Benno Gross
Bâtisseur et visionnaire, à Strasbourg, en France et en Israël
Par le Grand Rabbin René Gutman
extrait de ECHOS UNIR n° 287 - septembre-novembre 2015

"Je te quitte simplement..." Telle est la signature d’un des tout derniers ouvrages que le Professeur Benjamin (Benno) Gross (za"l) a fait paraître (Choisir la vie, Editions de l’Éclat, 2014), et qui clôt la correspondance qu’il avait échangée avec sa future épouse, Myriam, un certain 22 décembre 1950, correspondance intitulée tout simplement Lettres à ma fiancée, comme si, pressentant son long voyage, qu’un de ses fils qualifia lors de ses obsèques à Jérusalem, de montée sur échelle de Jacob, "une échelle fixée très haut dans le ciel mais enracinée profondément sur terre", il livrait ce qu’il pouvait y avoir de plus intime dans sa vie, comme lettre d’adieu à son épouse, aux siens, et aux innombrables amis et élèves en France, à Paris et à Strasbourg en particulier, comme en Israël, mais aussi dans toutes les capitales d’Europe, juste à temps avant que sa maladie l’emporte d’une façon fulgurante.

Choisir la vie, tel était le titre de ce livre qui pourrait servir de trame à cette extraordinaire existence vouée pour l’essentiel à la transmission, mais aussi à la recherche. Il est en effet habituel de présenter Benno Gross comme un enseignant, et il le fut d’une manière exemplaire en assurant la direction de l’école Aquiba à Strasbourg dès sa création en 1948, sous l’égide du grand rabbin Abraham Deutsch (za"l).

Mais il fut un remarquable savant en Sciences du judaïsme, comme l’atteste Emmanuel Levinas dans sa préface à la traduction richement introduite et annotée de L’âme de la vie (Nefesh Hahayyim) de rabbi Hayyim de Volozhin (Éditions Verdier, 1986). Levinas y salue "un travail remarquable très subtil de philosophe, de penseur religieux, d’écrivain et de savant" (p. VII). Un livre fondamental, enfin rendu accessible au public francophone, et que Levinas avait déjà présenté dans son livre L’au-delà du verset. Traduction suivie par celle du même auteur du Souffle de vie (Rûah hayyim, Éditions de l’éclat, 2012). Rabbi Hayyim de Volozyn, qu’il introduit une deuxième fois au public francophone non seulement comme représentant et l’une des personnalités les plus importantes du courant juif lituanien, mais comme source d’inspiration "à un moment où l’humanité , en perte de repères, s’interroge sur l’horizon de son avenir" (p. 17).

Chacun de ses livres, et nombre de ses communications telles que "L’Intrigue du judaïsme" (Diffusion Akadem), auront été, je le crois, traversés par cette sorte d’inquiétude existentielle pour le destin juif, que ce soit au lendemain de la Shoah, et de la création de l’État d’Israël, comme en témoignent ses articles parus dès les années 50, dans le Journal des Communautés (ancêtre de Tribune juive), période durant laquelle il prépare sa thèse de Doctorat sous la direction du Professeur André Neher (za"l), et qu’il fera éditer en 1968 sous le titre Le messianisme juif, l’éternité d’Israël du Maharal de Prague aux éditions Klincksieck. Mais aussi durant les temps d’épreuve que l’État d’Israël connaîtra, en particulier à la veille de la Guerre des Six Jours, et plus tard, à l’instar d’André Neher, au lendemain de la guerre de Kippour (période qui confirmera sans doute le projet d’alya qu’il nourrissait avec Myriam).

Ou bien encore après les graves événements qui ont secoué le monde, à l’aune du terrorisme international, et de ce que l’on a appelé le choc des civilisations. Au soir de sa vie, il exprimera ses inquiétudes dans son livre Un monde inachevé, Pour une liberté responsable (Albin Michel, 2007). Benjamin Gross, tel Albert Camus, se mesure en effet à ce "monde inachevé", et propose pour cela de sortir de l’absurde dilemme : modernisme ou fondamentalisme, nécessité ou liberté par un mouvement de liberté responsable vers un perfectionnement continu, comme il l’avait déjà esquissé dans L’aventure du langage (Albin Michel, 2003).

S’interrogeant autant sur le devenir de l’humanité de l’homme, que sur la pérennité du judaïsme, et en particulier du judaïsme européen dont il fut durant ces décennies le phare, Benno ne cessa d’écrire et d’enseigner, lui qui, par ailleurs, n’a jamais séparé la cause de l’enseignement de celle de la solidarité avec le peuple et l’État d’Israël, comme du respect de l’autre dans sa civilisation et dans sa foi.

Sa contribution à la création et à l’existence même de l’Institut André Neher, son enseignement à la Yeshiva Ets Hayim de Montreux, et dans diverses universités à travers le monde (Boston, Genève, Sao Paulo, Tokyo, Melbourne, etc.), il fut d’ailleurs professeur de philosophie juive puis doyen à l’Université de Bar Ilan. Son engagement dans le dialogue interreligieux, aux Colloques des Intellectuels juifs de France, sa participation aux émissions dominicales La source de vie avec le grand rabbin Josy Eisenberg, A Bible ouverte, qui donneront naissance à l’écriture d’autres ouvrages (Un Messie nommé Joseph, Le testament de Moïse) ses séminaires, et shabath pleins dans diverses communautés juives, telles Strasbourg où il était toujours accueilli avec chaleur par de très nombreux fidèles de nos synagogues, témoignent, s’il le fallait, de ce "fil rouge" qui traversa, écrit-il dans son petit Mémoire : "Recevoir, célébrer, transmettre toute [son] action, sous toutes les latitudes et sous toutes les formes" (FSJU Hamoreh, 2009).

Il nous aura également introduit, sans doute l’un des premiers avec Manitou (za"l), l’enseignement du Rav Kook, par sa magistrale traduction des Lumières du Retour (Orothateshuva), ouvrage paru en 1998. Le RavKook, dont il publia récemment un nouveau titre, mettant ainsi à la disposition du public francophone un des grands maîtres de la tradition d’Israël, sinon méconnu, très peu cité, en France.

C’est donc un destin hors du commun que celui de Benno Gross, mais qu’on ne pourrait pas, si tant est que nous en aurions eu l’ambition, résumer dans ces quelques lignes.
Au moins aurons-nous exprimé notre admiration et notre reconnaissance pour celui qui, dans ce vingtième siècle où le judaïsme français se relevait à peine de la Shoah, inspiré par ses Maîtres à Strasbourg comme à Limoges (le rabbin Brunschwig déporté durant la Shoah, M. Salomon Speir, le Rav Eliyahu Botshko, et bien sûr le grand rabbin Deutsch), a su, tel rabbi Aquiba, être un bâtisseur, depuis l’Ecole Aquiba, fleuron de notre Communauté, jusqu’à l’Institut André Neher.
Un univers de Torah, qu’il a construit de ses mains et dans un acte d’amour "se lançant corps et âme", comme il l’affirmait lui-même, drainant avec lui des générations d’élèves au fil de cette longue et belle existence partagée avec sa chère épouse, qui fut, en l’occurrence, sa véritable ezer kenegdo dans le sens le plus créatif et le admirable qui soit.

Nommé déjà au titre de ‘Haver par le grand rabbin Deutsch en 1960, nous lui avions conféré, il y a quelques années, le titre de MorénouRav, pour l’ensemble de son œuvre, et de son enseignement qu’il délivrait à la fois avec fougue et majesté. Ses proches et ses élèves ajouteraient, avec ce sourire malicieux de celui qui accueillait chacun besever panim yafot, avec une extrême amabilité.
Mais une majesté qui n’était pas "magistrale", ni statique ni béate, mais toujours vive et vivifiante. Car elle était animée par "le souffle de vie" de cette torat hayyim, qui ne faisait plus qu’une avec lui.
Puisse son souvenir être une bénédiction.


Bribes de souvenirs de Benno Gross
Bâtisseur et visionnaire, à Strasbourg, en France et en Israël
Par le Rabbin Claude Heymann
extrait de ECHOS UNIR n° 287 - septembre-novembre 2015

Il est difficile de parler de Benno Gross au passé. A-t-il jamais été absent ? En effet, depuis plus de 35 ans il est des nôtres presque chaque année à Strasbourg. Aimant notre communauté, il connaît sa richesse depuis sa toute prime jeunesse. Il nous faudra du temps pour accepter qu'il se soit tu ! D'autres parleront de ses connaissances, de sa pédagogie, de ses analyses qu'il adresse toujours avec sourire et enthousiasme, je me bornerai à rappeler quelques souvenirs du Benno Gross strasbourgeois.

Mais je dirai Benno, tout simplement. Je ne puis en effet me résoudre à utiliser à chaque fois son nom de famille. Son prénom si rare, Benno, suffit à le situer, nous qui avions grandi, si j'ose dire, dans son ombre. En effet, aux côtés du grand rabbin Abraham Deutsch, du grand rabbin Warschawski et avec Rav Winsbacher pour la Yechiva Ketana sous l'autorité de Rav Horowitz, c'est Benno qui préside au début des années 60 pour nombre de familles du milieu traditionnel du Merkaz, d'Adath Israël et de la Kageneck, et sans parler des familles de la campagne, aux destinées de l'enseignement juif à Strasbourg.

Je le vois encore, alors que je ne suis qu'au tout début du secondaire dans les locaux du quai Zorn, claquer la porte de son grand bureau du rez-de-chaussée et se précipiter quatre à quatre sur les marches du grand escalier. Va-t-il donner son cours ou interpeller un élève pour une incartade ? En tout état de cause, le directeur sait se faire respecter.

Le Merkaz aussi

Plus tard dans les grandes classes, Benno nous donne cours de Tana'h-Bible, et en particulier sur les prophètes. Il peut être dur parfois, mais il est surtout exigeant et sait très tôt nous montrer la profondeur de la langue hébraïque, sa beauté ainsi que la complexité de sa grammaire. Il ne suffit pas de savoir traduire le texte, il faut aussi en apprendre quelques chapitres par coeur. La séance commence toujours par une interrogation orale surprise. Le test concerne deux ou trois élèves, le reste de la classe ne perd rien pour attendre ! Et tout le monde finit par connaître ces passages.

Par ailleurs, son épouse Myriam toujours souriante et accueillante ainsi que leurs enfants, sont partie prenante de cette grande oeuvre de 'hinoukh - édu­cation juive -. En effet, chaque Shabath après-midi les pièces de leur appartement de la rue Louis Apffel se transforment en salles de classes et leur couloir en cour de récréation. Benno enseigne aux plus grands. Quant à nous, nous sommes alors en CM2 ou en 6e, c'est Yehouda Grunewald qui nous initie à l'histoire palpitante de Chmouel et de David. Rav Schonthal (za"l), son beau-frère, enseigne à l'école Aquiba et participe quelques années durant à cette aventure, apportant une touche de vécu juif alors peu connu à Strasbourg.

On est avant juin 1967 et mai 1968, le monde vogue comme sur une mer d'huile. Les voyages outre-méditerranée se multiplient, Israël gagne en centrqlité, centralité solennellement rappelée au travers de grands rassemblements dans la cour de l'école. Je me rappelle plus particulièrement de la visite du Richon Letsione de l'époque, Rav Iyts'hak Nissim (za"l), dont le costume chamarré nous impressionna et frappa nos esprits.

Mais Benno ce n'est pas seulement l'école, c'est aussi le Merkaz où il prend la parole régulièrement Shabath matin avec force et clarté. Son commentaire, assorti souvent de la pensée de Franz Rozensweig passe bien ; on écoute l'enfant du pays ! Autour de Benno et Myriam rayonne une famille, une 'hevra d'amis qui s'entraident et qui forment une véritable et authentique communauté dans le plein sens du terme, synonyme dans mon souvenir (non nostalgique) de vrai bonheur.


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