Avant la Catastrophe
Découverte de la solidarité juive
par Jules Braunschvig
Extrait des Cahiers de l'Alliance Israélite Universelle avec l'aimable autorisation des éditeurs

Le président Braunschvig avait entrepris de rédiger ses mémoires.
Voici les souvenirs de son entrée au comité central de l'Alliance
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J. Braunschvig dans les années 30
C'était en 1932. Je n'avais pas encore vingt-quatre ans. Mon père était mort depuis quatre ans déjà. Ma tante Fanny, qui avait eu tant d'influence sur moi, était morte trois ans plus tard. Jeune homme, diplômé des Sciences politiques, riche mais sérieux, ami des jeunes juifs de la société aisée de Paris, collaborant avec mon frère à la gestion d'intérêts familiaux importants au Maroc, j'aurais pu mener une vie "agréable", non sans soucis bien sûr, puisque le monde occidental était secoué par la crise économique, mais entièrement consacrée à mes plaisirs - et ils étaient variés, de l'équitation à la peinture, des voyages aux entraînements de la jeunesse. Personne n'aurait trouvé rien à redire. J'aurais même pu continuer à m'intéresser à ce judaïsme à la fois fascinant et "éloignant" et, qui sait ? finir par acquérir un certain bagage de connaissances. Modérément ambitieux, mais l'esprit en éveil, j'écoutais, je cherchais. Bourgeois, conformiste éclectique, anglomane : tout me préparait à une vie confortable qu'un sentiment de compassion pour la misère, quand je la rencontrais, en termes assimilables, m'aurait fait accepter avec une bonne conscience. En somme, pas plus mal que beaucoup d'autres. Avec, cependant, au fond de moi-même, une éducation conforme à la règle de mon milieu et aussi l'exemple si chaleureux de ma tante, le souvenir de mon grand-père, l'image de piété subitement découverte chez mon père, et un petit germe de fidélité à .... ce que j'aurais été bien en peine de définir... ; et, au fond, cela n'a pas tellement d'importance au point où j'en suis de mon récit.

M. Bigart était le secrétaire général de l'Alliance israélite universelle. L'institution avait un prestige considérable. L'homme était la simplicité même. Je le connaissais parce qu'il était notre voisin à la synagogue. J'avais admiré sa virtuosité pour suivre les offices de Kippour (n'était-il pas sorti d'une école rabbinique ? Il fallait au moins cela !). Mais pour moi, il était resté ce qu'il m'avait paru être quand j'avais seize ou dix-sept ans, un adulte âgé, barbu, respectable et ... parfois un peu risible.
Il me convoqua donc un jour de l'année 1931 pour me dire que mon père ayant été membre du comité central de l'Alliance, il serait bon qu'un de ses fils lui succédât, que mon frère ayant refusé l'année précédente, il voulait savoir s'il n'y avait pas chez moi une fibre juive plus vivante et s'il pouvait suggérer mon nom pour l'entrée au comité central. Il voulait mon accord de principe, mais bien entendu cela ne signifiait pas que je serais accepté. L'Alliance était puissante, mystérieuse, distinguée ; mon grand-père avait été l'ami de Narcisse Leven ; mon père membre du comité central ; le préfet Eugène Sée, qui était notre parent éloigné, était vice-président.

Un peu de snobisme, le désir d'être "respectable" et de suivre les traces de mon père, et probablement cette petite semence de judaïsme au fond de moi-même me poussèrent à demander à réfléchir, mais ma décision était prise. Quelques jours plus tard, j'apportais à M. Bigart mon accord et l'autorisation de poser ma candidature. C'est alors qu'eut lieu une scène curieuse : je me prenais au sérieux et malgré mon jeune âge, une teinture de formation juridique et un début d'expérience de la vie me poussèrent à demander à M. Bigart s'il ne pourrait pas me donner, entre-temps, un exemplaire des statuts de l'Alliance, pour que je sache à quoi je m'engageais et quelles seraient mes responsabilités. "Jeune homme, m'a-t-il dit avec son accent rugueux, il y a longtemps que je suis secrétaire général de l'Alliance et personne ne m'a jamais demandé les statuts. C'est un honneur qu'on vous fait. Je vous connais parce que j'ai connu votre père et que je me flatte de savoir trouver les gens qu'il nous faut au comité central. Vous êtes jeune et vous apprendrez, mais ne posez pas de telles questions". Je n'osais pas insister. Un mois ou deux plus tard, il me fit savoir que j'avais été coopté, que le comité central se réunissait les premier et troisième mercredis de chaque mois, à condition que ce ne soit ni une fête juive ni une fête nationale (...).

Je ne savais pas, en entrant à ce comité et mû par les motifs les uns respectables, les autres bien vains, que commençait pour moi une aventure qui devait imprimer à toute ma vie une direction bien différente de ce que ma jeunesse et mon adolescence auraient laissé prévoir. Et certainement je n'imaginais pas que quarante-quatre ans plus tard, je deviendrais président de l'Alliance (...).

Sylvain Lévi

Sylvain Lévi (1863-1935). Professeur au Collège de France. Président de l'Alliance Israélite Universelle
(...) L'Alliance était devenue un cercle très distingué où des personnages représentatifs du judaïsme parisien se réunissaient régulièrement. Ils géraient un budget confortable dont les recettes étaient assurées par un portefeuille bien administré. Ils étaient aussi, certainement, bien plus que cela. Tout d'abord, il faut dire que ce club comptait parmi ses membres des hommes plus divers qu'on ne pourrait le croire et un grand nombre d'entre eux très remarquables. Le premier à citer est Sylvain Lévi, qui était le président. Le judaïsme contemporain a choisi de ne retenir de lui que le Français de haute culture sans doute, mais que sa connaissance du monde oriental et même du Proche-Orient rendait sinon sceptique, du moins anxieux quant aux conséquences de l'implantation juive en Palestine.

On sait quelle fut la controverse avec Haïm Weizmann au moment de la Conférence de la Paix en 1918. Rien ne serait plus injuste et plus sot que de ne pas reconnaître aussi en lui une de ces natures d'élite, un de ces coeurs purs et généreux qui font l'honneur du judaïsme. Et quelle chaleur juive en ce coeur ! Cet homme était reconnu comme Guru par les Hindous eux-mêmes - Guru, c'est-à-dire guide, ce qui est bien davantage qu'érudit ou savant -. C'était véritablement une gloire de la pensée occidentale que cet homme qui, en d'autres temps, aurait peut-être, qui sait, établi un pont entre l'Orient et l'Occident. Ce sage souriant, modeste et ferme, restait au fond de son coeur un Juif lorrain. Il avait, comme juif, comme citoyen et comme savant, une qualité dominante : c'était sa modération. Et dans la grande tradition universitaire française, il savait imposer à tout ce qu'il écrivait une forme concise, harmonieuse et juste. Il fut pour le jeune homme que j'étais, d'une courtoise amabilité d'abord et peu à peu, je trouvai auprès de lui une amitié, une affection qui m'étonnaient. Je me sentais, avec mon faible bagage des Sciences politiques et de la Faculté de droit, si peu de chose à côté d'un maître de la pensée de son époque, si peu de chose auprès des savants éminents qu'on rencontrait chez lui, dans son appartement tout encombré de livres et d'objets d'Extrême-Orient. Sans doute peut-on regretter que tant de dons de l'esprit et du coeur aient été dirigés dans une voie où les études juives étaient absentes en tant que telles. Sans doute, s'il avait été jeune de nos jours, il aurait trouvé dans les études juives rénovées un domaine propre à son génie. Il n'en reste pas moins qu'il était une lumière en Israël, un être humain d'une telle qualité de finesse, de rigueur et de bonté que le judaïsme se devait de l'honorer en tant qu'homme juif plus qu'il ne l'a fait. Le peuple juif, Am Israël, ne compte pas seulement des militants. Il compte aussi des esprits, des âmes nobles et pures. D'autres peuples ont su reconnaître cela en Sylvain Lévi. Il faut qu'un jour le judaïsme lui restitue sa place.

Débuts au comité

D'autres hommes remarquables m'attendaient autour de cette longue table. William Oualid, à la longue barbe grise, apportait d'Alger une chaleur et une conviction propres à enthousiasmer les jeunes qui, par leur intransigeance, lui reprochaient un sens du compromis et de la demi-mesure. Léon Braunschvig apportait sa présence impressionnante : le philosophe parlait peu, mais ses phrases elliptiques et parfois sybillines, son regard bleu et son visage rose souligné par une barbiche blanche nous laissaient souvent le sentiment, probablement justifié, que nous n'avions pas tout compris. Il faudrait citer aussi Marcel Mauss qui apportait, cheveux ondoyants et barbiche hirsute, un él&eacuttait exactement le contraire de tout ce qu'ils avaient volontairement construit et les irritait. Cela n'empêchait ni la "philanthropie" ni un sentiment de solidarité, ni de redouter les "mariages mixtes". Le judaïsme ne devait se définir que comme une religion, une religion comme les autres, celle qu'on aurait pratiquée si l'on avait dû en pratiquer une.

En septembre 1979, le président Jules Braunschvig adressait aux membres du comité central de l'Alliance israélite universelle un long message qui se terminait ainsi :

(...) Et pour terminer, une note personnelle. Je suis entré au comité central de l'Alliance en 1932. Je me sentais, comme beaucoup de jeunes Français israélites de l'époque, parfaitement intégré dans la culture et la société françaises. C'était également la cas pour la plupart de mes vénérables collègues. C'est pourtant à l'Alliance, et par l'Alliance, que j'ai été mis en présence du drame juif dont les échos nous venaient par les lettres de Roumanie et de Pologne notamment. La tornade qui, huit ans plus tard, allait s'abattre sur la France, noircissait déjà le ciel de l'Europe orientale et de l'Europe centrale. Et dès ce moment, j'ai réappris que le destin des juifs était un. Collectifs étaient les dangers qui nous menaçaient, collective était la responsabilité qui nous incombait envers nos frères dont le mal-heur était non seulement le souvenir, mais aussi le prodrome du nôtre.

Ce qui m'apparut il y a presque un demi-siècle, reste vrai aujourd'hui. Le sort des Juifs d'URSS, de Syrie ou d'Iran est notre sort à tous, tout comme notre sort est intimement lié à celui d'Israël. C'est ce qui donne à notre tâche un caractère inéluctable. Dès 1933, aussi, au sein d'un petit groupe de jeunes universitaires qui se réunissaient chez moi, nous avons pressenti que la culture juive et le judaïsme étaient menacés en même temps que les Juifs. C'est demeuré vrai. C'est ce qui fait pour vous, mes chers collègues, une obligation de poursuivre notre travail. En un mot, il s'agit toujours maintenant, comme jadis et naguère, de défendre les Juifs, d'offrir à la jeunesse juive ce que la pensée occidentale a de mieux, mais aussi d'assurer, d'illustrer, de transmettre le judaïsme.

La véritable révélation du destin juif

Et pourtant au comité central de l'Alliance, il y avait quelque chose de spécial. On peut dire qu'on y sentait battre le coeur de la judaïcité. A cette époque, le judaïsme n'était pas aussi "organisé" qu'il l'est de nos jours. Le Congrès juif mondial n'était pas né ; le Bnai Brith (créé d'abord pour être comme l'Alliance l'organisme international de défense) était devenu surtout une oeuvre de secours mutuel ; l'Agence juive était spécialisée pour la Palestine ; le judaïsme américain avait sans doute l'American Jewish Committee et le Joint mais l'Amérique était loin et en pleine mutation ; l'Anglo-Jewish Association liée par un accord avec le Board of Deputies était proche de l'Alliance, mais insulaire. Au fond, nulle part plus qu'à l'Alliance n'arrivaient les échos du judaïsme européen, en cette année 1932.

Ce fut pour moi la véritable révélation du destin juif. Je voyais dans ce milieu d'hommes célèbres, arrivés, respectés, cultivés, importants, une préoccupation commune, celle d'une menace qui planait sur les Juifs d'Europe orientale. L'Alliance avait une longue tradition de solidarité agissante et une abondante et amère expérience de déceptions et de trompe-ries. Elle savait qu'à l'Est l'antisémitisme n'avait jamais désarmé ; que les tsars partis, les choses ne s'arrangeaient pas plus pour les Juifs. Et je voyais mes collègues écouter avec une gravité croissante les rapports qui venaient de Pologne et de Roumanie. Paix et Droit, la revue de l'Alliance, que rédigeait de sa plume parfaite Alfred Berl, rapportait de mois en mois les progrès de l'antisémitisme.

Et tout cela devenait infiniment plus vrai, plus sensible que les discussions sur la nature du judaïsme. Je trouvais là une expérience nouvelle. Celle de ressentir comme mien le drame qui se nouait à l'autre bout de l'Europe et dont les victimes n'avaient avec moi qu'une chose commune, c'est que nous étions juifs. Quand je réfléchis et que je mesure le chemin parcouru par moi, il est sans doute difficile de dire ce qui fut déterminant : tout le fut à un moment ou à un autre. Mais si j'ai depuis longtemps le sentiment de l'importance qu'à défaut d'être juif, le sentiment d'amour et de solidarité pour les Juifs, Ahavath am Israël, je pense que l'origine en est dans la préoccupation sincère, absolue, inconditionnelle que je sentais chez mes collègues respectés. Sans doute, à mesure que le danger se précisera, que l'Allemagne deviendra une menace directe pour chacun d'entre nous, les attitudes des uns et des autres pourront varier, comporter des nuances, des divergences même, mais dans le fond la réaction est la même : bienvenue ou regrettée, la solidarité juive est là. (...)


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