LA DRÔLE DE GUERRE
Extrait de Souviens-toi d'Amalek pp. 15-21.


1. Evacuation et mobilisation

Des bruits circulent, insinuant qu'en cas de mobilisation, toutes les agglomérations et notamment la ville de Strasbourg situées devant ou dans la Ligne Maginot seront évacuées. Le repli de l'Université est également prévu. Des professeurs prévoyants louent des logements dans la ville que désignent ces rumeurs. Beaucoup de familles font de même.
Mon beau-frère Roger a l'heureuse idée de louer une petite maison de vacances au Mont-Dore, dans les Monts d'Auvergne.

Le 23 août 1939 les Allemands signent avec l'U.R.S.S. le fameux "Pacte de non-agression. Sans nul doute, on en est arrivé au point de non-retour. La guerre est inévitable. Strasbourg se vide de ses habitants. Je reçois des instructions pour emballer les appareils de valeur en vue de leur évacuation éventuelle et de fermer le labo.

Quelques jours avant l'invasion de la Pologne (1er septembre), le Secrétaire de la Faculté des Sciences me fait dire que "si je veux revoir les miens avant la guerre" je dois les rejoindre au plus vite et qu'il me décharge de mes responsabilités. Inutile de me le dire deux fois.
Au Mont-Dore, la famille s'est installée tant bien que mal. La maison est très petite.
Mon séjour est de courte durée. Au bout de deux jours apparaissent sur tous les murs de France les affiches surmontées de deux petits drapeaux tricolores entrecroisés annonçant la mobilisation générale. Mon fascicule de mobilisation dit que je dois me présenter au Centre Mobilisateur du Fort de Vincennes, à Paris, le deuxième jour. A l'encontre d'une tradition bien établie, l'armée française décide d'utiliser les compétences : une unité de chimistes est constituée. Je suis devenu "ouvrier d'artillerie".

Le vendredi 1er septembre, jour de l'invasion de la Pologne par soixante-dix divisions allemandes (dont sept blindées), je prends, le coeur gros, le train Mont-Dore-Paris, persuadé que je trouverai la ville sous les bombardements. Au contraire de 1938, je suis calme. Les nazis montrent en Pologne ce dont ils sont capables et pourtant je n'ai pas peur comme dans la caserne de Haguenau.
Mes prévisions sont erronées ; le calme règne à Paris, ce 2 septembre 1939. Pas un avion, même pas de mesures de protection. Au Fort de Vincennes, par contre, il y a grand remue-ménage.
Je trouverai facilement mon centre mobilisateur. On me déguise en soldat. Cette fois non plus, aucune distribution d'armes. Par contre, le port du masque à gaz est obligatoire pour les militaires et pour tous les civils. Je reçois l'ordre de me rendre "par mes propres moyens" au Palais de la Mutualité. N'étant ni Parisien, ni syndicaliste, je n'ai aucune notion ni de ce que c'est, ni où c'est. Il s'agit d'une grande bâtisse située en plein Quartier Latin, mi-salle de congrès, mi-théâtre, avec annexes et bureaux. La Mutualité est réquisitionnée pour l'unité de chimistes de l'armée française.

Le Palais de la Mutualité
Des chimistes de tous bords s'y installeront dans la journée et le lendemain. Je connais certains noms par les publications scientifiques. Il y a des industriels qui ont commencé leur carrière comme chimistes, des commerçants qui n'ont plus rien de commun avec la Science. Aucune figure connue. Pas un seul ancien de l'Institut de Chimie de Strasbourg. Nous sommes plus de deux cents. Nous ferons connaissance pendant les six ou sept semaines de notre cantonnement à la Mutualité. Mais cette connaissance reste très superficielle, chacun ayant ses propres soucis.
Il y a cependant une exception à ce manque de contact entre compagnons : André Ferré, Professeur de lycée à Limoges, socialiste antifasciste, souffre d'être séparé de sa femme et que soit utilisée la force pour régler les conflits entre nations. Nos idées sont très proches et, depuis lors, nos rapports se sont poursuivis.

La guerre

Notre vie n'a rien de bien militaire. Des gradés nous font des conférences de temps à autre. Je ne veux pas prendre mes repas à la Mutualité. Le premier jour, dimanche 3 septembre, il n'y a pas encore de garde ; j'en profite pour prendre dans une pâtisserie une tasse de thé en guise de déjeuner. C'est là que j'entends les informations de midi : l'Angleterre et la France ont déclaré la guerre à l'Allemagne. L'émotion est grande, et pourtant, depuis des semaines, cette guerre paraît inéluctable.
Le lendemain, première alerte aérienne à Paris. On n'entend ni avions, ni canons anti-aériens. De nombreux bureaux fonctionnent encore à la Mutua1ité. Les employées s'affolent et cherchent en vain un abri. Je profite de la pagaille pour sortir et pour chercher, dans les environs, un restaurant où je prendrai mes repas sans trop enfreindre nos lois alimentaires.

Le Pélican

Dans la rue des écoles, je tombe en arrêt devant un tout petit restaurant à l'enseigne de la "Crémerie Le Pélican". Quelques plats exposés à la devanture semblent confirmer la dénomination. Mais je me rends très rapidement compte que l'on sert volontiers dans ladite "crémerie" des beefsteaks bien saignants.
La fin de l'alerte vient de sonner; l'endroit est encore vide. Ne s'y trouvent que deux propriétaires, deux jeunes femmes complètement affolées; les voyant en plein désarroi, je leur propose de les aider. Elles me prieront… d'écrire les menus, pour qu'elles puissent terminer la préparation des plats. Malgré mon horrible écriture, elles sont satisfaites de mon travail ; lorsque je veux payer la semoule au lait-compote de pruneaux commandée, elles refuseront d'accepter l'argent du militaire qui les a dépannées. Entre temps, la petite salle à manger s'est remplie d'employés de bureau tous très pressés de retourner à leur travail; et je comprends qu'il faut que tout soit prêt à l'heure. A partir de ce jour, je deviendrai le "secrétaire" du Pélican. Je fais des économies : sur les deux plats que je consomme, je n'en paie qu'un seul.

Accueils amicaux
Non loin du Palais de la Mutualité, habite avec sa famille une cousine germaine de mon père. Elle se met en quatre pour que je me sente à l'aise. J'use et abuse de son hospitalité.
Comme tous les ressortissants allemands, Arthur Fleischer, le chef de famille, est interné dans un camp de prisonniers civils, ce qui prive la famille de ressources. Dès la déclaration de guerre, tous les porteurs de passeports allemands seront internés. Aucune différence n'est faite entre sympathisants nazis et réfugiés politiques ou juifs. Ces derniers pourront s'engager dans la Légion étrangère.

Le deuxième foyer qui m'accueillera d'une façon émouvante est celui de la famille Donoff. C'est la bonne vieille hospitalité juive, doublée d'une grande sympathie pour le mouvement E.I.F. Tous les enfants de la famille sont éclaireurs. Les parents Donoff, venus tout droit du "chtettel", espèrent trouver dans le Mouvement un milieu susceptible de garder leurs enfants dans une ambiance juive dont, hélas, la plupart des organisations et institutions juives de Paris sont dépourvues. Si je dis "venus tout droit du chtettel", il ne faut pas le prendre au pied de la lettre. Les Donoff habitent le quartier du "Pletsel" (1) depuis bien des années. La majorité de leurs enfants sont nés à Paris.
C'est mon premier contact avec un judaïsme que la vie moderne n'a pas frelaté. Le père est chef de famille. Les enfants et sa femme lui vouent un profond respect. Le père Donoff a une opinion sur tout. C'est parfois un mélange très pittoresque d'enseignements du Talmud, de superstitions folkloriques, de philosophie russo-personnelle et de bon sens. Cette vision originale s'applique à tous les domaines de la vie: éducation, morale, religion, politique, médecine, économie, justice, etc... etc...
Les récits du père Donoff sur sa jeunesse me passionneront et me révéleront tout un monde juif inconnu, ce qui facilitera beaucoup la compréhension du ‘Hassidisme qui, grâce à Martin Buber, est à l'origine de ma découverte du judaïsme.
La famille Donoff paiera un tribut terrible à la guerre : Robert, qui travaillera pour la Sixième, sera pris à Chambéry avec sa femme Nelly, enceinte. Ils ne reviendront pas. David sera mortellement blessé par la Gestapo en essayant de s'enfuir d'un bureau d'aide aux Juifs.

2. La Poudrerie du Bouchet

Appelé chez le capitaine, il m'apprend qu'avec cinq autres chimistes de notre compagnie je dois me rendre à la Poudrerie du Bouchet. Je n'ai pas la moindre notion de ce qu'est cette poudrerie, ni où elle se situe. Mes compagnons, tous universitaires de la Région parisienne, m'expliquent que c'est un immense laboratoire préparant la guerre des gaz, situé à une quarantaine de kilomètres au sud de Paris.
Le 19 octobre 1939, nous nous présenterons au colonel Kovache, commandant de la Poudrerie, et il nous affectera à l'un des nombreux laboratoires. Tout cela va si vite que je n'ai guère le loisir de réfléchir. J'observe, cependant, la contradiction entre ce qui se fait dans cette poudrerie et les conventions internationales. L'ennemi que l'on combat n'en tient aucun compte. Pourtant, je suis bien décidé à ne pas travailler pour préparer la guerre des gaz. Je me demande avec anxiété quelle doit être mon attitude, lorsque le colonel m'apprend que je suis affecté au laboratoire de protection.
Une fois de plus la Providence est intervenue : je n'ai plus à prendre de décision.
Le bâtiment de "la Protection" est une construction basse et longue, au bord d'un des canaux traversant la Poudrerie (sans doute pour des raisons de sécurité). Le labo est dirigé par le lieutenant des poudres, Renaud, qui me reçoit gentiment. Son service se divise en plusieurs parties: masques et vêtements de protection, détection, ypérite et recherche. Habitué au travail de laboratoire, je suis affecté à la recherche.

Ce labo est dirigé par Raymond Dru, un civil assez original. Ses connaissances professionnelles sont remarquables. Méticuleux et ordonné à l'extrême, il doute des résultats de ses collaborateurs moins méticuleux que lui. Mon patron de thèse avait la même attitude et je ne suis pas gêné outre mesure. Une grande différence, cependant, entre le Patron et Dru. Ce dernier est d'une politesse presque exagérée. Il s'exprime avec beaucoup de finesse. Son écriture, très nette, très belle, à très gros traits, dénote son originalité. Très soigné, il porte une barbe en collier, ce qui à cette époque "fait artiste". La moindre poussière sur ses vêtements le met hors de lui. Au labo, il couvrira ses cheveux avec une calotte blanche "à la Pasteur". Son humour tout à fait particulier et mordant dégénère quelquefois en ironie.
Mes rapports avec Dru sont excellents. En dehors du travail, il me parle de sa femme et de sa fille. Il est violemment antireligieux (Oh ! vous, avec votre Bon Dieu !…).Toutefois, il ne trouvera jamais à redire lorsque j'observe le Chabbath à ma façon : autant que possible, je ne fais pas de travail pratique ; je lis les publications professionnelles.

Les copains

Le groupe d'ouvriers d'artillerie envoyés de la Mutualité à la Poudrerie du Bouchet n'a de militaire que l'uniforme. Logés chez l'habitant, ils ont toutes les libertés, travaillant aux mêmes heures et dans les mêmes conditions que les employés civils. Tous les matins, nous parcourons ensemble les deux ou trois kilomètres séparant Vert le Petit de la Poudrerie.
Mes camarades sont Pierre, le taciturne, Paul, insatisfait et mécontent de tout; Jacques dit ouvertement qu'il déteste les Juifs.
Pendant ce trajet matinal, nous parlons de la situation. C'est la "Drôle de Guerre ". Personne ne comprend le calme régnant au front. Beaucoup croient que ce ne sera jamais une vraie guerre. Mes camarades sont d'un autre avis. Ils disent : "cela ne vaut pas la peine de faire la guerre pour les Juifs ". Ce sera pour moi le coup de massue ! Qu'en Alsace, province frontière, la propagande hitlérienne ait trouvé des oreilles plus qu'attentives est choquant ; l'histoire montre que les Alsaciens sont volontiers du côté de ceux qui ne les gouvernent pas. Mais que des universitaires parisiens n'aient pas compris, en 1940, que la France est autant menacée que les Juifs, dépasse mon entendement.
Un fait nouveau normalisera nos rapports. Le colonel commandant la Poudrerie convoque un jour chez lui les militaires qui ont donné satisfaction pour leur proposer de les faire passer du statut de militaire à celui d'affectés spéciaux. Jacques et moi en sommes. Jacques a dit à plusieurs reprises qu'il veut quitter la Poudrerie pour aller dans une unité combattante.
A mon tour, je me présente au bureau du colonel. Le règlement exige le "garde-à-vous". Le colonel ayant oublié de dire "repos ", toute la conversation se déroulera au garde-à-vous. Le colonel m'expliquera que j'ai intérêt à devenir "affecté spécial" ; qu'en particulier, je serai à l'abri d'un éventuel envoi au front. Je remercie, et ajoute que je ne peux accepter sa proposition.
- Le Colonel : Nous tenons à vous conserver. Pourquoi ce refus?
- Moi : Parce que je suis Juif, mon colonel.
- Le Colonel : Je ne comprends absolument pas. Il n'y a aucun rapport.
- Moi : Je tiens à suivre le sort de ma classe d'appel. Je ne veux pas qu'une fois la guerre terminée, on dise : Voyez comme les Juifs se sont planqués.
- Le Colonel : Je respecte votre décision, mais je ne vous approuve pas.
Bien entendu, Jacques me demandera, à ma sortie du bureau, quelle est ma décision. Je lui fais le récit de notre conversation. A partir de ce jour, il me traitera avec un certain respect.

Loisirs

Le soir, j'écris des lettres. D'abord à ma femme, qui les transmettra à mes parents, ensuite aux E.I.F. de Strasbourg. Très vite, j'établirai la liste presque complète des Éclaireurs et des Éclaireuses de la ville, disséminés dans toute la France. A cette époque, j'aurai pour la première fois l'idée d'une "lettre collective". Mon record sera de 28 ou 29 lettres (à la main !) en un seul dimanche. Je reçois des réponses très nombreuses et très intéressantes. Naturellement, cette correspondance sera bouleversée par la deuxième migration due à la Débâcle. J'ai les adresses de près de 200 E.I.F. avec lesquels je suis en liaison épistolaire régulière.
Jusqu'au 10 mai, nos dimanches seront libres et nous en profiterons pour aller à Paris, les liaisons par cars étant excellentes. Je peux ainsi prendre contact avec les responsables des E.I.F. et revoir certains amis au hasard de leurs permissions.

Pessa'h 1940
Le travail intense de la Poudrerie a failli me retenir. Je pourrai cependant prendre le train à la dernière minute et arriver au Mont-Dore peu de temps avant le début de la Fête.
Je n'ai jamais encore donné le Séder, et n'ai pas eu le temps de m'y préparer ; cette fois-ci, pas d'autre solution. Je suis le seul de la famille pouvant le donner. Par la force des choses, il deviendra ce qu'il devrait toujours être, un Séder pour les enfants. Autour de la table, ils sont aussi nombreux que les adultes. Les questions fusent. Pharaon devient Hitler et Hitler Pharaon.

Tout à coup Evi, petite intellectuelle de sept ans, demande :
- Pourquoi est-ce que Pharaon a fait tuer justement les garçons?
- Parce qu'il faut un père, et que s'il n'y a plus de père, il n'y a plus d'enfants.
- Mais s'il n'y a pas de mère, il n'y a pas non plus d'enfants.
- Oui, mais les hommes nourrissent la famille.
- Les femmes aussi.
- Et les hommes seront des soldats qui pourront attaquer les Égyptiens.
- Et Jeanne d'Arc, alors ?
- .......

Le frère d'Evi, Elie (six ans), n'est pas intervenu; mais en se couchant, après la cérémonie, il dit à sa mère:
- Je me réjouis quand je serai mort.
- Que veux-tu dire?
- Quand je serai au Paradis, je rencontrerai Pharaon et je lui casserai la gueule...

Pendant cette permission, nous nous promènerons beaucoup. Le temps est au beau fixe. Le Puy de Sancy a encore beaucoup de neige. Plus bas, fleurissent les soldanelles et les crocus. Dans un bosquet de hêtres, nous trouverons un véritable tapis de perce-neige. C'est la seule fois de ma vie que j'en trouve à l'état sauvage. Plus loin des champs de jonquilles sont en pleine floraison. Pour la première fois, j'essaierai de photographier des fleurs. Ces photos oh ! combien maladroites existent encore dans un de nos albums.


(1) Quartier de la rue des Rosiers et plus spécialement Place des Hospitalières Saint-Gervais. Retour au texte

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