maintenant, de par le monde, son crime et lui-même.
Et moi, je les ai perdus tous les deux, le premier, mon soleil, mon homme aux jarrets vigoureux, solidement planté dans la terre, et le second, le pêcheur d'étoiles, qui s'est évaporé comme une ombre, laissant sur le sol son corps mort et vide…

Je suis seule.
Mère orpheline de ses enfants…
Où est leur père ? Oui, où est-il ?
Où était-il ?
Aussi loin que je remonte dans le passé, je suis seule, face au vide de son absence, au vide de son silence.

En vérité, tout était inscrit à l'avance, depuis le début.
Et pourtant…

C'est la lumière que je me rappelle le mieux…La lumière de ce jour, lorsque tout a commencé. La lumière qui pleuvait sur le monde, lorsque nous nous sommes trouvés face à face, lui et moi, moi et lui. Lui qui se réveillait, se redressait sur un coude, ébloui, moi debout devant lui, construite et parée.

Je me souviens du regard dont il m'a enveloppée, éblouissement et soulagement, caresse et possession. Porte ouverte, croyais-je, sur un avenir de lumière et de joie… Il allait me parler…J'attendais…Et je forgeais déjà, dans ma tête, dans mon cœur, les mots pour lui répondre, je les polissais, amoureusement, comme des pierres précieuses, dans l'ivresse de cette parole à naître, comme un pont entre deux univers…

Il a parlé. Mais pas à moi. Son regard m'avait déjà quittée, et c'est à lui-même, au monde entier, qu'il a parlé. De moi. Pas à moi. Oh bien sûr, il a salué mon apparition avec soulagement, avec reconnaissance. Mais de pont, point. Rien qu'une parole de maîtrise, une prise de possession tranquille, une distribution définitive des rôles et des places, lui l'origine première, moi à tout jamais, irrémédiablement seconde…

Je n'avais rien à répondre, les mots se sont desséchés dans ma gorge, tués en même temps que moi. La parole est morte entre nous, morte avant que de naître. Nous n'étions qu'un couple d'ombres muettes, dans un silence assourdissant. Un silence mortel.

Le serpent m'a ramenée à la vie, du moins l'ai-je cru : lui s'est soucié de moi, dans ma solitude, lui m'a parlé, lui m'a tirée du néant. C'est sa voix, d'abord, qui m'a pénétrée de joie, une voix vivante, qui m'interpellait, me donnait existence, m'arrachait au désert de silence qui m'engloutissait. Puis j'ai entendu ses paroles : ondoyant et caressant, tantôt murmurant au ras du sol en faisant chatoyer ses anneaux, tantôt exigeant, dressé de toute sa hauteur, il faisait miroiter à mes yeux les paradis de la transgression et des plaisirs interdits, réfutant dédaigneusement mes craintes. Avec lui, j'ai goûté aux fruits du pouvoir promis. Et de la frustration. Dans le silence d'Adam. Dans l'absence d'Adam. Endormi, Adam. Parti en voyage à la découverte de "son" monde. Quand il est revenu, sa présence était encore une absence... Il a pris de mes mains le fruit chimérique. En silence. Il l'a goûté. En silence. C'est quand il a fallu rendre des comptes qu'il a retrouvé la parole… Pour m'accuser ! C'était moi, la femme qu'on lui avait donnée, qui étais la coupable ! Et de rage, de désespoir, j'ai, à mon tour, accusé le serpent…

Le silence a pris possession de notre vie tout entière.
Silence d'Adam, qui ne savait pas parler.
Mon silence à moi, offusqué, pétri de rancune et de déception, couché dans le lit de la bonne conscience.
Silence de plus en plus compact, massif, et indestructible comme le mal.
Silence de mort. Silence des tombes qui se creusent. Silence-cercueil. Silence qui a englouti Abel. Qui a englouti Caïn. Qui a dressé l'un contre l'autre les frères ennemis, prisonniers de leur cloche transparente et muette, prisonniers des mots qu'ils ne savaient pas dire. Silence creusé par les sanglots…

Abel et Caïn roulent dans la poussière. Ahanant, haletant, tout entiers dans leur désir de meurtre…Caïn avait pourtant essayé, jetant un mot par-dessus le silence…Il a essayé et sa parole a sombré, avalée, engloutie par l'assaut brutal et simultané dans lequel tous deux se sont jetés à corps, à cœur perdus. Oh ces respirations saccadées ! Oh ces coups sourds dans la chair tendre ! Oh ces supplications que je jetais entre eux, peine perdue, mots inutiles, dérisoires et ridicules bouées ! Oh ces paroles fausses, susurrées dans l'ardeur du combat, mensonges mortels tendus par l'un, engloutissant l'autre ! Oh le cri d'Abel, frappé à mort ! Oh le cri de Caïn, vainqueur et meurtrier ! Oh la détresse des frères tués par le silence et la détresse des mères et des pères qui ne savent pas parler !

Je suis à genoux, ployée au-dessus du corps. Il est couché dans l'herbe du champ, immobile, blanc. Des nuages filent dans le ciel. Le soleil continue à pleuvoir comme si l'univers ne venait pas de s'écrouler. La source continue à ruisseler. Le bruit du monde ne s'est pas arrêté. A l'autre bout du champ, une silhouette grise, courbée, s'enfuit. A côté de moi, une autre silhouette est apparue, s'est ployée, s'est abattue sur le sol : leur père. Silencieux. Enfermé dans ce silence maudit. Il y a du sang tout autour, dans l'herbe, sur le corps étendu, sur le ventre déchiré, sur la gorge trouée, sur le poignard jeté. L'un est mort. L'autre fuit. C'était inscrit. Comment auraient-ils pu trouver place sur cette terre que chacun voulait pour lui tout seul ? Comment auraient-ils pu partager puisqu'ils ne savaient pas parler?
- Je prends la terre !
- Je prends les troupeaux !
- Envole-toi donc !
- Déshabille-toi !

Ainsi se disputaient-ils, âprement, jetant à la face l'un de l'autre leur bon droit et leur indignation, blocs de certitudes closes.
La logique du tout ou rien. De la solitude et de la totalité. Pas de place pour l'autre.

Et je pleure au fond de moi-même. Sur cette parole non apprise. Sur l'absence de leur père. Sur l'orgueil et l'autosuffisance de leur mère. Sur le silence de mort dans lequel ils ont grandi. Sur leur père et leur mère, engoncés dans leurs rancunes et leurs insuffisances, incapables de tendre l'oreille et de saisir l'embryon de murmure qui mourait sur les lèvres, dans le cœur de l'autre.

Là-bas s'enfuit la silhouette grise du meurtrier, courbée par la détresse, prisonnière du silence, et comment le consolerais-je, moi, déchirée entre les deux, moi qui n'ai jamais appris à parler, moi à qui jamais personne n'a parlé ?
A mes côtés, l'homme ployé se redresse lentement. Lentement, sa main se tend vers moi, et du sein des sanglots qui déchirent le silence, dans la douleur et l'échec, j'entends, enfin, oui, j'entends sa voix.


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