Le président Braunschvig avait entrepris de rédiger
ses mémoires.
Voici les souvenirs de son entrée au comité central de l'Alliance.
M. Bigart était le secrétaire général de l'Alliance
israélite universelle. L'institution avait un prestige considérable.
L'homme était la simplicité même. Je le connaissais parce
qu'il était notre voisin à la synagogue. J'avais admiré
sa virtuosité pour suivre les offices de Kippour (n'était-il pas
sorti d'une école rabbinique ? Il fallait au moins cela !). Mais pour
moi, il était resté ce qu'il m'avait paru être quand j'avais
seize ou dix-sept ans, un adulte âgé, barbu, respectable et ...
parfois un peu risible.
Il me convoqua donc un jour de l'année 1931 pour me dire que mon père
ayant été membre du comité central de l'Alliance, il serait
bon qu'un de ses fils lui succédât, que mon frère ayant
refusé l'année précédente, il voulait savoir s'il
n'y avait pas chez moi une fibre juive plus vivante et s'il pouvait suggérer
mon nom pour l'entrée au comité central. Il voulait mon accord
de principe, mais bien entendu cela ne signifiait pas que je serais accepté.
L'Alliance était puissante, mystérieuse, distinguée ; mon
grand-père avait été l'ami de Narcisse Leven ; mon père
membre du comité central ; le préfet Eugène Sée,
qui était notre parent éloigné, était vice-président.
Un peu de snobisme, le désir d'être "respectable" et de suivre les traces de mon père, et probablement cette petite semence de judaïsme au fond de moi-même me poussèrent à demander à réfléchir, mais ma décision était prise. Quelques jours plus tard, j'apportais à M. Bigart mon accord et l'autorisation de poser ma candidature. C'est alors qu'eut lieu une scène curieuse : je me prenais au sérieux et malgré mon jeune âge, une teinture de formation juridique et un début d'expérience de la vie me poussèrent à demander à M. Bigart s'il ne pourrait pas me donner, entre-temps, un exemplaire des statuts de l'Alliance, pour que je sache à quoi je m'engageais et quelles seraient mes responsabilités. "Jeune homme, m'a-t-il dit avec son accent rugueux, il y a longtemps que je suis secrétaire général de l'Alliance et personne ne m'a jamais demandé les statuts. C'est un honneur qu'on vous fait. Je vous connais parce que j'ai connu votre père et que je me flatte de savoir trouver les gens qu'il nous faut au comité central. Vous êtes jeune et vous apprendrez, mais ne posez pas de telles questions". Je n'osais pas insister. Un mois ou deux plus tard, il me fit savoir que j'avais été coopté, que le comité central se réunissait les premier et troisième mercredis de chaque mois, à condition que ce ne soit ni une fête juive ni une fête nationale (...).
Je ne savais pas, en entrant à ce comité et mû par les motifs les uns respectables, les autres bien vains, que commençait pour moi une aventure qui devait imprimer à toute ma vie une direction bien différente de ce que ma jeunesse et mon adolescence auraient laissé prévoir. Et certainement je n'imaginais pas que quarante-quatre ans plus tard, je deviendrais président de l'Alliance (...).
On sait quelle fut la controverse avec Haïm Weizmann au moment de la Conférence de la Paix en 1918. Rien ne serait plus injuste et plus sot que de ne pas reconnaître aussi en lui une de ces natures d'élite, un de ces coeurs purs et généreux qui font l'honneur du judaïsme. Et quelle chaleur juive en ce coeur ! Cet homme était reconnu comme Guru par les Hindous eux-mêmes - Guru, c'est-à-dire guide, ce qui est bien davantage qu'érudit ou savant -. C'était véritablement une gloire de la pensée occidentale que cet homme qui, en d'autres temps, aurait peut-être, qui sait, établi un pont entre l'Orient et l'Occident. Ce sage souriant, modeste et ferme, restait au fond de son coeur un Juif lorrain. Il avait, comme juif, comme citoyen et comme savant, une qualité dominante : c'était sa modération. Et dans la grande tradition universitaire française, il savait imposer à tout ce qu'il écrivait une forme concise, harmonieuse et juste. Il fut pour le jeune homme que j'étais, d'une courtoise amabilité d'abord et peu à peu, je trouvai auprès de lui une amitié, une affection qui m'étonnaient. Je me sentais, avec mon faible bagage des Sciences politiques et de la Faculté de droit, si peu de chose à côté d'un maître de la pensée de son époque, si peu de chose auprès des savants éminents qu'on rencontrait chez lui, dans son appartement tout encombré de livres et d'objets d'Extrême-Orient. Sans doute peut-on regretter que tant de dons de l'esprit et du coeur aient été dirigés dans une voie où les études juives étaient absentes en tant que telles. Sans doute, s'il avait été jeune de nos jours, il aurait trouvé dans les études juives rénovées un domaine propre à son génie. Il n'en reste pas moins qu'il était une lumière en Israël, un être humain d'une telle qualité de finesse, de rigueur et de bonté que le judaïsme se devait de l'honorer en tant qu'homme juif plus qu'il ne l'a fait. Le peuple juif, Am Israël, ne compte pas seulement des militants. Il compte aussi des esprits, des âmes nobles et pures. D'autres peuples ont su reconnaître cela en Sylvain Lévi. Il faut qu'un jour le judaïsme lui restitue sa place.