Discours de Michel Garel en l’honneur de Margot Cohn
à l'occasion de la remise de la Légion d'honneur
le 9 décembre 2003 à l'Hôtel de la Monnaie de Paris


Jean-François Guthmann, président de l'OSE, remet l'insigne de la Légion d'honneur à Margot Cohn -
© Thierry Samuel
Ainsi, Madame, la République s'honore-t-elle de vous honorer quelque soixante ans après les événements qui firent d'une toute jeune femme l'héroïne engagée d'un quotidien déjà invivable pour les Juifs, mais qui devenait plus risqué et dangereux encore, dès lors qu'il s'agissait de vouloir les sauver. C'est qu'il lui en aura fallu du temps, à cette République, pour intégrer l'idée qu'on jouait sa vie pour elle, pas seulement à faire sauter des trains, mais aussi en consacrant ses forces et son énergie, son courage et son abnégation, sa conscience et son inconscience, à préserver ce qui est la substance vitale du devenir d'une nation, à savoir ses enfants.

Les archives de l'OSE conservent à cet égard une réponse "éclairante" du ministre de la Défense nationale à une demande de l'institution qui requiert, en 1950, d'être homologuée sur le plan national comme organisation de la Résistance; en même temps que l'Oeuvre présente une première liste de vingt noms pour être proposés dans l'Ordre de la Légion d'Honneur. La réplique de l'autorité fut alors doublement négative...

Fort heureusement, la France, depuis, a mûri en son chemin et accompli son travail, commençant à distinguer, à partir de la fin des années cinquante, celles et ceux qui alors le méritaient depuis trois lustres. C'est aujourd'hui, Madame, qu'est reconnue ultimement votre légitimité: enfin justice est rendue, enfin nous avons la joie de vous faire fête!

Certes, vous eussiez préféré - votre retenue, votre discrétion et votre pudeur sont légendaires - que tout se fît dans l'enceinte réservée de votre trois pièces jérusalmite avec, pour assistance, votre personne (et encore, vous connaissant, n'était-ce pas sûr...), vos enfants, vos petits-enfants, et accessoirement peut-être le consul de France: "Allez" - je vous cite...-" 'had shtayim, c'est fait et on n'en parle plus !". Mais l'OSE, Madame, a encore peut-être son mot à dire dans votre destin, et nous avons préféré l'un des mille cagibis de l'Hôtel de la Monnaie - c'est bien là le minimum que l'on pût faire pour une valeur de votre aloi - et quant à ne plus en parler, eh bien, justement, parlons-en !

Vos débuts de jeune fille dans le monde oséen de vos vingt ans vous situent à Ussac, en Corrèze, où votre futur mari, le si regretté Jacques Cohn, à l'époque un "vieux" de 26 ans...- qui sera toute sa vie un formidable éducateur et pédagogue, et dont le parcours pendant la guerre fut l'un des plus glorieux qui soit et passible de cent Légions d'Honneur !- avait organisé un camp du mouvement de jeunesse Yeshouroun, en même temps qu'il avait ouvert dans la cadre de l'OSE, une colonie de vacances, à Oullins, dans le Rhône, destinée aux enfants de réfugiés. Après la rafle de Vénissieux, la plupart des parents ayant été internés, vous avez dû avec Jacques transformer la colonie d'un éphémère été en maison d'enfants permanente, dans un bâtiment qui ne s'y prêtait guère, tant il était vétuste, exigu, sans eau ni chauffage, ne parlons pas même du ravitaillement, extrêmement difficile.

Mais Jacques, en novembre 42, est assigné en résidence forcée en Haute-Vienne, par le Commissariat aux questions juives.. Vous voilà, avec quelques moniteurs dont le plus âgé avait 22 ans, aux commandes d'un pensionnat de plus de 30 enfants, au moment même où s'annoncent les rigueurs de l'hiver. Vous avez tenu cinq mois, jusqu'en avril 43, quand l'OSE répartit les enfants dans des maisons plus adaptées. Sur intervention du Dr Joseph Weill qui avait encore des relations, Jacques voit se lever les écrous de son assignation, et il est affecté comme directeur pédagogique à la maison du Broût-Vernet, dans l'Allier, jusqu'à sa dissolution en novembre 43, après l'arrestation de son responsable, Joseph Cogan, de ses deux jeunes enfants, du Dr Salomon Glück et l'éducateur Robert Weil, qui seul revint de déportation. Madame Cogan en réchappa : elle était à l'hôpital, accouchant de son troisième...

Mais vous-même, dès juillet 43, étiez appelée par Andrée Salomon, responsable des assistantes sociales du réseau Garel pour toute la zone sud, pourtravailler avec elle. Votre tâche consiste alors à trouver des places pour les enfants, soit dans les familles - d'agriculteurs, le plus souvent - soit dans des institutions, parfois dans des couvents, dans deux départements, le Rhône et l'Ain. Il faut rendre visite régulièrement aux enfants placés dans les familles et les réconforter, leur apporter le courrier de leurs parents, souvent une
dernière lettre avant la déportation... Vous êtes aussi celle qui règle les mensualités aux familles d'accueil. Tous vos déplacements ou presque, les transports publics étant dangereux, se font à bicyclette. Du cyclisme, vous passez naturellement au recyclage, sinon au blanchiment: vous savez "laver" admirablement les cartes d'alimentation ! Vous avez aussi convoyé souvent des enfants dans des trains de nuit, car ceux-ci étaient moins surveillés, pour les remettre en d'autres mains, totalement inconnues de vous - c'était la règle d'or du circuit- en gare de X, Y ou Z, et cela parfois vous conduisait jusqu'en Savoie (Annecy, Aix-les Bains), où une passeuse emmenait les enfants en Suisse. Il est arrivé plus d'une fois, dans ces régions frontalières, que vous échappiez in extremis à l'arrestation.

Si votre résidence principale était Bourg-en-Bresse, où vous étiez employée du Secours National, vous aviez également un appartement à Lyon, pour les fins de semaine, quand week-end il y avait... Cela vous permettait de recevoir chez vous les jeunes adolescents placés dans des institutions scolaires à Lyon et dans les proches environs. Jusqu'au jour d'aujourd'hui, vous conservez une reconnaissance émue envers Monsieur Limousin, directeur du lycée de La Martinière qui, malgré le danger d'accueillir des enfants juifs, n'a pas hésité à en accepter comme internes, en dépit de toutes les difficultés que ces jeunes, désorientés, pour certains rescapés des camps d'internement français et brutalement séparés de leur parents, lui causaient. Et vous êtes encore, six décennies plus tard, toute éberluée à vous rappeler la jeune fille de 21 ans qui négociait avec un proviseur académique qui eût pu être son père...

Vous gardez de cette période, où de grandes amitiés se sont forgées, des souvenirs lumineux- entre beaucoup d'autres, le charisme de Madeleine Dreyfus, votre première patronne à Lyon, et....le goût du lait concentré suisse en tube, chez Andrée Salomon, à Clermont-Ferrand ! - ainsi que des images terribles : entre autres aussi, cette placette de village paisible, baignée d'un soleil printanier, où s'ébattaient 40 enfants juifs, insouciants à l'heure du pire danger : c'est vous qu'Andrée Salomon, mandatée par Georges Garel, avait dépêchée à Izieu en mars 44 pour exhorter à la dispersion immédiate...

Jacques Cohn, de Strasbourg, et Margot Kahn, d'Ingwiller, enfants de cette Alsace qui a tant donné à l'OSE, se marient à Paris, en avril 45. Vous habitez un minuscule appartement Porte de Saint Cloud. La porte en est toujours ouverte... Ou si elle ne l'est pas, il y a en permanence dessus un mot en grosses lettres qui clame à tous vents que la clé est sous le paillasson !... toujours ouverte aux anciens enfants qui, entre temps, sont devenus des lycéens en terminale ou des étudiants, votre domicile se faisant, une fois de plus, le leur. Cette tradition d'accueil ne se démentira jamais : certain vice-président de l'OSE, qui enseignait à l'époque dans le lycée dirigé par Jacques, peut témoigner qu'au début des années 70, c'était toujours le cas à Jérusalem, où conseils et réconfort ne manquaient pas.

Votre Légion d'Honneur, Madame, est la plus belle qui soit, car elle a été conquise sur le terrain du combat : à l'heure où d'ordinaire d'autres jeunes filles que vous rêvent d'aller au bal, vous investissiez le champ de la bataille avec pour tank un vélo, pour arme de poing le courage, et pour munitions la générosité de votre amour prodigué aux enfants. Si vous n'avez jamais eu, à 20 ans, la conscience d'être déjà une grande dame, une chose est sûre, vous l'êtes restée ! Au philosophe Martin Buber, auquel vous avez consacré en Israël votre vie professionnelle à être l'impeccable conservateur de ses archives, on empruntera - pour terminer un discours qui vous est insupportable, car l'on y parle de vous...- ce dicton lapidaire, qu'il rapporte dans les Récits hassidiques : " le drame de l'homme, c'est d'avoir oublié qu'il est le fils d'un Roi". La conscience de cette filiation n'a jamais quitté ni votre coeur, ni votre esprit, tant, Madame, chaque pas de votre vie s'est fait noble et princier, forçant sur son passage, où qu'il se posât, la révérence, la déférence et le respect.


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