Berthe Weill
galériste à Montmartre
1865 - 1951
par Françoise JOB (*)
Exposé au Colloque de la SHIAL 2005


Portrait de Berthe Weill par Louis MAHÉLIN - collection privée
Berthe Weill est née à Paris 1er, le 20 novembre 1865, de Salomon Weill, de Gerstheim (Bas-Rhin), venu s'établir dans la capitale en 1853, et de Jenny Lévy, née à Paris, dont le père était originaire de Landau et la mère, Esther Mayer, descendait d'une lignée de hazanim (ministres officiants) alsaciens, lorrains, parisiens, certains prestigieux et remontant à la fin du 17ème siècle à Ribeauvillé. Berthe Weill appartenait à une fratrie de sept enfants. Dans l'état-civil pariesien, elle figure sous son premier prénom : Esther.

Toute petite (1m.50), longtemps très menue, très myope, les yeux bleus, portant des lorgnons remplacés dans ses dernières années par de grosses lunettes, vêtue à l'accoutumée d'un costume pantalon-redingote et d'une cravate noire, Berthe Weill est restée célibataire, pour sauvegarder son indépendance, selon ses dires. Aucun soupçon d'homosexualité n'est à évoquer.

Ses parents, d'un modeste milieu petit-bourgeois, disposaient de peu de ressources financières, de sorte qu'elle-même et sa jeune soeur ont été placées en apprentissage. Elle, ce fut chez un antiquaire en renom, Mayer, rue Laffitte. Auprès de cet homme cultivé, passionné par son métier, ce "marchand-artiste", elle acquit de solides connaissances et tout particulièrement sur les gravures du 18 ème siècle.

Après le décès de Mayer, elle s'installa à son compte, en 1897, avec un capital dérisoire de cinquante francs et de médiocres capacités de gestionnaire. Ce fut dans une toute petite boutique, 25, rue Victor Massé (9ème arr.).

Les circonstances dans lesquelles Berthe Weill subit l'influence du célèbre critique d'art Roger Marx ne sont pas élucidées. Il lui a communiqué son attirance pour les initiatives des jeunes peintres d'avant-garde, pour qui l'art véritable était non pas la réalité vue mais sentie. Mus par un sentiment de révolte, ils voulaient rompre avec l'inspiration des tableaux de genre exposés aux Salons de peinture annuels, leurs sujets conventionnels, voire "leur niaiserie, leur platitude, leur puérilité" selon l'écrivain Paul Reboux. D'autre part, l'impressionnisme s'essoufflait. Au tournant du siècle, Berthe Weill, devant ce bouleversement radical dans les habitudes picturales, se demandait si cette évolution n'était pas en réalité une révolution. Question qui montre sa lucidité.

Toujours est-il qu'en 1901, avec l'inauguration de la "Galerie B.Weill", la première galerie de peinture des "Jeunes peintres" venait de s'ouvrir. De surcroît tenue par une femme ! Prudemment, Berthe Weill y continuait le commerce des antiquités. La boutique était tendue de fils d'où pendaient, accrochées avec des pinces à linge, des toiles encore humides. A un moment, Berthe Weill aurait pu agrandir sa galerie mais dut y renoncer en raison de difficultés financières. En 1914, elle ne disposait que de six mètres de cimaises. Elle déménagea en 1917 au 50, de la rue Taitbout dans des locaux plus spacieux puis, en 1920, au 46, rue Laffitte, toujours dans le 9ème arrondissement.

Deux invitations émanant de la Galerie B. Weill - collection privée
 
Durant ses trente années de fonctionnement, la galerie a exposé les oeuvres d'une bonne centaine d'artistes, peintres essentiellement mais aussi dessinateurs, graveurs, affichiers et quelques rares sculpteurs. Beaucoup d'entre eux ont atteint la notoriété, ce dont Berthe Weill se réjouissait à la fin de sa vie. Il est indéniable qu'elle a su comprendre les démarches différentes des jeunes artistes en cette période d'explosion des styles. Il est indéniable aussi que par delà l'évolution et l'imbrication des tendances, elle ait eu un flair attesté pour reconnaître le talent.

Il lui fallait "sentir" la manière de peindre d'un artiste et sa personnalité, faute de quoi, elle refusait ses toiles. Elle aurait dit un jour à Modigliani : "Vous reviendrez quand vous saurez peindre". Elle s'est enthousiasmée pour le fauvisme, cette explosion des couleurs, cette peinture construite par la couleur et, la première, elle a exposé des peintres fauves en octobre 1905. Elle a fini par comprendre le cubisme, cette restructuration des lignes. Mais aussi, la délicatesse d'un artiste l'enchantait, celle de Pascin par exemple, tandis que la mièvrerie la rebutait. Elle appréciait qu'un peintre évolue dans son style et sa technique ; ce fut le cas de nombre d'entre eux, au demeurant influencés les uns par les autres ; certains voulaient prouver qu'il était dans leurs possibilités de tout réaliser avant de s'en tenir à un style personnel.

Berthe Weill était assez éclectique pour avoir lancé et promu des peintres aussi différents dans leur art que Picasso, Raoul Dufy, Suzanne Valadon ; c'est elle qui a découvert Picasso et vendu ses premières toiles à Paris dès 1900, des courses de taureaux. Elle a exposé aussi bien Braque qu' Emilie Charmy, Derain, Othon Friesz, Gleizes, Goerg, Gromaire, Marie Laurencin, Lhôte, "Lautrec", Marquet, Matisse, Metzinger, Modigliani, Pascin, Odilon Redon, Utrillo, Vlaminck, Valloton et combien, combien d'autres ! Si elle estimait un peintre talentueux, elle n'hésitait pas à l'exposer, bien souvent gratuitement.

Berthe Weill disait admirer les jolies femmes. De là peut-être, une partie de l'intérêt accordé à Van Dongen, à Modigliani et à son cher Pascin qui, tous prenant la moralité bourgeoise à contre-pied, avaient fait oeuvre de désacralisation de la femme, en la représentant dans sa réalité humaine.

En cette métropole de l'art qu'était alors Paris, Berthe Weill a très rapidement exposé des peintres étrangers qu'elle a fait connaître : les Espagnols Nonell et Picasso, les Hongrois Czobel et Reth, le Hollandais Van Dongen ; plus tard, le Tchèque Eberl ; des Américains comme le Mexicain Diego Rivera et le Chilien Ortiz de Zarate. Mais fort rares sont les artistes juifs d'Europe de l'est, Kisling excepté. Elle considérait Chagall comme "trop avancé" et ne donnant pas assez d'importance au dessin. En vérité, apparemment insensible à leur culture et à leur oeuvre, elle pourrait avoir ressenti à leur égard une réaction identique à celle de son ami, le féroce galériste et critique d'art Adolphe Basler qui qualifiait leurs toiles de "torchons gras".

Berthe Weill achetait directement aux artistes, parfois dans des galeries et en salle des ventes. En raison de ses choix d'avant-garde, elle a maintes fois été en butte à l'hostilité car l'art moderne, par son bouleversement total, a profondément choqué les contemporains. Berthe Weill a subi les sarcasmes et manifestations désagréables de visiteurs refusant la violence et l'anticonformisme de cette nouvelle peinture. Sans oublier le scandale provoqué par les nus "à poils" de Modigliani. En effet, le 3 décembre 1917, était le jour du vernissage d'une exposition de peintures et de dessins de Modigliani. Scandale ! Berthe Weill est convoquée autoritairement par le commissaire de police dont les locaux font face à la galerie ; elle traverse la rue sous les huées et quolibets pour s'entendre ordonner "d'enlever toutes ces ordures". La lutteuse qu'elle est tient tête : "Mais qu'ont-ils donc ces nus ?", question qui provoque la réponse hurlée et menaçante du commissaire de police : "Ces nus...ils ont des poils !" Il a fallu fermer la galerie et renoncer à l'exposition.

Les manifestations d'antisémitisme, endémiques dans ce milieu culturel, et qui pouvaient émaner d'artistes en renom (Renoir, Degas), blessaient Berthe Weill ; elle faisait front et défendait "ses" peintres. Elle a eu des périodes de découragement ; au cours de l'une d'elles, Raoul Dufy lui écrivait en 1907 : "Allons ! Bon Dieu ! Du courage... gardez à votre boutique son aspect."


Portrait de Berthe Weill par Edouard GOERG à
l'occasion de la "noce d'argent" (1929)
de la galerie - collection privée.
En dépit de tous les chefs d'oeuvre "qui lui sont passés par les mains", Berthe Weill n'a pas fait fortune, bien au contraire. Elle n'a certes pas su constituer de réserves lors des périodes fastes. Afin de pallier les frais de la galerie (beaucoup de curieux, peu d'acheteurs), il lui a fallu vendre de tout : des antiquités, des bijoux artistiques parfois, des livres pour lesquels elle ressentait une passion de libraire. "Il fallait revendre vite et à petit prix" pour disposer de quelques liquidités, de sorte qu'elle n'a pas su soutenir et anticiper la cote des peintres. D'autre part, contrairement à d'autres marchands (Théo Van Gogh, Ambroise Vollard, Clovis Sagot entre autres) qui exposaient ce qui était susceptible de plaire ou de ne point trop déplaire, Berthe Weill en essayant de vendre les oeuvres d'artistes qu'elle estimait, prenait des risques esthétiques donc commerciaux. De plus, en raison de l'exiguïté de sa boutique, Picasso la quitta dès 1902. Enfin, d'une honnêteté scrupuleuse, jamais elle n'a abusé de la naïveté ou de la détresse d'un vendeur. En comparaison, il y a lieu de citer les procédés de Vollard, qui un jour acquit sciemment un rouleau de toiles de Renoir, pour un prix dérisoire, auprès d'un vendeur qui ignorait non seulement la notoriété du peintre mais aussi son nom. Il est arrivé à Berthe Weill en 1915, de renvoyer Utrillo qui, "très excité", lui proposait une peinture sur carton pour cent sous, très en dessous de sa cote, lui disant de revenir l'esprit plus lucide. Et de soupirer : "Quelle commerçante je suis ! Quelqu'un d'autre en aura profité !"

"La mère Weill", comme l'appelaient ses peintres, était fière, bourrue et pète-sec ; elle-même avouait la sauvagerie de son caractère. Les relations commerciales n'en ont pas été facilitées ! Il n'était pas bon de s'opposer à elle et il faut avoir entendu dans les années 1960, le peintre Gromaire, à l'énoncé de son nom, exploser : "La mère Weill, quelle garce !" Elle avait cependant d'exceptionnelles qualités de coeur et de dévouement. En ces temps héroïques, la vie n'était pas toujours facile à Montmartre ; certains jours de misère Berthe Weill a partagé son "frichti" avec Raoul Dufy. Elle a aidé plus d'un artiste par des achats opportuns, des avances d'argent, des expositions gratuites, alors qu'elle même se trouvait dans la gêne. Durant la Grande Guerre, elle a refusé d'exposer des peintres de nations non-belligérantes afin de ne pas porter préjudice aux artistes mobilisés.

Elle avait aussi une haute opinion de son métier. Elle fustigeait les marchands qui asservissaient un peintre en s'assurant de l'exclusivité de sa production, et les ventes fictives à Drouot, dans le but de gonfler les cotes, l' écoeuraient.

À Montmartre, Berthe Weill a tenu un rôle d'animation culturelle. Elle présentait une exposition de cinq peintres tous les mois ; une autre annuelle à thème. Elle organisait des soirées littéraires, aimait certes les réunions et la fête mais avec un quant-à-soi plus bourgeois qu'elle ne devait se l'imaginer. Elle ne se mêlait pas aux beuveries de ce milieu de rapins. En 1921, pour la centième exposition de la galerie, elle a imaginé "une petite revue des peintres" sous forme de Guignol, avec un programme humoristique qui eut un énorme succès. En novembre 1923, elle publia le premier bulletin annuel de la galerie (il y en eut cinq) ; elle y contribuait par ses poèmes. Lors des noces d'argent de la galerie, en 1929, elle a fait avec lucidité le bilan de vingt-cinq années d'activité : "Tirer les marrons du feu, voilà mon rôle... ". La boutique dura jusqu'en 1939.

Berthe Weill a écrit un très précieux livre de souvenirs : Pan !... dans l'oeil.. ou trente ans dans les coulisses de la peinture contemporaine (préface de Paul Reboux ; aquarelles et dessins de Raoul Dufy, Pascin et Picasso, 325 pages ; achevé d'imprimer le 28 février 1933 pour la Librairie Lipschutz).
Par son instinctive compréhension de la peinture de son époque, la sûreté de son jugement, ses qualités imaginatives, son talent d'animation, "la mère Weill" a été un personnage central à Montmartre.


Croquis illustrant le livre de Berthe Weill, attribué à Picasso, non signé - collection privée.

Couverture de l'ouvrage Pan !.. dans l'oeil
- collection privée.

Vivant très misérablement rue Saint-Dominique (7ème arr.), Berthe Weill, restée à Paris durant l'Occupation, a réussi à échapper aux persécutions "raciales". Lorsqu'on vint procéder à son arrestation, dans son minuscule et sombre logement, elle se serait dressée de toute sa petite taille, vociférant de telle sorte qu'elle donnait l'impression de brandir la malédiction. Elle ne fut pas arrêtée.

Une vente publique de "ses peintres", le 12 décembre 1946, par Me Maurice Rheims, dans une galerie au 3, avenue de Matignon, réunit quatre-vingt oeuvres offertes par des artistes et des galeries "en reconnaissance des efforts désintéressés qui avaient aidé leurs débuts". Le résultat, ajouté à des dons substantiels de plusieurs d'entre eux, permit de réunir une somme importante mettant ses derniers jours à l'abri du besoin. A cette occasion, l'écrivain Francis Carco estima "que sans l'esprit caustique de Berthe Weill, sans sa ténacité, la lutte n'eût point peut-être tourné si brillamment à l'avantage des meilleurs". La reconnaissance de la République lui a valu le grade de chevalier de la Légion d'Honneur en 1948.

Berthe Weill a dit : "Cette vie, je me la suis faite... Je dois m'estimer heureuse... et je le suis". Elle est décédée le 17 avril 1951, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans, impotente et, quelle dérision, presque aveugle.

Portraits de Berthe Weill :

(*) Berthe Weill était la grand-tante de Françoise Job, c'est-à-dire la soeur de sa grand-mère paternelle.


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