Durement forgées dans les maquis du Tarn en 1944, une estime et une
amitié sans faille m'ont uni jusqu'à leur mort à Maurice
Bernsohn et à Robert Gamzon (Castor), "guide rayonnant" de la
petite troupe de jeunes juifs qui nous avait rejoints au combat. On me
pardonnera sans doute de ne pas m'attarder ici sur les souvenirs d'une guerre
déjà bien lointaine pour de jeunes générations de
Français ou de Sabras. Peut-être cependant reste-t-il de
circonstance aujourd'hui encore de rappeler l'étonnement, parfois plus
ou moins scandalisé, avec lequel des Français non juifs ont vu
leurs camarades de guerre opter, après la victoire, pour la nouvelle
patrie qui venait de se constituer en État, et qui ne devait d'ailleurs
pas, à l'origine, leur réserver un accueil
particulièrement chaleureux. il ne eût fallu beaucoup plus pour
altérer un courage et une foi profondément sionistes.
Plus tard, pendant une douzaine d'années à partir de 1967,
Maurice Bernsohn s'est appliqué à convaincre les lecteurs du
Monde
du bien-fondé, à travers heurs et malheurs, de la cause
israélienne. Peu lui importe qu'on voie dans ses écrits "un
étrange mélange du sacré, du social et du politique".
Dieu, le peuple juif et la terre de Canaan ne sont-ils pas la trinité de
base du judaïsme ? Dépourvu de toute ligne de repli, Israël
n'a-t-il pas le droit absolu de vivre et de survivre? Les Arabes, comme l'a
compris Sadate, n'ont-ils pas tout intérêt à vivre en paix
avec les Israéliens, à tirer eux aussi profit de cette
prodigieuse créativité que nu ne conteste ? Et si c'est un fait
que les Juifs dispersés dans le monde, même ceux qui vivent sous
la menace, ne rejoignent Israël qu'en très petit nombre, n'est-ce
pas qu'ils préfèrent "le veau d'or", le
"confort" ou la seule "inertie" ? Quant au monde livre,
Amérique en tête, qu'il prenne garde de ne pas sacrifier
Israël à de chimériques espoirs de pétrole, en
glissant vers de nouveaux Munich. Enfin qui nierait que des mutations profondes
d'ordre planétaire ne soient déjà en cours et que
bouillonnent les forces qui modèleront le 21ème siècle ? Forces matérielles ? On peut compter sur le
"capital de matière grise" et le "savoir-faire
technologique" d'Israël. Forces morales ? Le peuple juif n'a-t-il pas
été, en quelque sorte, le "compteur Geiger" du monde
sur le plan des dégénérescences morales ? Mieux encore :
n'est-ce pas le judaïsme qui, en se perpétuant depuis quatre mille
ans, a pu "féconder tour à tour le christianisme, l'islam,
le socialisme, le communisme et, n'en déplaise à Marcuse et
à Krivine, la nouvelle gauche ?"
Qu'en France, dans la Diaspora et même en Israël, la vigueur de tels
propos liée à l'ardeur du combat et à l'importance de
l'enjeu ait parfois provoqué réserves ou critiques, nul ne s'en
étonnera. Mais comment ce brûlant amour d'une terre et d'un
peuple, cette étroite alliance du spirituel et du charnel ne
feraient-ils pas songer au don total d'un Péguy ?
Hubert Beuve-Mery a fondé le quotidien Le Monde en 1944, et il en a été le directeur et le rédacteur en chef jusqu'en 1969. Par la suite, il y a publié de nombreux éditoriaux jusqu'à son décès en 1989