Alexandre Weill : de l'hébreu au français
par Joë FRIEDEMANN
Extrait de la Revue des Etudes Juives, vol. 85, Paris, 1976 et de Romance Philology ,
Univ. de Californie, vol. 31, n° 2, 1977.

A la mémoire de Judith Kauffmann

"Non inféodé à l'usage", Alexandre Weill le fut, on le sait, dans bien des domaines. Poussant ses ramifications dans des directions variées, sa réflexion ne pouvait être que stimulée par l'essor, au 19e siècle, de la grammaire comparée et de la linguistique historique. Néanmoins, bien plus que d'un engouement dû à la mode, son intérêt en la matière, résulte de données existentielles et idéologiques qui, comme cela a déjà été souligné, le situent au carrefour des cultures juive et profane. Une connaissance approfondie de l'hébreu, celle du français et de l'allemand et accessoirement, du grec et du latin, allaient développer chez l'écrivain un goût prononcé pour le fait linguistique. Ses premières tendances au comparatisme se dévoilent lors de son séjour à Francfort (1826-1838) où il dit avoir enseigné le français à de jeunes élèves, en prenant pour modèle… un ouvrage de grammaire hébraïque, jugé plus cohérent que d'autres, du point de vue méthodologique !
Elargissant progressivement le domaine de ses intérêts, Weill en viendra à considérer la philologie comme un savoir de portée universelle . Mais, de par sa formation autodidacte, il aboutit à des conclusions qui seront ignorées par une Université, guère encline à prendre au sérieux des théories audacieuses, exposées, en outre, de façon peu académique.

1. L'hébreu : langue-mère

Première étape de la démarche : le constat d'un "désordre" linguistique observé en français, et qui ne peut être ignoré. Remarqué par d'autres avant lui, ce désordre, principalement orthographique et syntaxique, Weill l'examinera en se référant à certaines langues, dont l'anglais et l'allemand aux structures jugées plus fermes ; mais aussi et surtout à l'hébreu, "entièrement bâti sur la logique" et "civilisé dans toutes ses parties", parce que support, dit-il, d'une pensée fondée sur l'unité … Poussé par un souci d'apologie et une tendance aux schématisations parfois abusives, Alexandre Weill n'hésite pas à soutenir qu'en hébreu, tout est simple, clair, précis, avec des règles qui, une fois admises, ne souffrent aucune exception.

Cet attrait pour le comparatisme s'accompagnera chez l'auteur et en premier temps, d'une véritable passion pour l'étymologie. Frappé par "l'homogénéité" existant entre les lexiques français, allemand et biblique, Weill dit avoir noté très tôt dans la marge de ses dictionnaires, l'origine hébraïque attribuée selon lui à certaines racines … En cela, d'ailleurs, il ne fait que reprendre à son compte l'ancienne thèse de la monogenèse du langage, fondée sur l'épisode de la Tour de Babel, et qui avait mis aux prises, maintes fois par le passé, philosophes, historiens et apologistes.

A l'époque de la Renaissance déjà, le développement remarquable des études hébraïques avait conduit des savants tels le Français Postel et le Zürichois Bibliander, à chercher des preuves de la filiation des langues par des rapprochements de vocabulaire. La théorie de l'hébreu langue-mère sera reprise au 17e siècle, notamment par Estienne Guichard dans son Harmonie théologique des langues (1606) et au 18e siècle, par l'historien philosophe Herder, dont se réclame plus particulièrement l'écrivain. Comme Weill, préoccupé de littérature, de théologie et d'histoire et ramenant tout à des points communs, Herder, dans son essai, Vom Geist der ebräischen Poesie affirme l'existence d'une langue universelle dans les premiers temps de l'humanité. Malgré l'offensive vigoureuse menée par Leibniz contre ce genre de spéculations, l'hypothèse allait encore être défendue, au siècle dernier, par Bonald et de Maistre. Notons que La Langue hébraïque restituée (1815) de Fabre d'Olivet témoigne d'un souci identique mais aboutit à des conclusions différentes. Les langues n'auraient pas une origine unique mais triple : l'hébreu (assimilé à l'ancien égyptien), le sanscrit et le chinois.

Comme celle de ses prédécesseurs, la quête d'Alexandre Weill témoigne du désir de remonter au commencement des choses, de redécouvrir l'unité et l'harmonie des origines. Souci d'ordre métaphysique qui s'accompagne chez lui, comme à son habitude, d'une préoccupation polémique : apporter un démenti cinglant aux antisémites et à tous ceux qui, prenant prétexte de la découverte récente du sanscrit, aspiraient à faire de la culture occidentale la tributaire de la seule civilisation hindoue. Ainsi, il incrimine Renan et l'accuse d'avoir introduit "une mensongère et fictive ligne de démarcation entre les langues sémitiques et aryennes". A Schopenhauer, dont les réactions à son endroit ne devaient pas attester d'un enthousiasme délirant, Weill ira jusqu'à vouloir prouver la véracité de sa théorie en lui soumettent les étymologies hébraïques de certains mots sanscrits !… Pour exemple : dans védas, il retrouve la racine vaadah (ועדה : réunion ) et dans brahmine, le terme de bar-emounah (בר אמונה : fils de la foi )… Même si, précise-t-il, dans un effort d'objectivité, l'idée de l'hébreu comme "souche de tous les idiomes" se révèle inacceptable pour certains, on ne saurait nier que "la langue grecque et sa sœur puînée, la langue latine … contiennent un très grand nombre de mots hébreux, soit détériorés, soit défigurés par des éliminations de lettres gutturales, soit encore lus, à leur manière, de gauche à droite, mais dont la filiation matérielle est toujours le résultat d'une pensée philosophique spirituelle .»

Pour étayer sa thèse, l'écrivain a recours à des arguments qu'il n'hésite pas à convertir en preuves. Le rapprochement de l'hébreu et des langues européennes s'explique tout d'abord historiquement. Soumise très tôt à l'influence linguistique hébraïque, au contact des Phéniciens qui parlaient un idiome sémite, l'Europe antique, de l'Allemagne à l'Angleterre, en passant par la Gaule transalpine, l'Espagne , les provinces basques et le Bordelais, allait devenir ensuite une zone de fort peuplement juif, et ceci, au lendemain de la conquête de la Judée par Titus et du départ en exil. A l'appui de son assertion, Alexandre Weill évoque une étude faite par Jacques Azaïs, tendant à prouver qu'une grande partie de la langue d'Oc viendrait de l'hébreu. "Discours curieux "dira à ce propos l'historien De Genoude dans son Histoire de France (1844) .

Mais l'auteur se fonde également sur des considérations plus spécifiquement philologiques en rapport avec la Massorah ou plutôt avec l'interprétation qu'il en donne. On sait explique-t-il, que l'hébreu primitif ne possède pas de voyelles ponctuées et que ces dernières ont été inventées et ajoutées au texte écrit vers les 11e et 12e siècles (sic) par les rabbins et les docteurs de la Loi. Ces "voyelles-points" sont de première importance. Le sens d'un mot pouvant être modifié par un changement dans leur position ou leur prononciation, elles influent non seulement sur les temps ou les modes des verbes, mais aussi sur la syntaxe. Avant l'introduction de la Massorah, l'articulation des mots était fondée sur l'usage, avec de nombreuses différences de caractère local dont témoignent encore les prononciations des sefardim et des ashkenazim. Weill se dit convaincu que "l'hébreu primitif qui est une langue expressive et surtout rapide, n'est pas l'hébreu de la Massorah qui a alourdi la langue par un trop grand nombre de voyelles complètement inutiles." … Thèse qui ne correspond pas exactement à celle de la tradition juive pour laquelle la Massorah est l'ensemble des règles et des signes utilisés dans le but de conserver le style, l'orthographe et la prononciation exacte des textes bibliques. Transmis jusqu'alors oralement , ils devaient être notés pour la première fois par écrit au 6e siècle par les Sages de Tibériade.

Exiger de l'auteur le respect de règles scientifiques rigoureuses serait vain. Il a l'esprit trop indépendant, trop anticonformiste pour cela. Presque tout est empirique dans sa recherche. Alexandre Weill ne s'embarrasse guère de concordance, de correspondance ou de structure . D'emblée il se situe à un niveau différent, celui de sa subjectivité : "Il ne suffit pas d'être un grand érudit pour être étymologiste. L'étymologie est avant tout un don d'intuition et d'inspiration."

Ne se faisant guère d'illusions sur l'accueil qui sera réservé à ses théories, il se console en exprimant la certitude que leur bien-fondé sera reconnu, dans un avenir plus ou moins lointain, quand il aura disparu … Les exemples suivants cueillis presque au hasard, parlent d'eux-mêmes :

Sh-l-g que la Massorah ponctue shélèg , veut dire neige. Le latin en a fait gelare et gelu, le français geler et gelée. Mais ce mot se prononçait aussi s-l-g , slag de droite à gauche. Le latin et le français, le lisant de gauche à droite, g-l-s en font le verbe et le substantif glace et glacer. Ce n'est pas tout. Les lettres l et n (lettres dentales)  permutent continuellement surtout en hébreu. On le prononçait aussi avec le sh, shneg . L'allemand en a fait le mot schnee en éliminant le g remplacé par un e que le français a repris dans le mot neige …. On voit où l'on arrive, quand on démêle les fils d'un mot jusqu'aux dernières filandres.

Autre exemple… l'origine du mot ouï. Weill transcrit les termes hébraïques en se fondant sur la prononciation ashkenaze (occidentale) à laquelle il mêle souvent des altérations d'origine alsacienne. Ainsi asun correspond à ‘ason ( ‘aton en hébreu moderne ) :

En hébreu, le mot os'n veut dire oreille. L'hébreu même en a fait le mot asun (prononcez unn) et asinah, âne et ânesse (animal aux longues oreilles) dont le grec a fait onos, le latin asinus, le vieux français asne, l'allemand Esel et l'anglais ass. De l'os'n, le grec en éliminant l'n a fait ouis, oreille, le latin a mis un r entre les deux voyelles et en a fait auris, dont l'allemand a fait Ohr, l'anglais ear et le français oreille. L'hébreu verbifie chaque mot et transitive chaque verbe par l'h aspiré : ainsi d'os'n, haos'n veut dire prêter l'oreille, écouter. L'allemand et l'anglais ont repris ce ha pour faire le verbe hören, écouter, entendre, hear en anglais et dont le français a fait ouïr

A défaut d'être rigoureux, le raisonnement, avouons-le, ne manque pas d'ingéniosité. Très nombreuses, les trouvailles weilliennes imposent un choix que nous présentons ici sous forme de tableau, et à titre d'illustration :

Langue moderne Etymologie weillienne Traduction Etymologie officielle

Asche ( allem.) 

אש (esch) feu lat. : ara
Avaler    בלע (baloa) avaler à, val
Bedaine   בטן (béten) ventre anc. fr. : boudine
Camée   קמע (qaméa) fétiche orig. obscure
César, Kaiser , tsar  שר (sar) chef lat. : caesar
Durée  דור (dor) génération lat. : durare
Erde (all.) earth (ang.)   ארץ (éretz) terre grec : éradzé
Etat  עדע (éda) communauté lat. : status
Europe  ערב (érev) soir lat. : Europa
Faite au tour  יפת תואר  (yefat toar) très belle orig. obscure
Galimatias   גלי מעט (galei meat) tas de peu orig. obscure
Hassen (allem.)    שנאה (sina) haine germ. : haz
Liebe (allem.), love (ang.)   לב (lev)  coeur germ. : liubi
Moult מאוד (meod)  très lat. : multum
Nenni איננו (enenu) n'est plus non, il
Ossements עצמות (atzamot) ossements lat.: ossamentum
Péché פשע (pésha) délit lat. : peccatum
Pécore בקר (baqar) gros bétail lat. : pecus
Pucelle בתולה (betoula) vierge lat. : pullicella
Sahara צחריים (tsohorayim) midi arabe : sahira
Shame (ang.) אשם (ashem) coupable germ. : scama
Sûr צור (tsur) rocher, refuge lat. : securus
Strotzen (all.) שרץ (sharotz) foisonner orig. obscure
Thérapeute תרופה (teroufa) remède grec : thérapeuien
Zerissen (all.) סריס (sarriss) eunuque germ. : rizan

Et puis parmi d'autres , une remarque sémantique qui ne manque pas de piment : "En général tous les mots français d'injures pour malfaiteurs viennent de l'hébreu !!!" ….Ainsi :

Langue moderne Etymologie weillienne Traduction Etymologie officielle
Chenapan, schnappen (all.) גנב (ganav) voleur germ. : schanapphan
Gueux גוי (goy) peuple moy. neerl. : guit
Imbécile כסיל (ksil) sot lat. : imbecillus
Mouchard מוסר (mosser) qui remet fr. : mouche
Ruffian ריב (riv) querelle germ. : hruf
Scélérat שכל רע (se'hel ra) mauvais esprit lat. : scelus
Sot שוטה (shoté) stupide orןע. obscure

Il serait facile d'ironiser, comme n'ont pas manqué de le faire les "spécialistes". Mais que la très sérieuse Université nous pardonne !… Parmi ces étymologies, il en est, nous semble-t-il, plus d'une dont les linguistes de métier pourraient aisément se satisfaire !

Un problème essentiel reste, en tous les cas, posé : celui de l'originalité d'Alexandre Weill en matière d'étymologie. Bien avant lui en effet, dans son Harmonie étymologique des langues (1606), Estienne Guichard avait fait dériver geler et glace de שלג (shéleg), oreille de אוזן (ozen), bedaine de בטן (béten) …. Ce n'est pourtant qu'à Herder dont il cite plusieurs étymologies, que notre auteur se réfère implicitement. A-t-il lu Guichard, s'en est-il inspiré ? Sans étude de fond, il est difficile de se prononcer. Mais plutôt que de porter une accusation de plagiat qui sied assez peu au personnage, nous serions tenté d'invoquer dans le cas présent, une identité d'intuition chez deux chercheurs qui ayant une tournure d'esprit comparable, tenaient en fait à prouver les mêmes thèses en s'inspirant des mêmes méthodes.

2. Le traducteur du Pentateuque

Toujours est-il que Weill ne s'arrêtera pas en si bon chemin. Ne reculant devant aucune entreprise, il tiendra à ajouter un fleuron à la liste de ses nombreux ouvrages … une traduction du Pentateuque, dans le but de parfaire ce qu'il considère comme étant l'œuvre de sa vie : "exhumer de sa triple tombe esraïste, talmudique et évangélique", le judaïsme des origines, le mosaïsme pur, religion idéale de suprême raison et de justice.

Si d'autres traducteurs l'ont précédé et récemment encore, Cahen, Vogue, Segond, leur tentative ne l'embarrasse guère, tant il est convaincu de l'originalité de sa démarche , "la plus grande révolution" jamais fomentée dans l'histoire religieuse. Si, une fois encore, Alexandre Weill ne manifeste pas une modestie excessive, il se défend pourtant d'avoir dépassé certaines limites et d'avoir trahi le texte… Au contraire ! Tout en étant l'expression de son "génie propre", sa traduction, précise-t-il , demeure "genuine, fidèle, originelle"… Remarques préliminaires qui lui permettront de faire preuve de créativité, et ce, dès les premiers versets du texte biblique :

v. 1. Avec le commencement, Elohim créa les cieux et la terre.
v. 2. Et la terre était pâteuse et boueuse, avec les ténèbres chaotiques sur la surface de l'abîme. Et le souffle d'Elohim ondoyait sur la face des eaux.
v. 6. Elohim dit : qu'il soit un firmament au milieu des eaux, afin qu'il soit un séparateur entre les eaux et les eaux.
v. 11. Elohim dit : que le terre fasse germer des graminées, de l'herbe avec sa semence semençante, du bois fruitier portant fruit selon son espèce, contenant en soi sa semence sur la terre. Et il en fut ainsi !

Cette traduction au style si peu conformiste est assortie de nombreux commentaires exégétiques et philologiques dont certains indispensables à la bonne compréhension des interprétations proposées .

בראשית, Bereshit est rendu traditionnellement par "au commencement" . En donnant à la préposition ב be le sens de avec, au moment de, en compagnie de, notre auteur entend démontrer la corrélation du texte de la Genèse avec la théorie panthéiste, à savoir que Dieu et la création sont identiques. Conclusion personnelle sans doute qui atteste de l'influence exercée par Spinoza sur Weill, et dont l'étude a été entreprise ailleurs.

A propos de ce même terme, le premier de la Genèse, l'auteur ajoute la remarque suivante : "Le mot ראשית, Reshit, vient de ראש, rosh, tête. Littéralement donc, "En tête".  Cette observation ainsi que des formules comme "un séparateur entre les eaux et les eaux" témoignent d'un souci de fidélité au texte biblique et à son style. Un souci qui se manifeste également dans certains essais récents de traduction. Ainsi un rapprochement avec l'expérience tentée par André Chouraqui est possible . Sa recherche dans le sens de la nouveauté n'est pas sans rappeler celle à laquelle s'est hasardé Alexandre Weill, au début de son projet. Tous deux, en effet, dans un commun désir d'authenticité, aspirant à retrouver la signification originale du vocabulaire et de la syntaxe hébraïques, n'hésitent pas à proposer des tournures hardies, allant jusqu'aux néologismes. A titre de comparaison, citons les versets 6 et 11 de l'Entête de Chouraqui ( Desclée de Brouwer, 1974 ). Bien entendu, il ne s'agit pas d'entreprendre ici une étude comparée et approfondie, mais d'établir un parallèle touchant à l'esprit et au ton de deux traductions ayant dicté à leurs auteurs certaines formules identiques :

v. 6. Un plafond sera au sein des eaux, un séparateur entre les eaux et les eaux
v. 11. Elohim dit : la terre gazonnera le gazon, l'herbe ensemençant semence, l'arbre à fruit faisant fruit pour son espèce, dont la semence est en lui sur la terre. Et c'est ainsi.

Parmi les commentaires linguistiques de Weill qui accompagnent sa traduction, figure encore ce très personnel éclaircissement concernant le verset 2, cité plus haut :

Le mot thohou est proprement תוך הוא , de part en part, c'est-à-dire mou, pâteux. Les peuples anciens ne sachant pas prononcer les consonnes gutturales de l'hébreu, les ont prononcées K ou Gu ou Cha. Ils ont donc lu tokhou . De là, l'allemand Teig, pâte et l'anglais dough …. Quant à בוהו , bohou, selon la prononciation arbitraire de la Massorah, c'est tout simplement boueux.

Cette dernière trouvaille sera corroborée un siècle plus tard par Henri Meschonnic dont la traduction comme celle d'André Chouraqui vient, si on peut dire, apporter de l'eau au moulin de notre auteur : "Et la terre était boue et trouble, et l'ombre à la surface du remous" (Pour la Poétique I, Gallimard, 1973).

3. Une Défense et Illustration de la langue française

Outre ses recherches sur la monogenèse de l'hébreu, et sa traduction du Pentateuque, Alexandre Weill s'attellera encore à un autre projet, non moins ambitieux : contribuer à l'enrichissement du français ainsi qu'à une réforme partielle de sa syntaxe et de son orthographe. Instrument de connaissance pour l'investigation du passé, toute langue est également indispensable à la création et à la compréhension des œuvres à venir. Elle est par essence l'expression d'une liberté en marche :

Vouloir fixer une langue, c'est vouloir transformer un fleuve limpide et ondoyant en un canal stagnant et marécageux, c'est vouloir arrêter la roue du temps, c'est la caler, c'est nier le progrès, c'est se suicider, car une langue n'est autre chose que l'expression nombrée et rythmée de la pensée qui jamais ne s'arrête.

Malheureusement, ajoute l'écrivain, la situation pour ce qui est du français, s'est progressivement détériorée au cours des derniers siècles. Le fleuve a été transformé en canal. Il a été nivelé , détourné, endigué par une pléthore de "médiocrités écrivantes, versifiantes et parlantes", hommes de lettres réactionnaires et académiciens de tout poil qui depuis Boileau, se sont mêlés de codifier la langue de Montaigne, Rabelais, Corneille, Voltaire et Rousseau. De là, une tâche urgente, impossible à différer : voler à la rescousse du français avant qu'il ne s'embourbe irrémédiablement, le dégager de l'emprise des grammairiens ayant transformé la langue en instrument "arbitraire et tyrannique" .

Alexandre Weill, il faut le souligner, ne combattra pas en solitaire. Son initiative se joint à d'autres tentatives de réforme linguistique au 19e siècle. La plupart s'en prendront, comme celle de notre auteur, à la traditionnelle inertie de l'Académie française, retranchée derrière l'usage sacro-saint, en matière de langage.

Que de réformes à tenter, de simplifications à apporter, d'absurdités à faire disparaître, si le français ne veut pas se voir devancé, comme langue de culture et de communication, par l'anglais et l'allemand, en pleine expansion.

A titre d'illustration, signalons quelques unes des nombreuses règles que l'écrivain dit avoir été introduites puis adoptées, pour "difficultuer" la langue à l'infini :

Le ne explétif, l'emploi de l'imparfait et du conditionnel en dépit de toute logique, l'emploi arbitraire des propositions à et de, les règles afférentes aux mots composés, les homonymes et bien entendu les règles du participe passé ainsi que les problèmes soulevés par la formation du féminin et du pluriel !

Et puis encore ces curiosités qui, pour Weill, frisent parfois l'absurdité :

Pourquoi dire à la fois "la chaise et le siège" ? Ne devrait on pas écrire "un discours diffamatoir" ? Pourquoi "trophée, gynécée, camée" sont-ils du masculin ? Puisque l'Académie impose dans certains cas "elle a l'air sérieux et content", ne serait-il pas logique de dire "elle a l'air enceint et gros" ? Comment expliquer qu'en français, on dise : "le soleil et la lune" et en allemand : "la soleil et le lune" ? …. Les exemples, selon l'auteur, pourraient être multipliés à l'infini.
Jusque là, malgré une tendance à mélanger les genres, rien de particulièrement révolutionnaire dans les idées weilliennes ? Une autre constatation cependant qui concerne l'affligeante stérilité où se trouve plongé le dictionnaire, conduira l'écrivain à faire preuve de beaucoup plus de hardiesse.
Le français, selon lui, est "la plus pauvre des langues européennes, ceci à l'encontre même de son génie et des efforts de bon nombre d'hommes de lettres, au cours des siècles passés. Au lieu de s'attacher à la tâche que lui avait conseillé d'entreprendre Fénelon, l'Académie, en proie à ses inhibitions coupables, s'est refusée, dans ce domaine comme dans celui de la réforme orthographique et grammaticale, à assumer ses responsabilités en s'obstinant, excepté pour le vocabulaire scientifique, à n'admettre que les mots consacrés par l'usage et les grands écrivains : "Telle qu'elle est, la langue française ressemble à une jeune femme qu'on a stérilisée à dessein, sous prétexte de lui conserver sa beauté ."

Une tâche pressante s'impose par conséquent, celle de réenrichir le lexique . Sur les traces de précurseurs plus ou moins hardis, au seizième siècle, Du Bellay et Ronsard, plus tard Mirabeau, Louis-Sébastien Mercier, Darmesteter, Fourier dont il fut un temps le disciple, jusqu'à l'Académie qui en dépit de sa pusillanimité habituelle, avait fait une déclaration en ce sens en 1762, Alexandre Weill se fera la champion du néologisme.

Une langue n'est parfaite, affirme-t-il, que si elle permet la formation de mots nouveaux à l'aide de la dérivation. Se distinguant par sa simplicité, le procédé, préconisé par l'Anglais Johnson et l'Allemand Adelung, implique la création d'un verbe, d'un substantif, d'un adjectif et d'un adverbe à partir de chaque racine. C'est pourquoi, dépassant les considérations théoriques, l'auteur entreprendra la rédaction d'un dictionnaire pour réintroduire dans la langue tous les termes qui, selon lui, s'y trouvent contenus en puissance. Ce travail de bénédictin, commencé sur le tard, ne dépassera pas la lettre A, et ne tient évidemment compte ni du bon usage,ni des recommandations de l'Académie concernant l'analogie, l'euphonie et la nécessité des termes à créer.

D'où vient, se demande Weill, que l'on puisse dire impotent, invincible, inexorable, implacable, et que l'on ne dise pas potent, vincible, exorable, placable ( …)
Entre la liberté et l'esclavage, il y a illiberté, comme illégalité. Entre la reconnaissance et la pleine ingratitude, il y a irreconnaissance.

A partir du mot doux, on a forgé adoucir, adoucissement. Pourquoi avoir omis adoucisseur, adoucissable, adoucissabilité, termes tout aussi nécessaires et logiques que ceux généralement admis ? l'écrivain récuse le prétexte de la longueur d'un mot ou de son caractère imprononçable .
A ce raisonnement fait suite le passage suivant :
Mais voici l'adjectif amer. Montaigne, Rabelais, Amyot n'eussent pas hésité de former le verbe de l'adjectif et de dire amérir plutôt que de rendre amer. De quel droit dirait-on adoucir si l'on ne peut pas dire amérir ? Ce qu'on appelle l'usage est un prétexte de vieille femme. Il était d'usage aussi d'appeler un protestant un parpaillot et de le brûler. L'usage, c'est de la barbarie. Il n'y a que la logique de vrai et de raisonnable. Du verbe jaillit le substantif amérissement, mot irremplaçable. On dit bien amaigrissement. Je défie tous les grammairiens de le remplacer par une périphrase. Il faudrait le traduire par rendement amer. Non sens ! Un tel a améri l'eau du lac, et je dis : l'amérissement de cette eau a été regardé comme un miracle. S'il l'avait adoucie, le français aurait pu traduire le mot, mais comme il l'a amérie, il faut jeter sa langue aux académiciens. Une fois le mot fait, il y a l'adjectif amérissable : l'eau qui peut être rendue amère…. Un mot pour six … puis le substantif amérissabilité. Tous ces mots se forment naturellement dans l'allemand, dans l'anglais, sans qu'un cuistre quelconque vienne à crier à l'hérésie grammaticale ... Libre à vous de préférer rendre amer à amérir, mais le mot est dans la racine, il est logique, il est français et il est plus concret que tout ce qu'on pourra inventer pour le remplacer.
Ironie du sort ! Les termes d'aéronautique amerrir et amerissage seront créés plus tard, mais à partir d'une racine différente. De même, adoucisseur est un terme d'horlogerie qui fait partie du lexique depuis 1797.

L'initiative audacieuse d'Alexandre Weill dont nous avons apporté ici quelques exemples allaient évidemment susciter, en particulier dans la presse, des réactions sarcastiques contre lesquelles il ne manquera pas de s'élever avec véhémence … Non sans raison, semble-t-il. Car, si l'initiative prête parfois à sourire, on ne saurait nier que dans bien des cas, et malgré certaines outrances et maladresses ( à notre époque qui se caractérise par sa gabegie linguistique, seraient-elles encore considérées comme telles ?) la démonstration de l'écrivain est fondée sur une stricte logique.

En linguistique tout comme en philosophie et en religion, les prétentions d'Alexandre Weill furent celles d'un novateur. Ambitions certes louables mais insuffisantes pour faire de lui l'égal d'un Bopp ou d'un Humboldt. Qu'il n'ait pas toujours réussi à brider son imagination comme néologiste et étymologiste, c'est probable. Mais qu'il ait fait preuve d'initiative condamnable dans ses essais de traduction, cela est moins sûr. En ce domaine, et à la lumière des expériences tentées par des auteurs plus modernes, il peut être considéré comme une sorte de précurseur , sinon de fait, du moins d'intention. L'intérêt de Weill réside avant tout dans le témoignage qu'il apporte, celui d'une curiosité universelle située au carrefour des mondes juif et non juif, à mi-chemin entre les démarches du dilettante et du savant - témoignage d'un homme de lettres ayant cherché inlassablement, dans un siècle positiviste, à réaliser l'unité entre un passé infini de richesses et un avenir porteur de tous les espoirs.

Ouvrages cités d'Alexandre Weill :

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