Écrit sur le mur du Paradis
Moché CATANE


Extrait du :

Moi, Charles, roi de Provence, j'étais très beau, sur terre. Ma face rayonnait comme un astre. Mais mon âme était un abîme de noirceur : je trompais mes amis, tuais ceux qui m'aimaient, volais mes complices, tourmentais jusqu'à mes idoles. Sur un seul point, ma conduite était droite. Je respectais l'argent, assise des sociétés humaines. Aussi fus-je considéré comme un bon roi.

Ces nombreux Juifs qui grouillaient dans mon royaume, pourvu qu'ils vomissent de l'or dans la besace de mes débauches, je ne leur en voulais pas. Et ils se croyaient en paix pour fêter leurs solennités.

Pourtant, un jour d'hiver, comme j'étais de mauvaise humeur et que je vis, dans les rues d'Arles, s'allumer à la nuit un lumignon devant chaque maison de Juif, je ne pus supporter l'idée de ce bonheur. Ces flammes semblaient me narguer, en affirmant comme un triomphe de l'esprit. J'ordonnai au consul qui me suivait de mettre fin à cette tolérance. Les lumières quittèrent les venelles du quartier juif et se réfugièrent dans les maisons. Mais je m'amusai le lendemain à pénétrer dans les boutiques des marchands israélites. J'y trouvai deux bougies allumées au lieu d'une. Je livrai les marchandises au pillage de mes soldat. Un vol de plus, un vol de moins : toute royauté est un vol. Et je promenais, parmi les échoppes saccagées, parmi les Juifs larmoyant dans leur barbe un sourire de victoire.

Le troisième jour, une force intérieure me ramena dans la juiverie. Tout était sombre et désolé. Je me frottai les mains. Mais j'entendis des chants, j'aperçus une lueur mal masquée. Suivi de mes gardes, je fis irruption dans la synagogue. Ces malheureux chantaient des psaumes et, par ma foi, un candélabre avec trois lumières sur l'estrade, dressait sa protestation vers le ciel. D'un bond, je traversai la nef, j'écrasai d'un coup de pied les flammèches sur le sol et je hurlai : "Devant moi seul vous vous prosternerez !"  Ces lâches, ils m'obéirent ! Le vieux rabbin hésitait. Je l'envoyai rouler par terre. Je sortis content de moi, en faisant sonner mes éperons.

Mais dans la nuit, mon exploit me parut insignifiant. Je ne pouvais dormir me trouvant ridicule. Les Juifs avaient parfaitement agi, sacrifiant une minute pour mille vies. Leur péché même s'était envolé avec le vent puisqu'il n'était marqué nulle part. Qui sait si le jour suivant, au plus profond de leurs demeures ils n'allaient pas ajouter encore un lumignon de plus, et se montrer de la sorte plus entêtés que moi. Je refusai, de la journée, de recevoir mes ministres. Je me mordais les doigts d'impatience, et dès le coucher du soleil j'étais à la rue aux Juifs.

J'examinai le temple : bon, il était désert. Mais des murmures m'attirèrent vers la masure du rabbin. D'un coup d'épaule, mon sbire Antonio abattit le portail verrouillé. Il ouvrit une autre porte et nous tombâmes sur la salle d'études. C'était une cellule fumeuse, un foyer chichement entretenu ronronnait dans la cheminée, dont le manteau portait quatre godets d'huile joyeusement illuminés. Penchés sur l'âtre, le maître et trente élèves ergotaient sur des grimoires. Il ne nous avaient pas même entendu venir. J'arrachai le vieil homme par les cheveux, lui crachai au visage, jetai son manuscrit aux flammes. Les soldats s'emparèrent de tous les livres de prière et de théologie qu'ils trouvèrent, les piétinèrent et les souillèrent de toutes les façons que leur inspira leur imagination perverse. Je jouissais de présider à cette scène de blasphème. Puis je m'en retournai, laissant les gens d'armes maîtres de la place, tandis que les fils d'Israël se blottissaient peureusement au fond de leur logis.

Je chantais de contentement : j'avais anéanti l'étude après le culte. Ces hommes, reproches vivants, avaient cessé de pincer ma conscience. J'étais heureux enfin. Mais, dans la matinée du lendemain, je rencontrai l'évêque, Mgr. Sulpicius, et il me parla de son ton guindé de la vie de famille admirable des Juifs arlésiens. Ce pauvre homme, il était plein de bonnes intentions ! Mais il déchaîna en moi une tempête. Je méditai rageusement mon plan. Avec peine, je me contins jusqu'à dix heures du soir. A cette heure, je sortis dans les rues endormies et, glissant sur les pavés givrés, j'atteignis le palais de Mosé le Lévite. Deux hommes sûrs et forts m'accompagnaient. Le Juif était encore à table, avec sa femme et ses enfants. La nappe de Damas ruisselait de vaisselle plate, et les plus rares fruits d'Orient garnissaient les coupes de cristal. Un lustre de cuivre à cinq becs - ô malédiction ! - joignait sa lumière à celle des torches appliquées au mur. Le père se dressa sur ses talons, la barbe en cascade scintillante d'éclairs bleus. Mes soldats se saisirent de lui et l'enchaînèrent. La femme et les petits restaient figés, la bouche béante. Je souffletai ma victime, renversai le lustre aux cinq lumières et m'en allai en riant dans la nuit.

Le soir du sixième jour, à minuit, j'étais de nouveau dans la maison du Lévite. Mais seul cette fois, la main sur le pommeau de mon épée. Je montai sans trembler jusqu'au palier de l'étage, dans le silence nocturne. Une porte : un flot de lumière s'échappe de l'antichambre. Un sextuple chandelier d'argent me flamboyait au nez. J'eus un moment d'hésitation : alors, en vêtement de nuit, le Juif apparut. Tel un bourreau du roi, il saisit le chandelier massif, sans se presser et le brandit au-dessus de ma tête. Mais je fus plus prompt que lui : transpercé par ma lame, il s'écroula sans vie et son arme lâchée lui fracassa la poitrine.

J'étais le souverain, nul ne pouvait m'imputer à crime le meurtre de mes plus vils sujets. Cependant, j'étais inquiet. Je m'enfermai dans mon cabinet et, plus de vingt heures, je restai plongé dans de sauvages méditations. Il me fallait encore un crime, un crime gratuit, un crime odieux, un crime inexplicable, pour me montrer plus énergique que cette flamme indomptable et toujours croissante, qui refusait de s'évanouir au cœur des Juifs insoumis. Je l'avais éteinte dans les rues, dans les boutiques, dans les temples, dans les écoles, dans les salles à manger et dans les chambres à coucher. Et pourtant, je la sentais encore vivante, encore moqueuse, encore victorieuse, encore intègre, encore rebelle, partout autour de moi, me dévorant moi-même. Il fallait que je la tue une fois pour toutes, par un acte si follement vicieux que le Dieu qui la tolérait sur son monde n'aurait plus qu'à abdiquer.

La neige couvrait les champs en dehors de la capitale. Un sommeil léthargique avait envahi toute la contrée. Moi seul, j'arpentais le creux des chemins, roi et libre. La nouvelle lune avait jeté une clarté blafarde, puis avait disparu. Mais je reconnus vite le cimetière juif, sa muraille de pierres brutes, son entrée couronnée de versets hébraïques. Dans la cabane du gardien, le corps du Lévite reposait, veillé par un candélabre à sept branches.
Dans son linceul blanc, il paraissait dormir. Je tirai mon coutelas, je voulais lui couper une oreille et la manger. L'énormité de mon défi me remplissait d'orgueil.

Mais le sol manqua sous mes pas. Dans la pénombre, deux, cinq, vingt hommes m'empoignèrent, me jetèrent dans la fosse toute prête, firent rouler sur moi les mottes de terre. Je voulus crier, ma gorge fut pleine de sable. Mon souffle se ralentit, je ne pus même plus essayer de me débattre. La tombe s'était refermée sur moi.

...Et je compris que j'étais mort. Mais dans une clameur bourdonnante, huit flammes géantes s'élevaient autour de moi. Bientôt elles furent sur moi, dans moi, et les remords se mirent à me brûler.
Je vis l'image du bien suprême, et je revécus ma vie. Chacune de mes actions m'était une torture. Mon crâne, mes yeux, mon foie, mon cœur, mes deux mains, mes deux pieds brûlaient sans se consumer. Huit pinceaux de feu en jaillissaient qui éclairaient mon passé comme autant de phares.

Au bout de cent ans, j'avais réussi à vaincre l'un de mes vices. Et l'une des flammes s'éteignit. Mon application redoubla. Après l'orgueil, j'éliminai la cruauté. La débauche me donna,le plus de mal. Mais je commençais à sentir que je montais vers Dieu. Il n'y avait plus que quatre flammes. Successivement, je devins respectueux des choses divines, puis contempteur de l'idolâtrie. Enfin, durant de nombreux siècles, j'appris l'honnêteté et me hissai jusqu'à la justice.

Il ne restait qu'une seule lumière, mais celle-là était vaste et limpide. Elle remplissait le ciel d'un éclat azuré. Avec des myriades d'êtres, j'étais enveloppé de sa chaleur. Mais aucune souffrance n'existait plus.
J'étais un élément du feu du Paradis.

En témoignage de quoi, j'ai raconté mon histoire.


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