Georges Hertz définissait ainsi Chameau : "Un homme au meilleur sens du mot, c'est-à-dire qu’il a toujours fait ce qu’il voulait faire, ce qu’il trouvait juste, après mûres réflexions, sans égard pour les circonstances."
Pour étoffer cette définition, voici ce qu’il nous confiait dans Tribune Juive en septembre 1977, à l’occasion de ses soixante-dix ans. Plus de vingt ans ont passé. Les mots, eux, restent pour toujours, justes et émouvants.Quels sont les événements et les êtres qui vous ont le plus marqué ?
CHAMEAU :
Il y a quelque chose de tout à fait clair pour moi. Dans presque tous
les cas, l’événement a une influence sur moi tout comme j’ai
une influence sur l’événement. C’est aussi valable pour les
personnages rencontrés sur mon chemin.
Il y a rencontre et réciprocité
"Feed Back" en anglais. Si j’écoute de la musique seul,
il est rare que cela me fasse de l’effet. Écouter de la musique avec
quelqu’un me rend heureux, si je vois la personne se réjouir de cette
musique.
Je me suis aussi rendu compte que les choix décisifs de ma vie ont
leurs origines dans quelque chose d’anodin. Par la suite seulement j’en ai
découvert l’importance. Commençons par la musique.
Il s’agit plus de phénomènes que d’événements ?
Élève du Gymnase protestant, comme mon père l’avait
été, j’ai eu comme professeur de musique Ernest Munch, le père
de Charles et de Fritz Munch. Ernest Munch ne m’a pas donné l’amour
de la musique, mais comme il donnait de bonnes notes à ceux qui chantaient
dans le choeur de St-Guillaume, alors, j’ai assisté à des Passions
de Bach.
La révélation de la musique m’a été
faite de façon bizarre. Après la guerre de 1914, on nous avait
emmenés, respirer l’air vivifiant des salines des alentours de Kreutznach.
Et là, il y avait un jeune homme préposé aux promenades.
Je le vois encore assis sur un rocher, beuglant l’Ave Maria de Gounod.
Depuis j’ai toujours aimé
la musique. Grâce à mon père, à Henry Lévy.
Grâce à Léo Cohn bien sûr. Même à Taluyers,
pendant la guerre où le danger était grand, on achetait des
disques au marché noir. Jacques Samuel, un grand connaisseur de musique,
nous guidait. Après la guerre, je suis arrivé au kiboutz avec
une grande collection de 78 tours, vite dépassée. Mais je crois
avoir réussi grâce à la discothèque que nos amis
ont constituée à intéresser certains cercles d’Ein Hanatziv,
même dans le cadre de l’école.
La musique a-t-elle été la révélatrice la plus importante ?
Non, bien sûr. Il y a la découverte de la nature, l’origine en est certainement mon père qui a su éveiller en moi l’amour des bêtes.
N’est-ce pas extraordinaire quand on se replace dans l’atmosphère juive de l’époque ?
Peut-être. Mais je me rappelle aussi que mon grand-père maternel nous emmenait en excursion. Avant 1914 et après. A la maison, on avait des tortues, des aquariums, des oiseaux, même un lapin de garenne sur la terrasse. Tout ceci a beaucoup stimulé mon esprit d’observation. Je passais des heures au zoo de l‘Orangerie tout proche de la maison.
Le gymnase protestant de Strasbourg vous a-t-il beaucoup marqué ? Et pourquoi le gymnase protestant, quand on est juif ?
Parce que le
gymnase protestant était la meilleure école. Je n’aimais pas
la littérature. Bien que le professeur d’allemand m’ait appris à
aimer Goethe. Un Goethe qui avait beaucoup de compréhension pour la
nature.
Mais au gymnase il y avait un professeur de Sciences
du nom de Weyrich, qui a su flairer en moi l’amour de la nature. Le jeudi,
il me permettait de ranger les collections d’oiseaux, de nettoyer les pierres.
Là j’ai rencontré le futur Dr Henry Muller. Avec Weyrich, Muller
et des élèves d’autres classes, on faisait des promenades botaniques.
Aujourd’hui encore, quand l’occasion se présente, je monte, presqu’en
pèlerinage, au Drei Spitz, près de Mutzig. à la recherche
d’orchidées.
A l’Institut de Chimie, plus tard, j’ai rencontré
un Juif russe, Boris Frankfurth, ancien observateur à la station ornithologique
de Kiev. Avec lui, à ski, à pieds, nous avons sillonné
les Vosges pour observer les migrations d’oiseaux... Boris Frankfurth est
parti aux Indes tout de suite après sa soutenance de thèse.
Malheureusement je n‘ai jamais eu de ses nouvelles.
Cet amour de la nature n’a-t-il pas été déterminant dans le choix de votre premier métier au Kiboutz ?
Au Kibboutz, le couronnement a été de créer de la nature à partir d’un champ d’orge . De la steppe sont sorties des pelouses, des arbres, un parc anglais. On ne peut laisser les plantes lutter entre elles.
Tout se regroupe et s’enchaîne.
On donne, on reçoit. De nouveau le "Feed Back". Quand le
rabbin Arthur Weil créa la société Emouna, les activistes
sionistes -qui noyautaient cette société de regroupement de
jeunes- se sont accrochés à moi pour organiser des excursions.
Nous étions on 1925/26. Me Schameck m’a envoyé,
aux frais de l’Emouna, à une rencontre à Berlin organisée
par le Wander Vogel. Un mouvement bien structuré, très
socialiste, anti-bourgeois, mais intéressé par le sionisme.
Ce mouvement finira par tomber dans le nationalisme-socialisme le plus
dur.
En tous cas,
me voilà en ballades avec mon groupe d’Emouna et quelques éléments
de Hatikva.
Quelle était l'atmosphère juive d'alors à Strasbourg entre les deux guerres ?
La communauté juive était très libérale, mise à part la Kageneck retirée dans sa tour d’ivoire. Une communauté libérale et bourgeoise
Y a-t-il un passage de l'Emouna (litt."la foi") à la grande Emouna, à la foi religieuse. Et quand ?
Là aussi
cela commence par quelque chose d’anodin. Revenons on arrière. Un jour,
en classe de dixième, l’instituteur nous dit :"Il y a cours de
religion". Je ne me lève pas. L’instituteur du gymnase protestant
me rappelle à l’ordre" Hammel, lève-toi. Tu es Juif. Ça
ne peut pas faire de mal".
Ma première rencontre fut avec le rabbin Arthur Weil, un homme patient
et bon.
En 1916, j’avais neuf ans, je fus invité au Séder par le rabbin
Emile Lévy. Ce Séder fut pour mot un spectacle extraordinaire,
lumineux, inoubliable. Un spectacle tout nouveau. Il y a eu d’autres rencontres.
Le Dr Grumbach, par exemple, qui a tenté en vain de m’apprendre à
lire.
A cette époque eut lieu une rencontre importante
avec Edmond Fleg et son livre Pourquoi je suis Juif. Je n’ai pas lu
le livre, mais Emouna organisa un Concours dont le sujet était "Pourquoi
je suis juif". J’ai eu le premier prix. Hélas, ce docunent n’existe
plus. Je voudrais tant savoir pourquoi je me sens juif...
Il y eut aussi Schurmann, de famille assimilée,
mais rapidement passé à la Kageneck. Puis le fameux Chouchani
dont Elie Wiesel parle si bien.
Et le scoutisme juif. Qu’en est-il ?
Il existait,
on sortait. Excursion on patrouille ou en conseil de chefs. Je me souviens
d’une sortie. Il y avait Fourmi, Alice, future Alice May. Et voilà que
je vois, à la fin du repas, Fourmi en prière.
Du coup, j’ ai appris par coeur "le Benchen"
(la bénédiction d'après le repas), pour les EI, les épreuves
scoutes. Un scoutisme EI, c’était Balou (Raymond May) et déjà
tant d’amis très chers.
Quels furent pourtant vos maîtres ?
J’ai appris
avec Me Bing,
avec le rabbin Brunschwig,
avec Schurmann qui avait fondé un institut des Etudes Juives. D’autres
encore, un rabbin venu de Roumanie, le Rabbin Marth, puis le rabbin Yakobowitch.
Il y a eu surtout
des rencontres. Henry Muller, déjà nommé. Il m’a initié
à la psychnalyse. Bagage complété par la suite par une
cheftaine EI, Fanny. Henry Muller, le médecin, était religieux,
ce dont je me méfiais un peu. Un outsider de la Hatikva. Mais pour
l’essentiel, il m’a fait lire les trois Discours de Buber. Pour moi,
ce fut une véritable révélation. Il y a eu surtout, en
1930, ma rencontre avec Dan Kantorovitch. Ensemble nous avons sillonné
les Vosges mais aussi lu côte à côte Buber et Samson Raphaël
Hirsch, sensible lui aussi à la nature.
Après cela, il y a eu Léo Cohn, un artiste
de l’éducation, de la musique, mais aussi un artiste du judaïsme
mettant le midrash à portée du juif le plus éloigné
du judaïsme. Lui et Samy Klein
ont dominé la vie spirituelle des EI pendant la guerre.
A la fin de la guerre, nous étions encore à
Taluyers. C’est alors que Jacques Samuel a établi le contact avec
les Neher. Et ce fut l’éblouissement de Transcendance
et immanence. Cette rencontre dure encore.
Il s’agit donc plus de rencontres que d’approches de véritables maîtres.
Il y a eu Marc Breuer qui venait chaque semaine à Taluyers.
Et Chouchani, l’insaisissable. Entre nous, il y avait une véritable
amitié. Sur le même plan, il y eu Gordin que je n’ai connu
qu’après la guerre. Pougatch aussi, un bijou du judaïsme, imprégné
d’amour du judaïsme. La douceur de Pougatch m’a beaucoup touché.
En lsraël, il y a eu la rencontre fortuite mais
durable avec le Rav Yehouda Kook.
Quels ont été leurs apports ?
Je ne saurais pas dire ce que Gordin, le "Léo Hassidisme", selon le mot des Parisiens, ce que Neher m’a apporté. Etre Juif, c’est être imprégné du judaïsme, grâce aux contacts humains aux rayonnements de tels êtres.
La mobilisation met fin à ma carrière scientifique en France. Chose curieuse, l’armée française a rassemblé, en 1940, les chimistes. Après trois mois d’attente, six d’entre eux, dont moi, sont appelés aux services des Etudes de gaz de combat. J’ai eu chaud. Heureusement pour moi, je fus versé aux Laboratoires chargés de la protection contre les gaz. Sinon je me dirigeais vers l’objection de conscience.
La guerre se termine. En 1947. Fourmi et vous, vous vous vous retrouvez en Palestine. Quelques temps à peine avant la proclamation de l'Indépendance. Etes-vous devenu, d'un seul coup, sioniste ? Ou l'étiez-vous toujours ?
Revenons une fois de plus en arrière. C’était en 1930. Je me souviens encore. La scène se passe place Kléber après une conférence de Martin Buber. Deux hommes viennent vers moi. André Salomon et Marcel Weil. "Chameau, me disent-ils, il faut que vous orientiez l’éducation des EI vers le sionisme". Ma réponse, bien que polie, fut négative. La guerre est venue et nous avons eu la visite, à Taluyers, de Joseph Fisher. C’était en 1942 ou 1943. Sous le porche, Joseph Fischer, un des hommes qui, comme le futur grand rabbin Kaplan, ont tenu le coup sans relâche, Joseph Fischer le détenteur de l’argent du Joint me posa, à brûle-pourpoint la question suivante : "Chameau, qu’allez-vous faire après la guerre ?". Et moi, sans réfléchir, spontanément, de répondre : "la Palestine". Voilà.. Je ne me voyais pas continuer en Alsace. Ni même on Europe.
Après
la guerre, en rendant visite à mes parents, je
me suis rendu à l’institut de Chimie. J’y as rencontré le directeur
de l’Institut, il revenait dc Dachau. Il me promettait une chaire. Je me
souviens lui avoir dit : "si Je reviens et si je mets tout mon zèle,
toutes mes forces dans mon travail, pouvez-vous me promettre que tous les
antisémites ne me dénigreront pas ?" Le directeur de l’Institut
me répondit avec franchise qu’il ne pouvait pas me le promettre. De
toutes façons, ma décision était prise.
Il y a eu une autre tentative: celle de Jules Ghéron, une grosse tête
du Commissariat à l'Energie Atomique. Il me proposait tout de suite
après la guerre, de devenir son adjoint au centre du futur Saclay.
Jules Ghéron était juif, mais détestait le judaïsme
; et pourtant, quand je lui ai expliqué mes projets, il m'a dit : "Je
vous comprends".
Pourquoi n'avoir pas continué la carrière universitaire en Israël ?
La réponse est la même que celle que je donnerais si on me demandait aujourd’hui : "Pourquoi, puisque tu es à la retraite, ne pas te" la couler douce"?
Et pour conclure ?
J’ai parlé
des êtres que j’ai croisés et rencontrés à certains
tournants de ma vie.
Notre grande richesse, à Fourmi et à moi, au fond, c’est l’ensemble
de nos amis. Le"Feed Back" avec eux.
Nos amis donnent un contenu à notre vie. Ils nous stimulent : une valeur
en soi qui fait que je peux dire :
" Nous sommes heureux à cause
de nos amis".