"Celui qui marche, intègre..."
par le Pr. Ady STEG
Extrait des Cahiers de l'Alliance Israélite Universelle avec l'aimable autorisation des éditeurs

Le 25 novembre 1993, s'est tenue à l'Ecole normale israélite orientale, à Paris, la
cérémonie des Sheloshim de Jules Braunschvig - dont le président Steg a évoqué la mémoire
.

(...) Si l'on devait d'un mot caractériser son oeuvre, ce mot serait sans hésitation : l'Alliance israélite universelle. Depuis soixante ans, en effet, l'Alliance a été personnifiée par Jules Braunschvig :
- comme membre du comité central depuis 1932
- comme vice-président depuis 1946
- comme président délégué
- comme président depuis 1976
- et depuis, comme président d'honneur, jusqu'à son dernier jour.

Pendant plus d'un demi-siècle, Jules Braunschvig a été l'inspirateur, l'animateur et le principal acteur de l'Alliance.
Toute sa vie - selon la Haggada, sa vie, ce sont les jours, toute sa vie, ce sont aussi les nuits.
Oui, nuit et jour, la vie de Jules Braunschvig a été occupée, rythmée et éclairée par l'Alliance.
De cette action, paradoxalement, je parlerai peu, et ceci pour deux raisons. D'une part, tout le monde ici présent - membres du comité central, anciens élèves et maîtres, ou amis de l'Alliance -, connaît le rôle de Jules dans cette institution. D'autre part et surtout, pour l'évoquer il faudrait conter la chronique de toute la vie, de tous les jours, de l'Alliance depuis cinquante ans. Tout ce qui a été accompli l'a été avec lui, par lui, seul ou sous l'autorité de René Cassin et avec le soutien de Marcel Franco, Eugène Weill, l'ingénieur général Kahn et, plus tard, Gérard Israël et Jacques Lévy, et de tant et tant d'autres, et surtout Paul et Gladys.

Les présidents Braunschvig et Steg entourent Henri Atlan lors de la réunion annuelle de l'Alliance en 1990

Il y aurait injustice à souligner telle réalisation plutôt qu'une autre puisque toutes portent sa marque. Citons malgré tout :
- la création de l'Ecole normale de Casablanca, avec le rabbin Rouch ;
- la création du lycée Edmond Maurice Edmond de Rothschild à Tel-Aviv ;
- celle du Lycée René Cassin à Jérusalem.
Rappelons aussi :
- la commémoration du centenaire en 1960 ;
- le colloque de Montréal sur les droits de l'Homme et le judaïsme ;
- la création des Nouveaux Cahiers ;
- son constant soutien à l'ENIO, qu'il considérait comme le joyau de l'Alliance. C'est ici qu'il était heureux tous les Shabath. C'est ici qu'il a bénéficié de l'enseignement d'Emmanuel Levinas, le maître de notre génération...
Je préfère cesser l'énumération de ses activités, car pour la poursuivre, il y faudrait des heures.

La création de l'école Maïmonide
Je voudrais, en revanche, m'arrêter ici sur quelques épisodes de la vie de Jules, moins spectaculaires, moins connus, mais qui, peut-être plus que d'autres, permettent de cerner et d'illustrer sa personnalité.

L'épisode qui, à mes yeux, préfigure et illustre le mieux l'oeuvre de Jules Braunschvig, c'est la création, par lui et Marcus Cohn. de l'école Maïmonide en 1935. A l'époque, il n'y avait pas de lycée juif à Paris et voici que ces deux jeunes hommes - Jules n'avait que vingt-sept ans - se lancent dans l'idée audacieuse, un peu farfelue pour l'époque, de créer un lycée juif....! Entreprise hardie qui déjà se heurte à la profonde opposition des milieux orthodoxes... Autres temps et mêmes moeurs!...
En effet, non seulement ils veulent un lycée juif, mais de plus ils veulent que ce soit un établissement juif, humaniste et tolérant!

Ce lycée, Jules l'a créé et, dès ce moment et à cette occasion s'affirment les principaux traits de sa personnalité :
- sa force de caractère,
- sa passion pour l'école juive,
- sa foi en l'humanisme,
- son non-conformisme et son côté franc-tireur,
- son indépendance d'esprit, et je ne doute pas que les autorités de l'époque l'aient parfois jugé un peu insolent et... dangereux,
- sa puissance de conviction,
- et son énergie surhumaine à chercher, à trouver les donateurs auprès desquels il savait être convaincant et exigeant, d'autant que cette exigence était fondée sur sa propre générosité, aussi discrète que somptueuse.

Tout Jules s'est révélé dans cette entreprise. A vingt-sept ans, Jules Braunschvig était déjà le visionnaire pour qui l'éducation juive était la seule garantie de la pérennité du judaïsme, mais pour qui la transmission des valeurs juives n'était pas exclusive des autres valeurs humanistes. J'en parle avec émotion et en témoin car en 1935, j'ai fait partie de la première promotion de la rue des Abondances, où j'ai reçu un enseignement exemplaire en histoire juive, en hébreu, et appris à étudier la Bible et le Talmud, mais aussi le latin, le grec, les mathématiques et les lettres - et ceci dans les conditions idéales d'un enseignement dispensé par groupes de huit-dix élèves, sous le chêne de l'école. Peut-être est-ce à cet enseignement que je dois de me trouver aujourd'hui dans ma charge à l'Alliance, en totale communion avec Jules.

Un ardent défenseur du peuple juif
Deux ans plus tard, en 1937-1938, Jules Braunschvig participe activement au "comité de la rue du Cirque" dirigé par Robert de Rothschild. Celui-ci se consacre à l'accueil des Juifs allemands. Dans une étude récente, Simon Epstein a fait justice de l'accusation souvent émise à l'encontre de l'establishment "israélite français", qui serait resté passif devant le malheur de ses frères. Jules Braunschvig en est un exemple, comme il a été de ceux qui sont venus en aide aux passagers du Saint-Louis partis de Hambourg en 1939 et auxquels le gouvernement cubain refusa l'autorisation de débarquer. La France accueillit finalement deux cent vingt-quatre réfugiés, près du quart du nombre total de passagers.
C'est un ardent défenseur du peuple juif qui s'est révélé à cette époque.

Une autre période déterminante de la vie de Jules Braunschvig est celle de ses cinq années de captivité. Dans son malheur, il a eu la chance de retrouver Marcus Cohn et, pendant cinq ans, il a pu bénéficier de l'enseignement de ce maître hors du commun, qui avait reconstitué de mémoire le livre de prières et de nombreux passages de la Torah et des Prophètes, et rédigé sur des cahiers d'écolier, au crayon, les commentaires du Pentateuque. Jules Braunschvig s'est alors enivré d'études juives. Ce fut pour lui une sorte d'ascèse spirituelle qui devait marquer définitivement son esprit.

L'Institut Kérem
Couverture d'une brochure de l'Institut Kerem à Jérusalem
J'ai évoqué il y a un instant quelques-uns des accomplissements de Jules à l'Alliance. Délibérément, je n'ai pas mentionné un événement qui, en son temps, n'avait pas eu un retentissement considérable, mais qui pourtant représente une des contributions les plus originales et les plus précieuses de Jules au développement de l'Etat d'Israël. Je veux parler de la création, à Jérusalem, de l'Institut Kérem.

Je n'ai pas besoin de rappeler devant vous que depuis sa création, l'Etat d'Israël était au centre des préoccupations de Jules Braunschvig. Lorsque j'ai eu l'honneur d'être porté à la présidence de l'Alliance, j'ai pu caractériser l'oeuvre de Jules en disant qu'il avait ré-enraciné l'Alliance dans la tradition juive et dans la terre d'Israël, et il est vrai qu'il a fait de l'attachement à Israël un des principaux axes de l'action de l'Alliance. Il ne se bornait pas à soutenir Israël, mais il avait pour ce pays des ambitions sans limites. Il voulait, aussi ardent, entreprenant, hardi, que pour la création de l'école Maïmonide, mettre sur pied deux projets susceptibles d'influer sur le développement du jeune Etat :
- le premier était la création d'une ENA : former une haute administration sioniste et un corps d'élite. Simon Nora l'a jugé non adapté à l'esprit du pays ;
- le deuxième visait à influer sur l'éducation en Israël. Jules était indigné par le cloisonnement rigide et absurde de deux types d'écoles en Israël : les écoles religieuses et les écoles dites "générales". Il y voyait un grand danger pour l'avenir du pays. "Dans les écoles religieuses, disait-il, il n'y a pas de pont établi avec la pensée historique et philosophique universelle contemporaine. Dans les écoles générales, en revanche, les disciplines juives ne sont guère enseignées, et elles le sont avec froideur, comme n'ayant pas de valeur nécessaire au développement signifiant d'Israël".

Pour jeter un pont entre ces deux types d'enseignements, il fallait :
- créer des établissements nouveaux qui puissent être fréquentés par les enfants religieux comme par ceux qui ne le sont pas ;
- former de nouveaux enseignants, ce qui lui est apparu comme l'une des conditions essentielles pour espérer réformer le système éducatif : c'est à cette mission qu'il s'est attaqué, et il a créé l'Institut Kérem, au centre de Jérusalem, avec l'aide de Gustave Leven et de Morris Pinto.

Kérem qui, sorte d'Ecole normale supérieure, apporte aux étudiants qui se destinent à l'enseignement une formation juive et humaniste complétant les études universitaires. L'ambition ici est rien moins que d'influer sur l'enseignement en Israël et de briser la ségrégation entre les deux types d'écoles. Ambition démesurée, mais qui pourtant, jour après jour, année après année, promotion après promotion, s'inscrit dans la réalité.

Cette oeuvre, nous la poursuivrons avec détermination, en fidélité à Jules et pour le plus grand bien d'Israël. Nous formons déjà des maîtres et bientôt, nous créerons à Jérusalem ce lycée selon notre coeur, où enfants religieux, moins religieux et pas religieux pourront vivre et étudier ensemble. Et ce lycée sera le lycée Jules Braunschvig.

Le message de Jules Braunschvig
Je me suis attardé sur ces quelques réalisations de Jules Braunschvig, qui sont infimes par rapport à l'oeuvre accomplie mais qui, à nos yeux, traduisent le message qu'il a voulu transmettre et illustrent les traits dominants de cette personnalité.

Quel est le message de Jules Braunschvig ?
Je me sens en droit de m'y référer, puisque Jules Braunschvig, au "soir de sa vie", a tenu à adresser aux membres du comité central de l'Alliance une sorte de testament moral qui peut se résumer par cette phrase :

"Il s'agit, toujours, comme jadis et naguère, de défendre les Juifs, d'offrir à la jeunesse juive ce que la pensée occidentale a de mieux mais aussi d'assurer, illustrer et transmettre le judaïsme".
L'école juive était pour lui la priorité. Elle le reste pour l'Alliance, dans le cadre d'une école dont le rôle est d'éduquer et non seulement d'enseigner ; d'une école où, en dispensant l'enseignement des valeurs juives dans le respect des convictions d'autrui, on se propose de féconder une conception du monde, de façonner un mode de vie.
"Nous voyons comme idéal la personne morale créatrice éprise de vérité et de justice qui subordonne le bien-être matériel (dans la vie privée aussi bien que publique), à un jugement de valeur. Il me semble que cette manière de comprendre l'humanisme va de pair avec la transmission des sources du judaïsme et une éducation basée sur ces sources".
Ce message, l'Alliance le fait sien.

Une personnalité d'une extrême richesse
Grâce à l'évocation de ces épisodes de sa vie, et au travers de quelques citations, autant que le message nous reconnaissons l'homme.
Vous l'avez tous connu et vous souviendrez que cet être d'exception avait une personnalité d'une extrême richesse
- chef d'entreprise et en même temps, artiste raffiné,
- ashkénaze de souche et sépharade de coeur,
- homme de conviction, aussi sage que sceptique,
- Juif fidèle, mais fidèle ... un peu hérétique sur les bords...
- d'une grande tolérance, très réceptif à la modernité mais, dans le même temps, exigeant sur le respect de la tradition juive,
- citoyen critique à l'égard de nos gouvernants, mais patriote inflexible fier de son pays et ardent propagateur de la culture française,
- d'une tendresse infinie pour Israël mais... Il n'y a pas de mais, il avait pour Israël un amour sans bornes qui lui faisait tout comprendre et, aussi, tout excuser.
- modeste et discret, fanatique de la discrétion,
- sage et juste - généreux et bienveillant.

Jules a, comme le veut le Talmud, conduit sa mission de chef avec majesté. Son exemple devrait inspirer tous les dirigeants communautaires, car il répond bien à la recommandation faite à Moïse pour le choix des responsables :

Véata tekhasé mikhol Ha-am   Va choisir dans tout le peuple des hommes éminents
craignant Dieu   iérhaié Adonaï
amis de la vérité   anaché émet,
et ennemis du lucre   soné bétsa.

(...)


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