Le travail honoré
Dr. Ernest Meyer
Article paru lu 28 novembre 1930/8 Kislev 5691 dans le journal Kadimah, bulletin bi-mensuel pour la communauté Israélite de Mulhouse


Jour par jour nous recevons la visite de passants pauvres, la plupart arrivant des pays de l'Est de l'Europe, qui viennent nous apitoyer sur leur malheureux sort. En vérité, leur sort est bien malheureux. Ils ont vécu plus ou moins largement dans leurs villages ou dans leurs villes, se nourrissant, ainsi que leur famille, du produit de leur travail. Mais la guerre a bouleversé toutes ces existences. Et, ceux que la guerre n'a pas ruinés, ont été bouleversés par l'antisémitisme sous toutes ses formes : l'antisémitisme brutal des rues, l'antisémitisme pseudolégal des gouvernements, forgeant des lois à leur détriment, l'antisémitisme économique, social, l'antisémitisme scolaire.

Certes, nous ne saurions nous cacher qu'il y a parmi ces émigrants des éléments rien moins que nobles et dignes, d'intérêt. Mais depuis la guerre cet élément forme de loin la minorité de ces passants. La grande majorité se compose d homme, honnêtes, chaudement recommandés par des coreligionnaires éminents de leur pays d'origine. Cos braves gents partent de chez eux avec les meilleures intentions, avec la bonne volonté de se créer par le travail une situation modeste, mais convenable.

Cependant, en route, malheureusement toutes ces bonnes volontés s'évanouissent peu à peu. le travail rémunérateur ne se trouve pas vite. En attendant, il faut vivre. On se laisse entretenir par l'aumône. Et la conséquence inéluctable en est que cette vie errante au dépens des âmes charitables, émousse le sentiment de honte d'être à lq charge d'autrui. L'habitude prend le dessus - et c'est là le côté tragique de leur situation. On continue à chercher mollement du travail, une occupation, mais il est plus commode, de continuer la vie nomade. On rencontre en route des mendiants de toute sorte, des mendiants de profession, des mauvais sujets, auxquels forcément on s'associe et s'assimile. Ce contact continu, étroit et malsain, dans les taudis, les asiles de nuit, les auberges et hôtels de dernier rang, rendez-vous d'individus louches et dépravés, finit par détruire les sentiments de devoir, de morale, de religion qu'on a emportés du milieu l'origine et qu'on jette comme un bagage encombrant.

Par quels moyens remédier à la dépravation de ces pauvres rescapés?
Comment arrêter cette scandaleuse calamité ?
On a proposé et appliqué différents procédés, variant suivant les conception des administrations des caisses publiques da secours. On a multiplié le contrôle pour éliminer les mauvais sujets. Mais en vain. On a créé un système ce signalisation d'une caisse à l'autre. Sans grand résultat. On a institué des bureaux de travail. Mais cherchez les patrons qui consentent à engager des mendiants !

Comment alors séparer l'ivraie de le bonne graine ? Il ne reste qu'une épreuve, l'épreuve du travail. dans un atelier tout prêt, fait pour eux, institué et surveillé par des coreligionnaires.
Il me semble, qu'il faut s'inspirer d'une institution déjà existante dans certaines villes, à Mulhouse entre autres. Nous avons ici un chantier de travail où les pauvres de bonne volonté pouvant gagner leur journée à un travail accessible à toutes les aptitudes : scier, fendre et entasser du bois et occupations analogues.

Pourquoi. ne pas créer une oeuvre pareille pour nos pauvres passants ? L'une ou l'autre de nos grandes maisons de bois ou de combustibles se résoudra sûrement, dans une idée généreuse, à céder une parcelle de son chantier pour cette oeuvre charitable. On séparera par une clôture cette réserve. On y déposera du bois de chauffage, den objets à trier ou à ranger. On y enverra des indigents de passage, autant qu'on les juge aptes à un travail facile. On payera un homme convenable, un demi-invalide y suffira, tour surveiller ce petit chantier et pour distribuer l'ouvrage, En hiver, le travail se fera sous un hangar. A la fin de la journée, l'ouvrier improvisé touchera un bon qu'il pourra échanger au secrétariat de la Communauté, ou au siège de la société qui se charge du fonctionnement du chantier, soit contre de l'argent, soit contre des bons de logement ou des bons de repas, selon les opportunités. Le samedi et les jours de fêtes ils chômeront, cela va sans dire, et toucheront des bons gratuits.

De cette façon, on reconnaîtra sans peine les indigents de bonne volonté, qui ne demandent pas mieux que de gagner, par le travail, leur pain quotidien. On leur facilitera la tâche selon les disponibilités.

Les mauvais sujets, les paresseux, les mendiants professionnels seront forcément éliminés. On ne s'occupera plus d'eux, à moins qu'ils ne soient reconnus malades ou trop chétifs, et intéressants, et ils éviteront notre ville. Les disponibilités pour les pauvres vraiment nécessiteux et intéressants augmenteront d'autant.

Quel coreligionnaire charitable et énergique se mettra à l'oeuvre pour la création de cette institution méritoire ? La nouvelle société Esras Achim me paraît toute désignée pour cette initiative.


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