Après vingt-cinq ans d'absence, Yekoutiel Yoktane était revenu dans la ville dont, avant la guerre, son grand-père était le rabbin. Il se réjouissait d'y arriver à la veille de la fête la plus chaleureuse de la liturgie alsacienne, Hanouka, où les foyers et les synagogues resplendissent de mille feux, tandis que dehors c'est le règne de la glace et de la neige. Et à l'issue du long voyage nocturne en chemin de fer, il se rendit, au sortir de la gare, à la maison de prière de sa jeunesse...

Il faisait encore nuit, mais la porte était déjà ouverte. Presque tout était redevenu comme avant. Mêmes travées confortables, mêmes peintures au doux bariolement, mêmes pancartes d'intercalation, même rideau de velours rouge brodé d'or devant la même arche sainte. Les inscriptions sur les objets du culte évoquaient des personnages disparus depuis longtemps, mais dont l'histoire et la légende faisaient partie, pour Yekoutiel, de sa propre substance.

Et bientôt les fidèles arrivèrent. Les uns, nouveau-venus dans la communauté, ou encore adolescents, ignoraient le voyageur. Les autres, en passant devant lui pour atteindre leur place, lui jetaient un salut cordial. C'étaient des amis d'enfance, ou les derniers survivants des générations plus anciennes. Le sautillant petit Monsieur Caron, qui ne tenait jamais en place, et que, pour cette raison, le Comité chargeait autrefois de toutes les corvées qui réclamaient des promenades à travers la salle, était maintenant lui-même vice-président, mais cela ne l'empêcha pas de faire, suivant son immuable habitude, la Kedoucha le dos tourné à l'officiant, pour voir si les autres se tenaient bien.

Car les stalles, à mesure que l'office se déroulait, s'étaient remplies, et, comme dans les belles années de jadis, tous les habitués, malgré le froid cuisant du petit matin, étaient à leur poste, entourés de grands garçons que Yoktane ne pouvait reconnaître, mais sur le visage desquels il se plaisait à deviner des noms. Sans doute demeurait-il, dans ce quadrillage des places d'autrefois, qu'il savait toujours par coeur et qu'il voyait se reformer sous ses yeux, bien des lacunes : ici manquaient des membres qui habitaient à présent une autre ville, voire un autre pays, ou bien ceux qui avaient abandonné le rite ponctuel de l'office matinal ; mais la plupart des absents étaient morts, beaucoup d'entre eux déportés. Et les étrangers qui avaient hérité de ces places n'apparaissaient aux yeux du passant fatigué que comme des fantômes transparents, auxquels se superposaient, cent fois plus vivantes, les images des décédés.

Ainsi le nouveau rabbin, qui avait été le camarade de ses jeux, n'était pas vraiment assis dans la chaire d'honneur comme les yeux de Yekoutiel voulaient lui faire accroire. N'était-il pas en vérité juché sur son tabouret de jadis, là-bas au bout du troisième banc ? Ce tabouret aujourd'hui n'existait plus. Yekoutiel y percevait tout de même l'ombre de son ami, alors en culottes courtes, tandis que le siège rabbinique restait, lui semblait-il,occupé par "le" rabbin, son aïeul vénéré, qui avait suivi une partie de sa communauté repliée dans l'exil d'abord, puis dans la mort ignominieuse des camps.

Tel quel, le spectacle de l'office, reproduisant jusqu'aux intonations d'avant-hier, le rendait heureux. Il se sentait chez lui, comme on ne l'est jamais autant que dans son cadre d'enfant. Et pourtant, il ressentait, sous-jacent, une sorte de malaise. Quelque chose était déplacé. Mais quoi? L'éclairage au néon, récemment installé ? Non, non. Tout à coup il comprit : le candélabre à huit branches avait viré d'un quart de cercle. Au lieu d'être en porte-à-faux dans l'angle de la balustrade, il était maintenant soigneusement perpendiculaire à l'axe de la nef.

La prière terminée. Yekoutiel s'adressa à Joseph Caron et lui demanda s'il était possible de remettre le candélabre comme il était autrefois. L'autre haussa les épaules. Si même ce vieux de la vieille rechignait, Yekoutiel jugea inutile de tenter sa chance auprès des autres membres de l'administration, qui ne pouvaient se rappeler les détails de l'avant-guerre. La mort dans l'âme, Yoktane pensa renoncer à réparer ce qui lui paraissait, plus il y songeait, comme une profanation intolérable.

A l'office du soir, Yoktane arriva en retard. Et quand il eut fini ses dévotions, la grande salle était déjà vide; Seul Monsieur Caron, dans un coin encore éclairé par l'électricité, était occupé à faire des écritures. Yekoutiel Yoktane resta longtemps immobile à sa place les yeux fixés sur la balustrade, où brillait la première bougie de Hanouka. Il souffrait. Ce candélabre parallèle révoltait tout son être. Soudain la chanson lui revint, que le vieux rabbin entonnait devant la première lumière de la fête, une chanson qui ne se trouve que dans de rares éditions du rituel, à une page jamais consultée :

"Droite tu montes vers les cieux,
Toi des huit bougies la première,
Les peuples suivront ta lumière,
Israël, seul peuple de Dieu.
Tu symbolises à nos yeux,
Quand doucement tu illumines,
La lumière des origines,
L'espérance en des jours heureux"
Il serait demeuré longtemps à son banc, si Joseph Caron, ayant terminé sa besogne, ne lui avait crié : "Alors tu as prié tout ton soûl. Il faut à présent déguerpir, car je dois fermer à clé".
Sans dire un mot, docilement, Yoktane boutonna son pardessus et sortit dans l'air vif de la rue glacée. Mais il ne put s'éloigner. Ses bottes lui semblaient clouées au sol glissant. Sur le trottoir d'en face, Caron battait hardiment le pavé. Yekoutiel le vit entrer dans l'échoppe du cordonnier, au coin de l'impasse, puis ressortir et poursuivre son chemin.

Depuis toujours, le cordonnier, maintenant octogénaire et presque aveugle, était le gardien de la clé. Son marteau retentissait de l'aube à la nuit noire, et derrière le papier huilé de ses fenêtres se profilait son crâne chauve. Yekoutiel Yoktane pénétra dans la baraque, se fit reconnaître sans peine et prétexta un oubli pour recevoir la clé. Il allait créer le scandale, en remettant le Candélabre où il avait toujours été, où il aurait toujours dû être.

Il n'eut aucune peine à entrer dans la synagogue, et, quand, ayant franchi les grandes plaques de demi-lumière du vestibule, il ouvrit la porte de la salle de prière, il vit que le rideau de l'arche sainte brûlait.
Les pompiers eurent vite fait, comme on dit, de maîtriser le sinistre. Mais désormais le candélabre fut replacé dans son angle. Et chacun sut qu'il fallait respecter les traditions.


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