Brève histoire de l'idée de nature dans la pensée juive
Jean-Georges KAHN

Un recueil d'articles en hommage à Roland GOETSCHEL est en préparation depuis plusieurs années. En avant-première, nous présentons ici la contribution de J-G. Kahn.

- I -

L'histoire de cette recherche commence à Strasbourg en 1956. Vers la fin de l'année universitaire, Roland Goetschel a soutenu un mémoire de maîtrise en philosophie intitulé : La conception de l'histoire dans le Kuzari de Juda Halévi. J'ai assisté à la soutenance et je me souviens d'une question de Paul Ricœur, un des membres du jury : "Pouvez-vous préciser la notion de nature dans la pensée juive médiévale ? Est-il déjà question de nature dans la Bible et le Talmud ? Quels sont les mots qui désignent la nature dans ces différentes cultures ?". Roland Goetschel a pu répondre facilement à cette question en se référant au texte-même du Kuzari : "Le Kuzari : Ce dont tu parles, on l'attribue à l'action de la Nature.
Le Rabbin : Et qu'est-ce que la Nature ?
Le Kuzari : C'est une certaine force. Voilà ce que nous ont appris les sciences. Mais nous ne savons pas ce qu'elle est. Cependant, les savants le savent sans doute.
Le Rabbin : Non, ils en savent autant que nous. Le Philosophe a défini la nature ainsi : c'est le principe et la cause par laquelle se repose et se meut la chose qui s'y trouve par essence et non par accident". (Kuzari I, 70 - 77. trad. Charles Touati).

Helléniste averti, Paul Ricoeur a tout de suite repéré la source de Juda Halévi : "La nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident" (Aristote, Physique II,1). Mais une réflexion approfondie sur ce sujet demande de plus amples développements.

Juda Halévi (1075 - 1141) a rédigé son livre en arabe, écrit en caractères hébraïques. Roland Goetschel l'a lu dans la traduction hébraïque de Juda Ibn Tibbon (Lunel, Languedoc, 1167). Paul Ricoeur l'a lu dans la traduction allemande de David Cassel (Leipzig 1869). Pendant le demi-siècle qui s'est écoulé depuis la soutenance du mémoire de Roland Goetschel, notre accès au texte du Kuzari s'est considérablement amélioré. L'original arabe, en caractères hébraïques, a été publié par les soins de l'Université Hébraïque de Jérusalem en 1977 (1). Sans être expert en arabe médiéval, on peut consulter ce texte pour y retrouver les mots-clés du vocabulaire philosophique et théologique. Le Kuzari a été traduit en hébreu moderne par Yehuda Even-Shemuel avec un commentaire et des indices (2). Enfin, nous disposons maintenant d'une traduction française fiable (3).

En ce qui concerne l'idée de nature, le texte du Kuzari, que nous venons de citer, est parfaitement explicite, mais il reflète un stade bien précis de la pensée juive, précédé par des définitions antérieures et suivi par une évolution postérieure de la pensée universelle.
Il est difficile d'affirmer que l'idée-même de nature était clairement conçue dans la Bible, le Talmud et les Midrashim.

D'abord, examinons les mots (4). Le mot Téva', que nous traduisons généralement par "nature" n'a pas d'équivalent en hébreu biblique et mishnique. Il est également absent en araméen talmudique et midrashique. Ce mot, emprunté à l'arabe, n'apparaît dans la littérature juive que sous la plume de Juda Halévi et de ses contemporains les plus proches. C'est un mot arabe, Tabi'a, tiré d'une racine sémitique commune, facilement reconnaissable dans plusieurs langue de cette famille. Cette racine, TB', est amplement attestée dans le vocabulaire biblique et talmudique. Aussi loin qu'on puisse remonter dans l'histoire des langues sémitiques, notamment en akkadien, cette racine signifie : "couler", c'est-à-dire "imprégner", imprimer une forme spécifique dans une matière encore indifférenciée. Lors de la traversée de la mer Rouge, l'élite des capitaines égyptiens s'est noyée dans la mer du Jonc (Exode 15:4) : les corps des soldats ont été engloutis dans les eaux déferlantes. Quand David attaqua Goliath, la pierre qu'il lança de sa fronde s'enfonça dans le front du Philistin (I Samuel 17: 49). Cette acception très concrète du verbe TB' s'est élargie jusqu'au concept philosophique qui sous-tend l'idée de nature.

Par la suite, on utilisa cette racine, TB', pour désigner les pièces de monnaie : on représente une effigie en nombreux exemplaires sur une sorte de médaille qui leur sert d'arrière-fond. C'est ainsi que les êtres humains, chacun pour soi, sont tous frappés à l'effigie de Dieu, comme le dit le texte biblique : "Elohim dit : nous ferons Adam - le glébeux - à notre réplique, selon notre ressemblance" (Genèse I, 26, trad. d'André Chouraqui). On peut donc parler d'une "nature humaine".

La nature, ainsi dénommée dans les langues sémitiques, est considérée comme l'ensemble des caractères et des propriétés qui définissent un être, natura rerum , "la nature des choses", une idiosyncrasie. Mais les langues européennes, héritières du grec et du latin, voient les choses autrement. En grec, le verbe phyô, duquel dérive le substantif physis, "la nature", signifie principalement "pousser" (comme les plantes et les animaux), "croître". En latin, le mot natura est apparenté à nascor, nasci, qui signifie "naître". La racine indo-européenne GNA a donné en latin genus et natus. C'est une tout autre conception de la nature. Il s'agit cette fois de la genèse, la manière dont les choses se sont formées, la gestation des processus évolutifs. Ces deux acceptions des mots qui désignent la nature se sont combinées en hébreu en une seule unité lexicographique, mais elles restent bien distinctes, aussi bien en hébreu médiéval et moderne que dans les langues européennes que nous connaissons. Nous disons couramment, à la suite de Pascal : "on peut bien connaître l'existence d'une chose sans connaître sa nature". Par ailleurs, on admire avec émotion le spectacle impressionnant de la nature. Comme dit le poète : "La nature est là, qui t'invite et qui t'aime" (Lamartine).

La notion de nature s'est élaborée en Grèce (5). Vers 500 avant notre ère, Parménide a composé un poème célèbre intitulé Péri physeôs ("Sur la nature"). Platon, Aristote et les Stoïciens ont pris la relève. Les philosophes arabes ont traduit cette notion à leur manière et c'est le mot arabe Téva' qui a prévalu en hébreu en s'appropriant le sens de la physis grecque. En hébreu moderne, le mot Téva' a fini par s'imposer (6).

En hébreu médiéval, on désigne aussi la nature par le terme yetsira. Ce mot, tiré de la racine yatsar, qui signifie "former" (Genèse 2:7) désigne le travail du potier, qui fabrique, qui façonne la glèbe. C'est pourquoi André Chouraqui appelle Adam, le premier homme, "glébeux". La yetsira est donc une œuvre. De même, en grec, le démiourgos, le potier au service du peuple, est devenu le Démiurge, l'Artisan du monde. Dans la Kabbale, la yetsira, considérée comme "nature" se place au troisième rang, après l'émanation et la création. Elle est suivie par l'action divine et son intervention dans un monde déjà créé, qui fonctionne d'après les lois de la nature.

- II -

La seconde étape de mon enquête sur l'histoire de l'idée de nature se poursuivit en 1957, quand j'ai assisté à un cours de Paul Ricoeur sur "la nature et le temps". Ce cours a duré tout une année universitaire et, dès la leçon inaugurale, le professeur a distribué aux étudiants un cahier de "sources" (7), dont je recopie ici quelques extraits :

"Ce qui se produit dans l'homme sans calcul ni réflexion. Par contre, ce que l'homme pense et fait en connaissance de cause est considéré comme artificiel - non naturel" (André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie).

"La nature est le système des lois établies par le Créateur pour l'existence des choses et pour la succession des êtres. La nature n'est point une chose, car cette chose serait tout. Elle n'est point un être, car cet être serait Dieu. Mais on peut la considérer comme une puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout. Cette puissance est, de la puissance divine, la partie qui se manifeste. La nature est elle-même un ouvrage perpétuellement vivant, un ouvrier sans cesse actif. Le temps, l'espace et la matière sont ses moyens, l'univers son objet, le mouvement et la vie - son but". Georges Buffon, Histoire naturelle des animaux, Vie de la nature, I.

"Le mot nature a deux acceptions très différentes : l'une suppose un sens actif et général. Lorsqu'on nomme la nature purement et simplement, on en fait une sorte d'être idéal auquel on a coutume de rapporter, comme cause, tous les phénomènes de l'univers. L'autre acception ne présente qu'un sens passif et particulier, en sorte que, lorsqu'on parle de la nature de l'homme, des animaux ou des choses concrètes et abstraites, ce mot signifie la quantité totale, la somme des qualités dont la nature, prise dans la première acception, a doué l'homme, les animaux et les choses, et qui permet de les définir exactement". Georges Buffon, Histoire des oiseaux.

Dans son commentaire de ces textes de Buffon, Paul Ricoeur a fait remarquer que la nature, au sens de genèse, comporte une dimension temporelle, alors que la nature considérée comme une définition des qualités essentielles fait abstraction de l'évolution temporelle.

"La nature, c'est l'ensemble de tout ce que Dieu a créé, de tout ce qui existe. Rien n'a lieu dans la nature qu'on puisse attribuer à un défaut de celle-ci, car la nature est toujours la même - sa vertu et sa puissance d'action sont toujours identiques". Barukh Spinoza, Ethique III, préface. On connaît la célèbre formule : Deus - sive natura. Buffon, qui vécut après Spinoza, a dû la connaître et la critique dans le texte cité ci-dessus. Par contre, il a sans doute approuvé la distinction entre nature naturante et nature naturée. 1. la nature naturante : Dieu lui-même, en tant que créateur et principe de toute action
2. la nature naturée : l'ensemble des êtres et des lois qu'il a créées (Spinoza, Ethique I, 29).

Aristote, en son temps, était moins strict. D'après lui, "tout ce qui est produit par la nature se produit toujours de même, ou, du moins le plus souvent ainsi", ce qui laisse une possibilité d'intervention divine miraculeuse conformément aux récits bibliques. (Génération et corruption, II 333 b 7).

Dans l'ensemble, j'étais assez étonné de retrouver dans le cours de Paul Ricoeur des idées déjà exposées lors de la soutenance du mémoire de maîtrise de Roland Goetschel.

- III -

Léon Ashkenazi, "Manitou"
La troisième étape de mon enquête sur l'idée de nature avait pour cadre l'école Gilbert Bloch à Orsay. C'était un centre de formation des cadres de la jeunesse juive en France après la Libération à partir de 1945. Cette institution était affiliée aux Eclaireurs Juifs de France. A l'époque de nos études, le directeur était Léon Ashkenazi (appelé "Manitou"), un philosophe qui s'efforçait de formuler les données traditionnelles de la pensée juive en termes compatibles avec les sciences humaines modernes, comme le faisait aussi Emmanuel Lévinas, directeur de l'école normale des instituteurs de l'Alliance Israélite Universelle à Auteuil. Dans ces maisons régnait une ambiance enthousiaste, quelques années après les angoisses de la guerre et de l'occupation allemande. L'atmosphère était propice au renouveau des études juives. Roland Goetschel était un habitué assidu des cours de Manitou et il m'a encouragé à le rejoindre. J'ai conservé des cahiers, dans lesquels j'ai noté les grandes lignes de la pensée de Léon Ashkenazi. On y trouve des éléments de réponse à nos questions sur l'idée de nature dans la pensée juive.

Léon Ashkenazi estimait qu'il faudrait remonter en-deçà de la désignation arabe de la notion de nature (téva') et revenir à la physis grecque et la natura latine reconnaissables dans une lecture hébraïque de la Genèse. En effet, le mot toladah (pluriel : toledot) convient très bien pour cette désignation. Il est vrai qu'en hébreu, on n'a pas l'habitude d'appeler Genèse le premier livre de la Bible, qui débute par le récit de la Création. On dit plutôt be-réshit ("au commencement", entête dans la traduction d'André Chouraqui). Mais le mot toledot, qui correspond littéralement à la genèse se trouve pour la première fois dans le texte biblique à la fin et non au début du récit de la Création. "Voilà les enfantements des ciels et de la terre en leur création, au jour de faire Adonaï Elohim terre et ciels" (Genèse 2:4, dans la traduction d'André Chouraqui). (8)

En général, le mot toledot désigne l'histoire des hommes et des femmes vue du point de vue des engendrements, des générations, des généalogies, mais, dans le début du livre de la Genèse, il s'agit bel et bien de la nature tout entière : le ciel, la terre et tout ce qui s'y trouve. Par contraste, l'histoire événementielle est appelée qorot. C'est pourquoi, on a proposé, au Moyen Age et au début du renouveau de l'hébreu moderne, d'appeler la nature toladah, mais cet usage n'a pas été retenu par les locuteurs de la langue hébraïque. De même, dans les langues européennes modernes, l'expression histoire naturelle est tombée en désuétude.
Cependant, le mot toladah a gardé un sens de causalité : l'enchaînement naturel des causes et des effets, non seulement dans le domaine biologique (la reproduction des plantes, des animaux et des êtres humains) mais en général, dans la nature, dans la société et dans la pensée théorique. On appelle toladah la conclusion d'un syllogisme (9). La tâche du philosophe, du savant, de l'exégète, est donc de retrouver un ordre immanent dans la confusion des choses et des phénomènes. Cet ordre, d'origine divine dès le départ (le "big bang"), se reconnaît dans la nature.

Cette manière de concevoir le monde naturel s'est épanouie dans la pensée juive médiévale, mais on en trouve la trace dès le Talmud. La formule-clé dans ce domaine est la suivante : ‘olam ke-minhago noheg - "le monde se conduit selon son habitude" (Talmud de Babylone, Avoda zara 54 b). Mais l'habitude de qui ? La sienne propre, intrinsèque ? ou plutôt : l'habitude du Créateur - du moins au départ ?

La première option est celle des philosophes épicuriens et stoïciens : le monde serait, selon eux, sa propre référence et son comportement ne dépend de personne d'autre que lui. Cette opinion a été vivement combattue par les Sages juifs. Reportons-nous au passage du Talmud que nous venons de citer : "Des philosophes ont interrogé les anciens d'Israël à Rome. Si Dieu ne veut pas des religions païennes, pourquoi ne pas les abolir ? Réponse des sages juifs : si les païens révéraient des objets qui ne servent à rien, il les aurait supprimés. Mais les païens adorent le soleil, la lune, les étoiles et les constellations. Faut-il renoncer à ces réalités bienfaisantes à cause de leurs cultes insensés ? Certes non - le monde va comme il va, malgré leur sottise, pour laquelle ils seront d'ailleurs punis en fin de compte. De même des grains volés, semés par des voleurs, ne vont-ils pas germer ? La nature remplit son rôle de toute manière et les voleurs seront punis comme il se doit". La punition des voleurs n'est pas un phénomène naturel : c'est l'affaire des hommes.

En fin de compte, la nature est une conception, une gestation. La conception est à la fois la formation d'un nouvel être et l'inception d'un nouveau concept dans l'esprit. Cette génération n'est pas spontanée : elle développe une idée divine qui préside à la création du monde. Dans le livre biblique des Proverbes (8:22), Dieu lui-même nous apprend que la Sagesse a présidé à la création du monde. On retrouve dans ce verset le mot réshit, que nous connaissons bien depuis le commencement de la Genèse.

La conception de la nature développée par Léon Ashkenazi se référait au livre classique de Bahya Ibn Paquda, Introduction aux devoirs des cœurs (10). D'après cet auteur, quand on étudie l'histoire naturelle, c'est-à-dire les plantes et les animaux, on se rend compte qu'ils sont composés à partir des quatre éléments : le feu, le vent, l'eau et la matière minérale. Or nous ne pouvons pas réaliser la synthèse de ces éléments. Mais la nature, elle, peut le faire. Les structures qu'elle a mis au point sont inaliénables pour toujours et traduisent la volonté du Créateur.
Dans le texte que nous venons de résumer, la nature est présentée par le traducteur médiéval, Ibn Tibbon, sous le nom de toladah. Mais ce livre a été traduit en hébreu moderne par Yosef Qappah. Cette fois, la nature est appelée téva'.
Le même texte continue ainsi : "Tous les êtres sont composés par des éléments, mais ils n'ont pas été composés seuls, ni élaborés par leur propre nature. Les éléments s'opposent les uns aux autres. Il faut donc qu'un facteur extérieur intervienne dans cette synthèse contraire à la nature des choses. Dieu préside à l'organisation des êtres". (I, 6, trad. Chouraqui). Cette fois, le mot nature est à prendre au sens de natura rerum.

- IV -

La quatrième étape de ma recherche sur l'idée de nature se réfère à l'œuvre de Philon d'Alexandrie. J'ai traduit du grec en français et du grec en hébreu plusieurs livres de ce philosophe (11) et j'ai constaté que l'idée de nature est centrale chez Philon. Il utilise le mot physis dans ses deux acceptions, qu'il distingue comme il se doit.

Philon a certainement rejeté l'idée que la nature est autonome et immanente. Il a souvent insisté sur sa conviction que Dieu est différent du monde : Dieu englobe le monde et le monde n'est pas la résidence de Dieu (12). La même idée est exprimée très clairement dans les Midrashim : "Il est l'endroit - maqom - du monde, et le monde n'est pas son endroit" (13). C'est pourquoi, dans certaines prières juives traditionnelles, Dieu lui-même est appelé Maqom.

La contribution la plus importante de Philon à la philosophie universelle et à la pensée juive en particulier est l'adéquation des lois naturelles et des lois de la cité humaine. "Moïse donna aux lois l'origine la plus belle et la plus sainte, car elle enveloppe la création du monde, par le fait que le monde est en accord avec la loi et la loi avec le monde, et que l'homme soumis à la loi est par là même citoyen du monde, puisqu'il conforme ses actions à la volonté de la nature, sur laquelle se règle aussi l'administration de l'univers" (14).

Au temps de Philon, cette idée n'était pas vraiment nouvelle. Les philosophes grecs, dont Philon avait lu les œuvres, avaient bien remarqué que le même mot, nomos, désigne les lois de la nature et les lois de la cité. Mais Philon a fait de cette idée une véritable théologie qui sous-tend la conception juive du monde créé et reste encore admise de nos jours, avec cette correction que les lois de la cité sont rationnelles et soumises aux aléas de la sociologie historique alors que les mitsvot, les observances de la religion juive, expriment directement la volonté inaliénable de Dieu. Il y a donc, pour un Juif actuel trois sortes de lois :
a) les lois de la nature, qu'on peut découvrir grâce à la recherche scientifique toujours en progrès, b) les lois de la cité, décrétées par des hommes aussi sages et raisonnables que possible, c) les observances de la halakha, qui sont formulées par Dieu lui-même par l'intermédiaire de la Tora, la voix des Prophètes et les Maîtres de l'enseignement traditionnel. Dans ces conditions, la nature est considérée par Philon comme un guide (hégémôn) (15) ou une amie (16), une surveillante bienveillante de nos actions et de nos destinées (17).

Philon estimait que la nature est le domaine commun de tous les êtres créés : la terre, le ciel, les plantes, les animaux et les hommes. En ce qui concerne le ciel, il hésitait entre les croyances pythagoriciennes sur la pureté des corps célestes et les données bibliques plus englobantes. En ce qui concerne les êtres humains, il constatait que, dans certains cas, des hommes s'enfonçaient dans un comportement bestial pire que celui des animaux les plus féroces tandis que d'autres parvenaient à s'élever à des cimes spirituelles presque surnaturelles.

- V -

"La nature fait bien les choses". "Chassez le naturel, il revient au galop". Le vicaire savoyard, dans sa profession de foi présentée par Jean-Jacques Rousseau, s'exprimait ainsi : "Quel autre bien peut attendre un être excellent que d'exister selon sa nature ?" (18). A mon avis, ce bel optimisme doit être révisé si l'on considère, à titre d'exemple, le cas de "l'enfant naturel". En français, l'expression "enfant naturel" désigne un enfant né hors mariage, ce qui est absurde, car tous les enfants sont évidemment naturels. Néanmoins, cette expression implique, sans l'avouer, une opposition entre nature et culture : le mariage est une institution imposée par la loi civile ou religieuse alors que l'engendrement des enfants est un processus universel qui ne respecte pas forcément les cadres définis de l'extérieur par les autorités.

Le Talmud va plus loin dans cette analyse. Dans le texte que nous avons cité ci-dessus (TB,Avoda zara54 b), la liste des anomalies continue. "S'il arrive qu'un homme couche avec la femme de son prochain, l'enfant né de cet adultère ne sera-t-il pas normal à tous point de vue ?" la réponse de la halakha est qu'il sera déclaré mamzer, c'est-à-dire exclu de la communauté d'Israël (Deutéronome 23:3) malgré ses qualités naturelles normales.
Shim'on Rish-Laqish ajoute une remarque théologique : "Dieu lui-même déclare son trouble : il dit aux contrevenants : non seulement vous avez fait usage de mon sceau authentique comme d'une fausse monnaie, mais vous m'obligez à la frapper de mon estampille contre mon gré". En effet, le visage de tous les humains est à l'effigie de Dieu, qu'ils soient de naissance légitime - ou non.

Les rabbins actuels sont confrontés dans ce cas à une impasse juridique (non possumus). Ils ne peuvent pas réintégrer le mamzer dans les registres matrimoniaux, même si les parents l'exigent. Il faut remarquer à ce sujet que, si les enfants adultérins sont tout à fait naturels du point de vue biologique, il n'en va pas de même des enfants nés d'un inceste, également appelés mamzer. Ils sont nés d'une union contre nature. Le cas des filles de Lot, évoqué dans le livre de la Genèse (chapitre 19) est très problématique du point de vue de l'exégèse biblique. L'expression "le mariage pour tous" avec tous les débats qu'elle provoque dans l'actualité immédiate est d'une absurdité désarmante (19).

Quant à l'insémination artificielle, de plus en plus répandue de nos jours, elle reste dans le cadre de la nature vue du point de vue scientifique, philosophique et religieux. Le texte de Bahya ibn Paquda que nous avons cité plus haut n'a pas perdu sa pertinence. En effet, les êtres humains ne peuvent pas réaliser la synthèse des cellules vivantes à partir de la matière minérale inerte. La chimie organique, à base de carbone, garde son indépendance dans le cadre général des sciences naturelles. La cybernétique peut inventer des robots, mais ce ne sont pas des êtres vivants. Cette question est abordée dans le Talmud (20). Le Golem du Maharal de Prague est purement légendaire.

VI

Blaise Pascal
Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement. L'idée de nature ne répond pas à cet appel. En effet, malgré tous nos efforts de compréhension, la nature elle-même et l'idée qu'on s'en fait reste encore énigmatique. Blaise Pascal a bien souligné cette ambigüité : "Roseau pensant - Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais du règlement de mes pensées. Je n'aurai pas d'avantage en possédant des terres. Par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point. Par la pensée, je le comprends" (21). Compris dans l'espace cosmique, je fais partie de la nature, mais si c'est moi qui comprends ma situation dans l'univers, je me pose en être pensant indépendant. Il en va de même pour la conscience : la conscience psychologique nous inclut dans la nature, tout comme les animaux, qui ont sans doute la conscience de vivre et peur de mourir. La conscience morale, au contraire, nous pose devant les faits, qui nous sont extérieurs, même si ce sont des actions que nous avons accomplies de notre propre chef. Nous jugeons ces faits au tribunal de notre for intérieur. C'est le sens du mot matspun en hébreu (TSFN signifie "cacher"). Mais en hébreu la conscience psychologique et la conscience morale ne sont pas désignées par le même mot.

Reste à savoir si l'on peut parler d'une "nature humaine". Vercors, dans son livre Les animaux dénaturés, paru en 1952, a scruté toutes les possibilités à ce sujet sans parvenir à conclure. Emmanuel Lévinas, dans ses cours à l'école d'Auteuil évoquée ci-dessus, et dans ses lectures talmudiques, a montré que les nazis ont essayé d'exclure les Juifs de la nature humaine, mais que, par effet de boomerang, ils se sont eux-mêmes exclus de l'humanité en franchissant avec pertes et fracas les limites des normes de la vie sur terre.

En fait, pour les êtres humains, ces normes sont une seconde nature. L'hygiène, les bonnes mœurs et les rapports sociaux, y compris la politesse, sont aussi nécessaires que l'air que l'on respire (22). La route du retour à l'animalité, à la férocité, est barrée à tout jamais. Pour la Juifs, cette seconde nature est la Tora, son étude et la pratique des observances. Telle est la leçon du Kuzari, évoquée ci-dessus (23).

Jean-Paul Sartre fait dire à Oreste dans Les mouches que "la nature a horreur de l'homme". Il veut dire par là que la nature, qui fonctionne toute seule à sa manière, est dérangée par les initiatives des êtres humains, qui tiennent à se libérer du déterminisme pour agir sans contrainte. En donnant libre cours à leurs passions ou en poursuivant des idéaux dictés par la morale ou la religion, les hommes agissent en fait contre nature.

Du point juif, nous préférons nous inspirer des conseils d'un poète romantique français : "Dieu, pour le concevoir, a fait l'intelligence. Sous la nature, enfin, découvre son auteur" (Alphonse de Lamartine, Méditations, Le vallon).

Notes

  1. Kitab al-radd wa-‘il-dalil fi ‘il-din al-dhalil (al-kitab al-khazari) edited by H. Baneth, prepared for publication by Haggai Ben-Shamai, Jerusalem, The Magnes Press, The Hebrew University, 1977. Introduction en hébreu et en anglais, notes en hébreu.    Retour au texte.
  2. Sefer ha-kuzari le-Rabbi Yehuda Halévi, traduction, introduction, commentaire et indices par Yehuda Even-Shemuel, Tel-Aviv, Dvir 1972.    Retour au texte.
  3. Le Kuzari, apologie de la religion méprisée, traduit du texte original arabe, confronté avec la version hébraïque, introduit et annoté par Charles Touati, Verdier, Lagrasse, 1993.    Retour au texte.
  4. Jacob Klatzkin, Thesaurus philosophicus linguae hebraicae et veteris et recentioris, Berlin, Eschkol ed., 1928. Le titre est donné en latin, mais le contenu de l'ouvrage est en hébreu sauf les mots étrangers en caractères grecs, latins et arabes.
    Henry Malter, Medieval Hebrew Terms for Nature, in : JUDAICA, Festchrift zu Hermann Cohens siebzigstem Geburtstage, Berlin, Bruno Cassier ed., 1912, pages 253-256.    Retour au texte.
  5. Robert Lenoble, Histoire de l'idée de nature, Paris, Albin Michel ed., 1969 dans la collection L'évolution de l'humanité.    Retour au texte.
  6. En concurrence avec tolada, yetsira, tiv, mahut ("l'essence même") etc., cf. infra.    Retour au texte.
  7. A l'époque, ces cahiers de sources étaient appelés "polycops". De nos jours, dans les universités israéliennes, on dit "syllabus". Mais avec l'internet, tout cela a bien changé.    Retour au texte.
  8. Yochanan Cohen-Yashar, Qorot, Toledot, Historia in : BAR- ILAN 9, Annual of Bar-Ilan University, Studies in Judaica and the Humanities, Ramat-Gan 1972, pages 483 - 496
    Jean-Georges Kahn, Le Midrash à la lumière des sciences humaines, Paris, Connaissances et Savoirs, 2006 - L'histoire dans le Midrash, la chronosphère, pages 37 et 53.    Retour au texte.
  9. Maïmonide, Millot ha-higgaion (traité de logique), chapitre 6.    Retour au texte.
  10. Bahya Ibn Paquda, Introduction aux devoirs des cœurs, texte traduit et présenté par André Chouraqui, Paris, Desclée de Brower, 1950, chapitre 6 de la première partie. Georges Vajda, dans son livre sur L'amour de Dieu dans la théologie juive du moyen-âge (Paris, Vrin 1957) a critiqué la traduction de Chouraqui dans les termes suivants : "Le mérite littéraire de cette version est grand, mais elle sacrifie peut-être plus souvent qu'il n'est indispensable aux exigences du style et du rythme". On ressent dans cette critique l'éternel conflit entre la pensée créatrice, qui coule de source, et l'érudition intransigeante.    Retour au texte.
  11. Editions du Cerf, Paris - Mossad Bialik, Jérusalem.    Retour au texte.
  12. De confusione linguarum 96, De somniis, premier livre 62.    Retour au texte.
  13. Beréshit Rabba 68,9.    Retour au texte.
  14. De opificio mundi 2.    Retour au texte.
  15. En grec : hégémôn. Cf. De animalibus 29.    Retour au texte.
  16. De fuga et inventione 172.    Retour au texte.
  17. De Providentia, passim.    Retour au texte.
  18. Emile, livre IV.    Retour au texte.
  19. Il faut encore préciser que les enfants "illégitimes", c'est-à-dire nés hors mariage, ne sont pas tous des mamzérim. La définition du mamzer adultérin est très stricte : un enfant né de l'union d'un homme et d'une femme mariée à un autre homme.    Retour au texte.
  20. Moshe Idel, GOLEM, traditions magiques et mystiques dans la pensée juive au sujet de l'homme artificiel, Tel-Aviv, Schocken, 1996 (en hébreu ).
    Jean-Georges Kahn, Le Midrash, op. cit. page 90.    Retour au texte.
  21. Blaise Pascal, Pensées VI 348 dans la recension de Léon Brunschvicg.    Retour au texte.
  22. On raconte à ce sujet que Marie-Antoinette, quand elle monta vers la guillotine, marcha par inadvertance sur les orteils du bourreau. Elle ne put s'empêcher de lui dire : "excusez-moi, Monsieur".    Retour au texte.
  23. La revue Le Genre humain a publié un numéro spécial intitulé Les usages de la nature (numéro 12, 1985). On peut lire dans ce recueil un article d'Henri Atlan, Du système interprétatif à la nature des choses (pages 167 - 190). Cet article, repris dans son livre A tort et à raison, expose le point de vue juif, notamment dans le chapitre intitulé : connaissance de la nature et sagesse d'Israël dans la tradition talmudique.    Retour au texte.


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