Arsène et James DARMESTETER
par Barbara Weill

Arsène Darmesteter
5 janvier 1846 - 16 novembre 1888

Arsène Darmesteter naît dans une famille juive installée à Château-Salins en Lorraine depuis le milieu du 18ème siècle. Quand, en 1791, les juifs de France avaient été invités à choisir eux-mêmes des noms de famille, l'arrière-grand-père d'Arsène et de James avait choisi le nom de "Darmstädter", en souvenir du ghetto de Darmstadt d'où ses parents avaient émigré en Lorraine. L'officier de l'état civil français avait traduit le nom dans sa propre langue : "Darmesteter".

Calmann, le grand-père, et Cerf, le père, sont relieurs et libraires. Un des grands oncles Darmesteter était médecin à la cour du tsar de Russie. La mère, Rosalie née Brandeis, fille d'un officier de Napoléon, est issue d’une famille juive polonaise qui compte des soldats, des médecins et des rabbins depuis plusieurs générations.

La famille comprend trois fils : Achille (qui meurt en bas âge), Arsène, et James .

En 1852, la mort de Calmann Darmesteter à Paris, qui laisse une veuve totalement démunie, donne à Cerf et à sa femme une raison de venir dans la capitale ; et avec la grand-mère ils s'installent dans le quartier populeux du Marais. Le travail manque et bien des privations se font sentir. Une sœur, Sarah, meurt apparemment peu après sa naissance.

Malgré leur pauvreté, le relieur et sa femme ne ménagent aucun sacrifice pour offrir à leurs enfants une éducation de premier ordre. Tous deux sont élèves à l'école primaire de la rue des Hospitalières Saint-Gervais, et lorsqu'ils atteignent leur dixième ou douzième année, ils passent au Talmud Torah, l'école du Consistoire juif, qui les destinent au Collège rabbinique. En plus des matières religieuses, Arsène apprend le français, le latin et le grec. C'est dans cette école qu'il prend la décision de résoudre le problème des mots de l'ancien français dans le texte de Rashi. Brillant élève, il obtient son baccalauréat à seize ans.

Selon le vœu de son père, il entreprend des études rabbiniques. Pendant un an, il est élève au Séminaire Israélite dirigé par Zadoc Kahn ; l'année suivante, il travaille au Collège Sainte-Barbe pour en vue de sa licence, qu'il obtient en 1864, à l’âge à dix-huit ans.

Mais il est séduit par le scientisme alors triomphant : la critique du Nouveau Testament, qui le mène à la critique biblique en général. Il renonce donc à voie rabbinique. Son orthodoxie religieuse est ébranlée, et bien qu'il poursuive ses études d'hébreu, sa foi religieuse a cédé la place aux intérêts scientifiques. La science est destinée, pense-t-il, à transformer et à unir l'humanité.

Etudes de philologie

Darmesteter suit quelque temps les cours de philologie française à l'École impériale des Chartes à partir de 1865, puis rejoint la toute nouvelle École pratique des Hautes Etudes en 1868.
Il étudie l'épigraphie latine auprès de Léon Renier. En 1865-1866, il commence à étudier l'ancien français à l'Ecole des Chartes. C'est vers cette époque qu'il écrit son remarquable essai sur le Talmud.

En 1867, il devient l'élève de Gaston Paris, le grand érudit en langues romanes, qui reconnaît rapidement ses capacités.
En 1869, à la demande de G. Paris, le ministre de l'Instruction publique l’envoie étudier les gloses françaises des manuscrits de Rachi à Oxford et à Cambridge, ainsi qu'au British Museum. En six semaines, travaillant de douze à quatorze heures par jour, il parcourt cinquante-neuf manuscrits. Il cherche à élucider la phonétique et la structure de l'ancien français au moyen des formes conservées dans les caractères hébreux. Les premiers résultats de ses recherches sont publiés dans Roumanie en 1872, année où il est nommé "répétiteur" de langues romanes à l'Ecole des Hautes-Etudes. Il termine la même année son premier grand ouvrage, Traité sur les Mots Composés (publié en 1874).

Le Dictionnaire de la langue française

Pour Darmesteter, une langue est essentiellement vivante ; il ne se contente pas d'une maîtrise des faits bruts de phonétique et de morphologie ; le problème qui l'attire surtout est celui de la création de nouveaux mots, et du développement de nouveaux sens à partir de mots anciens. Les Mots Composés, qui traitent de quelque 12 000 mots, sont devenus un classique.

En 1871, Darmesteter avait déjà commencé, conjointement avec Adolphe Hatzfeld, un dictionnaire de la langue française, s'attendant à le terminer en trois ans. Sa publication, cependant, ne commencera qu'après sa mort. Hatzfeld, homme aux perceptions logiques et littéraires singulièrement fines, frappé par le manque d'ordre dans la classification des sens des mots donnée dans le grand ouvrage de Littré, propose de les réduire dans chaque cas à un ou deux sens fondamentaux. Darmesteter a vu que le problème de chaque mot ne pouvait être résolu que par l'histoire du mot.

Hatzfeld et Darmesteter travailleront ensemble pendant dix-sept ans. À la mort de Darmesteter, la première ébauche du manuscrit est terminée et l'impression a commencé. La révision de la partie étymologique, et le grand traité sur la formation des mots qu'il avait prévu et en partie écrit, en guise de préface, ont été complétés par ses anciens élèves A. Thomas et L. Sudre. L'œuvre reçoit un grand prix à l'Exposition universelle de Paris de 1900, et le prix Jean Reynaud, de 10 000 francs, par l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, la plus haute distinction dans ce domaine. À la mort de Darmesteter, la première ébauche du manuscrit était terminée et l'impression a commencé.

Mais le dictionnaire est loin d'absorber les énergies de Darmesteter. En 1874, il déchiffre la difficile et belle élégie française, conservée au Vatican, sur l'incendie des treize martyrs juifs à Troyes en 1288. La même année, il examine à Parme et à Turin cinquante-cinq autres manuscrits de Rachi. En 1876, il découvre l'importante loi phonétique de la protonique, connue depuis sous le nom de "loi de Darmesteter".
Il obtient en 1877 son doctorat à la Sorbonne, présentant deux mémoires : De Floovante et De la Création Actuelle des Mots Nouveaux dans la Langue Française.
Le 16 juin 1877, il est nommé maître des conférences de français médiéval à la Faculté des Lettres de Paris.

Recherche et enseignement

Auto-portrait d’Helena Arsène-Darmesteter
(1905 - détail)
En 1878 Arsène Darmesteter publie, en collaboration avec Hatzfeld, Le Seizième Siècle, un livre sur la langue et la littérature du 16ème siècle en France, qui servira de manuel dans les universités de France, d'Allemagne et d'Angleterre.

En 1880, il consacre une grande partie de son temps à la fondation de la Société des Études Juives, et surtout à la Revue publiée par celle-ci, dans laquelle il fait paraître un certain nombre d'articles traitant de l'histoire juive ancienne et médiévale. Il est aussi, pendant quelque temps, professeur de français au Séminaire rabbinique de Paris.

En 1881, il devient chargé de cours à l'Ecole Normale Supérieure des Filles de Sèvres. Ses conférences, prononcées devant un public d'étudiantes en formation d'enseignantes dans les lycées, deviendront le Cours de Grammaire Française (4 vol.), publié à titre posthume, et traduit en anglais par son beau-père Alphonse Hartog.

En 1883, il est nommé à la Sorbonne professeur titulaire de littérature française médiévale et d'histoire de la langue française.
Il reçoit le prix Archon-Despérouses de l'Académie française en 1878 et en 1884.

En 1886, il publie La vie des mots, qui paraît d'abord dans une traduction anglaise, puis dans l'original français : il s’agit d’une série de conférences sur les changements de sens dans les mots, dans lesquelles certaines de ses théories, initialement publiées en 1876 dans la Revue Philosophique, ont été élargies et développées.

En 1885, une cardiopathie, insoupçonnée mais ancienne, probablement aggravée par la mort accidentelle de sa mère et par des périodes d'efforts intellectuels presque surhumains, se déclare. Le 7 novembre 1888, il exerce les fonctions d'examinateur à la Sorbonne dans une chambre sans feu ; le froid a provoqué une endocardite et il décède le 16 novembre 1888, à l’âge de 42 ans.

L'Académie française lui décernera le prix Saintour en 1897.

Arsène Darmesteter avait épousé la peintre britannique renommée Helena Hartog (1848-1923). Elle était venue à Paris pour étudier la peinture, et c'est là qu'elle rencontra son mari. Après le décès de celui-ci, elle prendra le nom d’Helena Arsène-Darmesteter. Son père était professeur de français, et sa mère, Marion Hartog, une poétesse, auteur et éducatrice britannique. C'était la rédactrice en chef du premier journal féministe juif, The Jewish Sabbath Journal.

Principales publications

"Les travaux linguistiques d’Arsène Darmesteter, en particulier
La Vie des mots et son Dictionnaire historique ont laissé
dans l’ombre son exceptionnelle contribution à la science du
judaïsme. Cet essai de jeunesse, d’une clarté et d’une érudition
sans égales,étudie la genèse et la structure du Talmud dans un
esprit critique qui n’est jamais dénigrant. Il constitue l’une des
meilleures introductions à la lecture de cette œuvre."
(extrait de la Préface de Moshé Catane à la réédition
du Talmud)
Ouvrages posthumes

James Darmesteter
28 mars 1849 - 19 octobre 1894

À l'âge de onze ans, James Darmesteter obtient une bourse Bischoffsheim et dès lors il suit l'enseignement du Lycée, d'abord au Collège Charlemagne, puis au Collège Bonaparte (aujourd'hui Lycée Condorcet), l'établissement d'enseignement public le plus important à Paris. Excellent élève, il reçoit le Prix d'honneur au Concours général de 1867.

Il obtient son baccalauréat scientifique et ès lettres, passe les diplômes supérieurs de lettres et de droit, puis gagne sa vie en donnant des cours particuliers. Il lit Byron en anglais, Heine en allemand et Carducci en italien.Puis il entend la voix de l'Orient antique, la "Bible de l'Humanité : il trouvé sa vocation.

Il étudie le sanskrit sous la direction de Hauvette-Besnault, et la grammaire comparée auprès de Michel Bréal, à l'École pratique des hautes études.

Afin de comprendre l'Avesta, il étudie les inscriptions de l'ancien Iran, les légendes du Shah Nameh de Firdusi, les commentateurs Pahlavi du Bundahish, et même les rites des Parsis modernes de Bombay. Son Haurvatât et Ameretât, publié en 1875, fait de l'élève une maître : peu de temps après, il devient professeur à l'Ecole des Hautes Etudes.

Etudes d'Anglais

En 1877, son Ormuzd et Ahriman attire l'attention de F. Max Müller à Oxford ; l'érudit sanskrit confie au jeune Français la traduction anglaise de l'Avesta pour la collection des Livres sacrés de l'Orient ; et la même année, Darmesteter se rend pour la première fois en Angleterre.

Tout en poursuivant l'édition anglaise de l'Avesta, il publie dans les revues françaises divers essais et articles sur des points d'intérêt historique et philologique, qui sont rassemblés en 1883 sous le titre Études iraniennes. La même année voit l'achèvement de son Avesta en anglais, dont le premier volume avait paru en 1880.

Cette traduction l'a fait progresser non seulement dans la connaissance du persan, mais aussi de l'anglais. Il publiera une édition de Childe Harold (1882), un volume d' Essais de Littérature Anglaise (1883), une édition classique de Macbeth (1884), un livre sur Shakespeare (1889). Il rédige des pages qu'il rassemble dans ses Études anglaises (parution posthume en 1896). Peu de Français ont connu l'Angleterre aussi intimement. Darmesteter.

Voyage en Inde

À la suite de ses nombreux travaux sur la mythologie zoroastrienne et le persan, il est choisi pour succéder à Ernest Renan au Secrétariat de la Société asiatique en 1882.

Sa traduction de l'Avesta en anglais a convaincu Darmesteter que ces livres sacrés ne peuvent être compris que par une étude de la religion qui pratique encore leurs rites ; et en février 1886, presqu'aussitôt après son élection à la chaire des langues iraniennes au Collège de France, il quitte Paris pour Bombay, siège d'une importante communauté parsi. Les treize mois passés en Inde constituent, à bien des égards, la période la plus importante de sa vie.

A Bombay, il fait la connaissance avec des sages du culte zoroastrien ; il lit des manuscrits inestimables avec le vénérable Tahmuraz ; il discute des points de rituel avec Yivanje Modi. Il établit les fondement du Zend-Avesta (1892-1893), une traduction historique de l'Avesta en trois volumes, à laquelle l'Académie française des Inscriptions décernera en 1893 le "Prix biennal" de vingt mille francs. Dans son commentaire, il affirme que l'antiquité de l'Avesta a été grandement exagérée par les savants iraniens : il estime que la première section des manuscrits conservés de l'Avesta remonte au 1er siècle avant notre ère tandis que les suivantes lui seraient postérieures de deux siècles, et que les Écritures zoroastriennes portent des traces de l'influence non seulement du bouddhisme, mais aussi de la Bible juive, et surtout de la philosophie néoplatonicienne.

Études afghanes

Pendant son séjour en Inde, Darmesteter ne consacre pas tout son temps à l'étude de la tradition zoroastrienne : en effet il est parti dans le cadre d'une mission du Gouvernement français pour collecter les chants populaires des tribus afghanes. En quittant Bombay, il se dirige vers la frontière nord-ouest et de là vers les collines d'Abbotabad. On voit alors celui qui s'était lié d'amitié à Bombay avec les prêtres parsis, converser sur la place du marché de Peshawur avec des chefs montagnards en haillons, d'Afghanistan ou du Balouchistan.

Il écoute en prison un poète en lambeaux, et transcrit sous sa dictée des ballades pachtounes incendiaires.Ces chansons sauvages de haine et d'amour ravissent l'âme romantique de Darmesteter, tandis que l'autre part de son esprit, la moitié scientifique, jamais endormie, prend note des formes linguistiques étranges et des mutations singulières de consonnes, pour le conduire à la conclusion imprévue que dans la langue des tribus afghanes survit encore l'antique discours des Mèdes. La langue afghane d'aujourd'hui vient du zend, comme le français vient du latin. Ces chansons afghanes, avec une traduction française et un important essai philologique, seront publiées par Leroux sous le titre Chants Populaires des Afghans (1888-90).

Partout il rencontre l'accueil le plus hospitalier. A Bombay, il fréquente le gouverneur, Lord Reay ; à Lahore, Sir Alfred Lyall. Les officiers d'Abbotabad en font un membre honoraire de leur mess. Il admire et comprend tout cet univers bigarré de l'Inde. Quelque chose du plaisir et de l'émerveillement de ce voyage persiste dans les pages de ses Lettres sur l'Inde, publiées à son retour à Paris (Lemerre, 1888 ).

Retour en Europe

Dans son jardin de Peshawur, un jour, Darmesteter a lu par hasard un petit volume de vers anglais intitulé An Italian Garden. À son retour en Europe en 1887, il rend visite à Londres à son auteur, Agnes Mary Francis Robinson. Il traduit en français, sous le titre Poésies de Mary Robinson (1888), une sélection de ses poèmes, et les publie avec une introduction spontanée et lyrique. Ils se marient la même année.

James Darmesteter devient directeur d'études de l’École pratique des hautes études en 1892.

Relation avec le judaïsme

Alors qu'il n'était encore qu'un adolescent de quinze ou seize ans, au Lycée Condorcet, Darmesteter avait rompu avec la foi juive. Pendant de longues années, l'orthodoxie rigide qu'il associeà la Synagogue lui inspire du dégoût. Pourtant, sa nature est profondément religieuse, comme le montre La Chute du Christ (1880), rééditée et remaniée en 1889 sous le titre La Légende divine. Dans cet ouvrage, il exprime sa révolte contre le silence de Dieu dans le monde, sa pitié pour la souffrance humaine, et appelle à un altruisme enthousiaste qui deviendrait enfin la source d'une nouvelle religion, une religion de justice et de rectitude, la religion d'Amos et d'Osée.

La tombe de James et Mary Darmesteter
Darmesteter n'est jamais revenu à la synagogue; mais il est revenu à la Bible. "Ma foi est de ma propre fabrication, non pas métaphysique, mais morale, évolutionniste et biblique", écrit-il en 1887. Quelques années plus tard, il donnera à cette nouvelle foi le nom de "Prophétisme" : pour lui, la religion qui serait possible pour l'avenir réside dans la conciliation des vérités de la science avec l'éthique sociale des prophètes hébreux. Il exprime cette conviction dans les essais réunis sous le titre Les Prophètes d'Israël (Calmann Lévy, 1892).

Darmesteter est beaucoup moins un métaphysicien qu'un moraliste et un sociologue. Dès 1882, sous le pseudonyme de "YD Lefrançais", il avait écrit pour les écoles primaires de France un livre de Lectures patriotiques, destiné à imprimer dans l'esprit des enfants l'amour de la patrie et les principes de paix, de justice, la fraternité et l'entraide à partir desquelles il construira, dix ans plus tard, son prophétisme idéal.
En 1893, lorsque la maison Calmann Lévy fonde la Revue de Paris et lui offre sa direction politique, il accepte cette nouvelle charge, car il y voit l'occasion de transmettre des idées qu'il juge nécessaires à la dignité et au bonheur de la France.

James Darmesteter meurt subitement le 19 octobre 1894, à la suite d'une courte maladie.
Aucun successeur n'a été trouvé pour sa chaire ni au Collège de France ni à l'École des hautes études ; mais il a eu un émule célèbre : Silvain Lévi.

Publications

Les principales contributions de James Darmesteter à la science portent sur l'Avesta, livre saint du zoroastrisme. Sa traduction anglaise de l’ouvrage, préparée en collaboration avec L. H. Mills, paraît dans les Sacred Books of the East (vol. 4, 23 et 31, 1883-1887), édités par l'orientaliste et linguiste anglo-allemand Max Müller.

Une rue du 13e arrondissement de Paris et une rue de Château-Salins portent le nom de Darmesteter, en hommage aux travaux d'Arsène et de James Darmesteter.
La bibliothèque de l'Institut d'études iraniennes fondé en 1951, aujourd'hui Centre de recherche sur monde iranien porte son nom car les ouvrages rassemblés par James Darmesteter ont constitué le premier noyau de sa collection. Elle est aujourd'hui déposée et consultable à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations.

Sources :

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